1 Cet ouvrage est un peu passé inaperçu au moment de sa publication en France. Il est pourtant fort intéressant à relire, surtout pour tous ceux qui se reconnaissent dans les courants hétérodoxes de pensée. La crise que nous traversons lui confère de plus un intérêt tout particulier. James Galbraith, professeur d’économie à l’université duTexas, tout comme son père (décédé en 2006) définissent Thorstein Veblen comme « le génie de la science économique américaine au début du XXe siècle » pour sa théorie connue de la consommation ostentatoire [1] – mais aussi pour son travail sur la prédation qui s’inscrit lui-même dans sa théorie de l’évolution [2] ; nous y reviendrons. Tout d’abord, présentons la structure du livre et sa problématique.
2 Pour James Galbraith, les débats politique et théorique sont totalement faussés : en effet, les néolibéraux se présentent comme les défenseurs du marché libre contre les forces de gauche censées défendre l’État interventionniste et régulateur. Aux yeux de l’auteur, cette opposition n’est que pur construit. Les États-Unis ont été en effet transformés en une « république-entreprise » où l’économie n’est pas régie par les marchés, mais par une coalition de puissants lobbies industriels. Ces derniers sont soutenus par un « État prédateur » qui, loin de limiter son emprise sur l’économie, l’approfondit pour la mettre au profit d’intérêts privés. Le discours officiel, libéral, est un rideau de fumée masquant cette forme perverse d’étatisme. La gauche aurait de son côté trop cédé à l’idéologie du marché libre.
3 L’ouvrage comporte trois parties. La première est un bilan critique des piliers du néolibéralisme. L’auteur s’attaque à la confusion résidant dans le terme libéralisme, qui se réduit à « liberté d’acheter ». Le marché lui-même n’est à ses yeux qu’une négation : c’est un terme applicable au contexte de toute transaction du moment qu’elle n’est pas directement dictée par l’État. Le monde réel est caractérisé par un agent actif qui n’est pas l’individu, mais l’entreprise, la compagnie, la société, bref l’organisation qui s’efforce de contrôler les marchés précisément. James Galbraith s’attaque ensuite aux divers volets des politiques néolibérales, toutes caractérisées par des échecs liés à leur faiblesse théorique : l’économie de l’offre, le monétarisme (« la guerre de l’oncle Milton »), l’équilibre budgétaire, le libre-échange.
4 La deuxième partie, intitulée « L’économie simple des prédateurs et de la proie », a bien des accents vébléniens. L’auteur considère tout d’abord que ce qui subsiste de la prospérité américaine tient à l’héritage institutionnel du New Deal. Le concept d’institution, hérité de Veblen, est ici central. Parmi ces institutions, il envisage le secteur militaire, l’agriculture, la santé, l’enseignement supérieur, le logement et les retraites. Ces institutions non seulement stabilisent l’économie, mais encore contribuent à créer et à reproduire une vaste classe moyenne. En revanche, une autre institution centrale et stabilisante est fortement affaiblie : la grande entreprise, qui jouait un rôle central dans la théorie du père de James dans Le Nouvel État industriel (1967). Elle est affaiblie par quatre phénomènes : la montée du commerce international, la réaffirmation du pouvoir financier, l’externalisation du pouvoir technologique et l’ascension d’une oligarchie dans la classe des cadres supérieurs d’entreprise.
5 Les membres de cette nouvelle classe ont décidé de s’emparer de l’État et de le gérer en fonction de leurs propres intérêts. Ils agissent en prédateurs vis-à-vis des institutions existantes du système issu du New Deal. La métaphore de la prédation est liée à la théorie de l’évolution et elle est issue de l’économie évolutionniste. Pour James Galbraith, Veblen a été oublié trop longtemps, pris en tenaille entre la vision de Karl Marx et celle de Friedrich Hayek. Dans Le Nouvel État industriel, celui des Trente Glorieuses, l’instinct prédateur pouvait être soumis à un contrôle organisationnel durable. Mais le pouvoir s’est à nouveau dispersé vers la finance, les entreprises de haute technologie, les PDG… Cette dispersion a reconnecté le pouvoir à des particuliers et cela a permis la réémergence de la prédation comme trait central de la vie des entreprises. Les organisations pouvaient avoir des objectifs sociaux et techniques complexes ; en général, les individus n’en ont pas. L’État prédateur serait une coalition d’adversaires implacables du cadre réglementé, composée d’entreprises dont les principales activités lucratives concurrencent en tout ou partie les grands services publics issus du New Deal. Il ne s’agit pas d’une lutte entre « l’État » et le « marché », comme l’illustre le secteur de la santé. Il n’est pas question de rendre ce dernier en totalité au privé, mais de trouver des solutions institutionnelles permettant de maximiser les profits des entreprises pharmaceutiques et des compagnies d’assurances privées. Les prestations du système public (Medicare) contribuent à garantir le paiement d’un prix de monopole sur les produits pharmaceutiques, tout en transférant la facture à l’ensemble des contribuables ! Des analyses similaires peuvent être conduites concernant l’école, l’enseignement supérieur, les retraites, le financement du logement et de la consommation. Dans ce dernier domaine, la mise en œuvre de prêts hypothécaires a stimulé tout à fois l’acquisition de logements à crédit par les classes moyennes et populaires – le crédit à la consommation gagé sur la valeur des maisons – et une intense spéculation immobilière soutenue par la banque centrale et les pouvoirs publics. Le nouveau cadre institutionnel a permis les prêts subprimes et la crise financière majeure qui en a été la conséquence à partir de 2007.
6 La réglementation ayant perdu ses défenseurs (les syndicats, par exemple), sous l’influence de la désindustrialisation et de la mondialisation, nous avons vu émerger une « république-entreprise » totalement soumise aux intérêts des lobbies et de cette nouvelle classe prédatrice. Cette prédation est l’ennemie de l’entreprise honnête et indépendante, et particulièrement de l’entreprise durable, celle qui veut simplement vendre à la population et gagner convenablement sa vie à long terme. L’État prédateur ne prendra fin que lorsque la partie la plus raisonnable et progressiste du monde des entreprises le voudra vraiment, et sera prête à unir ses forces à celles des syndicats, des consommateurs, des environnementalistes et d’autres groupes sociaux mobilisés pour briser les prédateurs.
7 La troisième et dernière partie est consacrée au combat contre ces derniers. James Galbraith critique les solutions du type « troisième voie » à gauche, qui consistent à coller le plus possible aux solutions de marché. La gauche contemporaine fait fausse route en ne voulant pas miner l’autorité du marché et en ne s’attaquant qu’à ses prétendues défaillances. Pour l’auteur, seule la planification est susceptible de régler les problèmes qui se posent à l’humanité : inégalités, chômage, lutte contre les grandes catastrophes telle Katrina à la Nouvelle-Orléans… L’autre volet de l’intervention doit se situer dans la fixation de normes en matière de prix, de salaires, de sécurité, d’environnement. Et les États-Unis pourraient jouer un rôle moteur dans cette réorientation de l’économie et de la société en utilisant les marges de manœuvre que leur offre la suprématie du dollar, qui leur permet un financement quasi illimité de leurs dépenses pour le moment… Mais pour combien de temps ?
Livres reçus par la rédaction
- Ce que les banques vous disent et pourquoi il ne faut presque jamais les croire Pascal Cafin Paris, Les petits matins, 2012, 127 pages ISBN : 978-2-36383-000-5
- Le Passage à l’Europe. Histoire d’un commencement Luuk Van Middelaar Paris, Gallimard, 2012, 479 pages ISBN : 978-2-07-013033-7
- Inévitable protectionnisme Franck Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger et Adrien de Triconot Paris, Gallimard, 2012, 243 pages ISBN : 978-2-07-013484-7
- À quoi servent les sciences humaines (III) Tracés. Revue de Sciences humaines Hors série, 2011, 268 pages ISBN : 978-2-84788-232-7