Notes
-
[1]
Pour une présentation détaillée des gender studies, voir Bereni L. et al., Introduction aux Gender Studies. Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2008.
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[2]
« what a culture makes of sex - it is the cultural transformation of male and female infants in adult men and women », p. 46 (traduction de Pauline Gandré).
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[3]
Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
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[4]
Le fait de faire de l’hétérosexualité la norme.
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[5]
Duru-Bellat M., L’École des filles, quelle formation pour quels rôles sociaux ?, Paris, L’Harmattan, 2004.
-
[6]
Les sociologues britanniques David Bloor et Harry Collins sont les représentants les plus connus de deux courants de la sociologie des sciences : le programme fort pour le premier et le programme empirique du relativisme pour le second. Tous deux s’attaquent au contenu même des sciences au prisme de la sociologie.
-
[7]
Rose H., Love, Power and Knowledge : Toward a Feminist Transformation of the Sciences, Cambridge, Polity Press, 1994.
-
[8]
« A particular social structure – the legal subordination of women to men – seemed so natural to Linnaeus that he inadvertently made it an organizing principle of his botanical taxonomy », p. 153 (traduction de Pauline Gandré).
-
[9]
« Much of the imagery he used in delineating his new scientific objectives and methods derives from the courtroom, and, because it treats nature as a female to be tortured through mechanical inventions, strongly suggests the interrogations of the witch trials and the mechanical devices used to torture witches » p. 69 (traduction de Pauline Gandré).
-
[10]
Najmabadi A., « Beyond the Americas : Are Gender and Sexuality Useful Categories of Historical Analysis ? », Journal of Women’s History, vol. XVIII, n° 1, 2006, p. 11 à 21.
-
[11]
Harding S., « Is Science Multicultural ? Challenges, resources, opportunities, Uncertainties » in Lederman M., Bartsch I., The Gender and Science Reader, London, Routledge, 2001.
Un champ particulier des gender studies
Que sont les gender studies ?
1 L’expression anglaise gender studies, parfois traduite en français par « études sur le genre » mais souvent conservée telle quelle, désigne un ensemble de travaux principalement anglo-saxons qui connaissent un important développement depuis le milieu des années 1980, autour de figures emblématiques telles que Judith Butler et Evelyn Fox Keller [1]. Ces études s’appuient sur des approches disciplinaires multiples, à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie, des sciences politiques et de l’histoire notamment, et recouvrent une importante dimension politique et revendicative.
2 Le postulat de départ des gender studies est l’idée que le genre est la construction sociale du sexe biologique, ce dernier devant donc être dénaturalisé pour comprendre la reproduction sociale des stéréotypes. Pour Evelyn Fox Keller, le genre est « ce qu’une culture fait du sexe – c’est la transformation culturelle d’enfants mâles et femelles en hommes et femmes adultes [2] » [1] [3]. C’est donc la façon dont la socialisation, et plus généralement l’ensemble des mécanismes sociaux, entraînent des comportements différenciés chez les hommes et les femmes. Il ne s’agit néanmoins pas de présenter le sexe biologique comme un invariant par opposition au sexe culturel (le genre), qui lui dépendrait des représentations sociales, mais plutôt de montrer que le genre précède le sexe. En parallèle, ces études dénoncent aussi l’hétéronormativité [4].
3 Ces recherches ont pris pour objet d’étude des champs très divers, comme la littérature, le cinéma, la sphère domestique, la division du travail, et, depuis le milieu des années 1990, le domaine scientifique. Les « sciences de la vie » (biologie, médecine, zoologie, etc.) ont fait l’objet d’une attention particulière.
Les recherches antérieures sur les femmes et les sciences
4 Il existe un certain nombre de travaux sur les femmes dans les sciences antérieurs aux gender studies. Ils mettent avant tout en évidence la faiblesse numérique relative des femmes dans les études et la pratique scientifiques, que ce soit au niveau scolaire, universitaire ou professionnel, à différentes époques. Pour donner quelques chiffres sur le cas français, on peut ainsi reprendre ceux proposés par Marie Duru-Bellat [5] dans son ouvrage sur l’influence du système éducatif dans la construction des rôles sociaux genrés. Elle mentionne ainsi certains chiffres selon lesquels en 2001-2002, il y avait 83 % de filles en terminale L, 64 % en ES et 44 % en S. Les baccalauréats technologiques sont encore plus genrés puisque les sections du tertiaire rassemblent 62 % de filles alors que les filières des sciences et techniques industrielles n’en comptent que 7,6 %. En ce qui concerne les études supérieures, les filles se dirigent majoritairement vers les facultés de lettres, de langues, de sciences humaines et de droit. Par ailleurs, les filles dotées d’un baccalauréat scientifique s’orientent moins souvent vers les études scientifiques que les garçons.
5 Ces premières études sur les femmes et les sciences portent également sur les barrières sociales et institutionnelles à l’origine de la discrimination subie par les femmes dans ce domaine. Elles soulignent le rôle de la socialisation différenciée qui mène à un manque de confiance de ces dernières, ainsi que le fait que les femmes sont considérées comme des mères en devenir.
6 Ces recherches s’apparentent alors simplement à des travaux statistiques, historiques et sociologiques sur l’étude et sur la pratique des sciences par les femmes. Les travaux à l’intersection des gender studies et des études sur la science vont aller beaucoup plus loin en s’attaquant au contenu scientifique lui-même, aux résultats ainsi qu’à leur présentation. Ils proposent des théories beaucoup plus subversives puisque, à l’image de la sociologie des sciences menée par des chercheurs comme Bloor et Collins [6], ces travaux montrent que ledit contenu n’est pas indépendant du contexte social de sa production, et qu’il crée et perpétue ainsi des stéréotypes de genre.
L’importance du champ scientifique dans une approche en termes de genres
7 Pourquoi les gender studies se sont-elles penchées sur le domaine scientifique ? Avant tout parce que les sciences de la vie permettraient tout particulièrement de distinguer ce qui relève de l’ordre du biologique, ce qui est prédéterminé, de ce qui est socialement construit. C’est la science qui biologise les différences liées au sexe, surtout depuis le « tournant biologique » évoqué par Rose [7], qui tire sa légitimité du fait qu’hommes et femmes sont chromosomiquement différents.
8 Un certain nombre de courants distincts se sont donc intéressés à la façon dont les valeurs genrées sont produites et reproduites dans les sciences, et ont contribué à remettre en cause notre vision d’une science absolument objective et indépendante du contexte social.
La production et la reproduction des différences genrées
9 Le résultat principal des gender studies dans le domaine des sciences est de mettre au jour le fait que les sciences contribuent à la construction des différences genrées, en les produisant et les reproduisant, notamment par le biais de classifications, d’un langage et de métaphores qui lui sont spécifiques.
L’existence de classifications scientifiques genrées
10 Différents travaux s’apparentant au courant des gender studies montrent que le genre est en réalité un principe qui structure l’interprétation des résultats scientifiques. L’exemple de certaines classifications en est révélateur. Schiebinger développe ainsi l’exemple de la taxinomie botanique proposée par Carl Linnaeus en 1737 [2]. Elle montre que cette classification est fondée sur une division entre les éléments femelles et mâles au sein du règne végétal. Linnaeus développe l’idée d’un mariage des plantes au sein duquel les éléments mâles sont ceux qui déterminent la hiérarchie du règne végétal, sans justification scientifique particulière. Linnaeus applique en fait au règne végétal un principe de la structure sociale de son époque : celui de la soumission des femmes aux hommes dans le cadre du mariage. Schiebinger écrit ainsi qu’« une structure sociale particulière – la subordination légale des femmes aux hommes – semblait tellement naturelle à Linnaeus qu’il en a fait par inadvertance un principe structurant de sa taxinomie botanique [8] ». Cet exemple montre donc comment les distinctions de genre dans les classifications mêmes de la science sont naturellement reproduites. Le langage scientifique lui-même, utilisé pour interpréter et présenter les résultats, est un autre médiateur de cette reproduction.
Le rôle du langage et des métaphores scientifiques
11 Les gender studies appliquées aux sciences soulignent la dimension symbolique dont est porteur le langage scientifique, notamment à travers les métaphores utilisées dans les comptes rendus expérimentaux. L’article d’Emily Martin [3] constitue un exemple canonique de ce genre d’études. Il montre bien comment le discours genré peut créer des distorsions dans les résultats scientifiques. L’auteure met en exergue la façon dont la fécondation a longtemps été décrite comme un processus au cours duquel l’ovule attend passivement d’être fécondé par le spermatozoïde le plus conquérant – reproduisant le stéréotype de la passivité féminine et de la bravoure masculine. En s’appuyant sur le vocabulaire employé dans les comptes rendus scientifiques, elle démontre que la littérature scientifique reproduit l’image de la femme en détresse et de son sauveur pour décrire la fécondation. Martin s’intéresse également aux changements intervenus dans ces représentations. Elle remarque que les conclusions scientifiques récentes conduisent désormais à penser que c’est l’ovule qui piège les spermatozoïdes, qu’il est l’élément actif dans le processus de fécondation. Ce gamète femelle y est décrit comme agressif, reproduisant, d’après Martin, un nouveau stéréotype : celui de la « femme fatale ». De la même façon, dans un autre article, Martin [4] montre que la menstruation est présentée comme un échec – l’échec de la fécondation de l’ovule – et non pas comme une réussite – celle de la réussite à contrôler sa maternité. En revanche, la sécrétion des spermatozoïdes est toujours présentée de manière valorisante dans la littérature scientifique.
12 De façon semblable, Ilana Löwy, une des rares représentantes françaises des gender studies appliquées aux sciences, rapporte que le corps féminin est présenté dans le champ biologique comme malade et fragile par rapport à celui de l’homme [5]. Par ailleurs, cette perception n’est plus seulement le fruit du langage mais aussi celui de la médicalisation d’un certain nombre de phénomènes naturels. Ainsi, la pilule contraceptive, le traitement des symptômes prémenstruels, l’assistance médicale à la procréation et le traitement hormonal de la ménopause sont autant d’éléments qui contribuent à construire cette représentation.
13 Au travers de ces exemples, il apparaît donc que la culture influence la façon dont on voit et décrit la nature dans les sciences au moyen du langage et des métaphores scientifiques. Si les résultats empiriques dans le domaine des gender studies appliquées aux sciences font l’objet d’un certain consensus, en revanche leur interprétation et leurs implications concernant la possibilité d’une science féministe diffèrent fortement selon les courants.
Pour une science féministe ?
14 La question posée par ces études est alors la suivante : le discours genré, qui s’exprime au sein même de la pratique scientifique, est-il seulement une conséquence de méthodes scientifiques qui sont mal appliquées en pratique, et qui créent des distorsions ? Ou est-il inhérent aux sciences remettant ainsi en cause les valeurs de la science occidentale moderne, comme l’objectivité ?
Un biais genré inhérent à la science
15 Le courant le moins extrême des études féministes sur les sciences, le feminist empiricism, répond positivement à la première question. Pour ses tenants, le sexisme dans les sciences peut être éliminé par l’application rigoureuse et systématique de méthodes véritablement scientifiques. L’idée sous-jacente est que l’on peut séparer la science des effets distorsifs du contexte social et que ceux-ci sont uniquement la conséquence d’une mauvaise application des méthodes et des principes scientifiques.
16 Ce point de vue continue à considérer la science comme parfaitement objective et dénonce simplement le fait qu’empiriquement, la pratique de la science est biaisée. On peut toutefois se demander pourquoi ce travail critique sur les sciences et le genre a principalement été mené par des femmes, qui plus est par des femmes intéressées par les questions féministes. Le fait d’être une femme ne constituerait-il pas un avantage pour comprendre la construction du genre dans les sciences ? En ce sens, on peut alors penser que la science elle-même est chargée de valeurs, qu’elle est genrée, et que ses résultats dépendent en partie des représentations sociales véhiculées. Les conclusions mises en évidence ci-dessus ne semblent en effet pas seulement être liées à une mauvaise pratique de la science : elles semblent aussi être inhérentes à la nature de la science.
La volonté d’établir une science féministe
17 Pour d’autres approches féministes, les valeurs et la méthode idéale associées aux sciences sont socialement construites. Dès lors, des considérations épistémologiques doivent aussi être prises en compte. Deux courants en particulier défendent la nécessité d’établir une science féministe : le standpoint feminism et le difference feminism.
18 Le premier considère que le fait d’être une femme confère une position privilégiée pour comprendre les problématiques de genre dans les sciences. L’expérience de la discrimination rend les femmes plus à même de discerner les pratiques et les discours traversés par des stéréotypes de genre. Ce courant appelle donc de ses vœux l’émergence d’une autre science, une science féministe, qui met au jour et corrige la reproduction des stéréotypes. Il va encore plus loin puisque ses représentants prônent l’idée que l’approche masculine et l’approche féminine des sciences sont forcément différentes : les hommes et les femmes pratiquent donc des sciences porteuses de valeurs différentes.
19 Caroline Merchant montre ainsi comment Francis Bacon a imposé une épistémologie masculine des sciences au XVIIe siècle, menant à la conception moderne biaisée d’une science complètement objective, avant qu’elle ne soit remise en cause par les premières études sociologiques des sciences [6]. Chez Bacon, la science est une tentative masculine de prendre le contrôle d’une nature féminisée et présentée comme réticente. Ainsi, pour Merchant : « La majeure partie de l’imagerie qu’il a utilisée pour délimiter ses nouveaux objectifs et ses méthodes scientifiques est issue du monde du tribunal, et, parce qu’il traite la nature comme une femelle qui doit être torturée au moyen d’inventions mécaniques, elle rappelle fortement les interrogatoires lors des procès faits aux sorcières et les appareils mécaniques utilisés pour les torturer [9]. » Au contraire, une science féministe est subjective, attentive au rythme des organismes vivants et à leurs spécificités. Keller montre ainsi que Barbara McClintock, prix Nobel de médecine en 1983, a élaboré une science originale, prenant le temps d’observer patiemment le matériel génétique, essayant de développer une forme d’empathie, de comprendre ce qu’il « ressent ». De même, Haraway explique à quel point l’étude des comportements des primates menée par des femmes est différente de celle menée par des hommes [7]. Ces derniers analysent les comportements au prisme des rapports de force entre mâles pour conquérir des femelles passives, alors que les primatologues femmes s’intéressent aux comportements quotidiens de communication et d’activités de survie de base, expliquant différemment la construction et l’organisation des sociétés de primates.
« Compter au-delà de deux »
20 Il est cependant très difficile de déterminer de façon empirique quelle pratique scientifique est spécifiquement masculine ou féminine. Surtout, cette tentative de distinction risque de s’apparenter à une nouvelle essentialisation des différences entre hommes et femmes. Keller, dans l’article déjà cité, montre en ce sens que différentes étapes ont été franchies au sein des gender studies, avant qu’une impasse ne soit atteinte. La première étape s’est traduite par une opposition à la dichotomie traditionnelle entre les sexes : les femmes doivent participer aux sciences au même titre que les hommes et elles produisent les mêmes résultats scientifiques. Keller fait néanmoins valoir l’argument suivant : une fois encore, les hommes sont la référence, la capacité des femmes à participer aux pratiques scientifiques est rapportée et évaluée au prisme de celle des hommes, ce qui confirme finalement la domination masculine. Le deuxième pas a consisté à décrire l’objectivité comme une valeur masculine, et à promouvoir la subjectivité en la présentant comme une façon féminine de faire de la science. C’est ce que Keller appelle le one-two step. Or le passage d’une science unique à deux sciences – et donc, à nouveau, à deux sexes – risque de conduire à une certaine forme de ré-essentialisation. Keller parvient finalement à trouver une alternative en proposant d’apprendre à compter au-delà de deux, à être attentif à la diversité des formes scientifiques dans leur ensemble, sans se centrer sur la ligne de fracture floue entre deux genres. La position de Keller est donc empreinte d’un certain relativisme – qu’elle dénonce pourtant, et pourra être complétée par les approches « anti-essentialistes » du genre et de la science.
Le genre comme une relation construite dans la pratique de la science
21 Les approches « anti-essentialistes » soulignent le fait que le genre n’est pas une donnée, mais une relation qui trouve son sens dans la pratique de la science elle-même, en interaction avec d’autres variables trop souvent ignorées par les approches féministes. Dans ce cadre, la science est l’un des espaces où sont créées et renégociées les relations de pouvoir symbolique. Haraway, principale représentante de ce courant, dénonce le mythe du « témoin scientifique modeste », témoin dont les caractéristiques individuelles disparaîtraient dans la pratique scientifique, dans l’idéal d’objectivité [8]. En s’appuyant sur l’exemple des expériences menées par Boyle dans l’Angleterre du XVIIe siècle, elle montre que les caractéristiques individuelles, comme le fait d’être un homme d’un statut social élevé, sont au contraire essentielles pour comprendre ce qui a justement permis à Boyle d’acquérir ce statut de scientifique objectif. Les différentes variables, telles que le genre, sont construites dans cette tentative d’éliminer leur visibilité dans le cadre de relations de pouvoir. Le laboratoire apparaît comme le lieu de « la culture de la non-culture » pour traduire l’expression d’Haraway, où sont gommés tous les signes d’appartenance culturelle au profit d’une fausse objectivité. Ainsi, le genre est une relation qui n’appartient pas plus aux femmes qu’aux hommes. C’est au contraire une relation où les uns se définissent par rapport aux autres. L’influence du genre ne préexiste donc pas, puisqu’elle est construite dans le laboratoire, au même titre que d’autres lignes de fracture comme les différences de génération, de classe et de nation notamment. On peut alors se demander quels peuvent être les effets politiques et sociaux concrets d’une science féministe.
Les implications politiques et sociales d’une telle science
22 Des exemples historiques, même antérieurs à une véritable théorisation de la nécessité d’une science féministe, peuvent illustrer les effets politiques et sociaux des mouvements de femmes sur les pratiques scientifiques. Ainsi, Ilana Löwy [9] étudie la façon dont les mouvements féministes aux États-Unis ont changé la médecine. Elle montre que le Women Health Movement lancé dans les années 1969- 1975 à Boston, Los Angeles et Chicago a permis de nombreuses évolutions. On étudiait alors les problèmes de santé sur un « homme moyen », la plupart des essais cliniques étant effectués sur des hommes et ne tenant pas compte des problèmes de santé des femmes. Aujourd’hui, le National Institute of Health américain consacre autant d’efforts aux recherches pour les hommes et pour les femmes ; il a ouvert un département consacré aux recherches sur la santé des femmes et a mis en place un programme spécifique : le Woman Health Initiative. L’homme moyen des études cliniques est donc remplacé par un individu sexué. Ces mouvements de femmes ont aussi eu d’autres effets, en ce qu’ils ont permis de diffuser une nouvelle conception de la médecine, centrée sur les expériences des patientes, notamment en matière de grossesse, de sexualité, etc. et non plus seulement sur le savoir médical expert. Ainsi, le livre Nos corps, nous-mêmes publié en 1970 par des femmes comparant leurs expériences personnelles au savoir expert a eu d’importantes répercussions au niveau international. Néanmoins, les effets politiques et sociaux de ces mouvements de femmes sont moins nets dans les autres pays, notamment parce que dans la plupart d’entre eux les études sur le genre ne sont pas institutionnalisées, et encore moins celles à la croisée entre genre et sciences – comme en France.
23 Cet exemple montre bien comment la prise en compte du genre peut avoir des effets sur le changement social dans un cadre scientifique. Les « études sur le genre » ne consistent pas à nier toute différence biologique entre hommes et femmes, mais permettent la mise au jour des différences socialement construites qui mènent à des inégalités et à des discriminations – dissimulées derrière une neutralité de façade. Toutefois, si les gender studies appliquées aux sciences sont porteuses d’implications politiques concrètes, elles font également preuve de certaines insuffisances.
Les insuffisances de ces approches
Penser le genre en relation avec d’autres variables
24 Les approches qui s’intéressent aux différences genrées dans les sciences se concentrent sur ces dernières, alors même que, comme le montre Haraway, les identités sont fragmentées autour d’un grand nombre d’autres variables – comme l’âge, la nation, l’origine ethnique ou encore la classe sociale –, qui peuvent être tout aussi structurantes dans les pratiques scientifiques. Il importe de ne plus penser au genre que sur le mode d’une opposition homme/ femme ou masculinité/féminité, comme le recommande Najmabadi en soulevant une question délibérément provocante : « Au-delà des Amériques : est-ce que le genre et la sexualité sont des catégories utiles pour l’analyse historique ? [10] » Dans d’autres cultures, la masculinité adulte est définie non pas en opposition à la féminité adulte mais en opposition à la masculinité adolescente. Il faut donc particulièrement prendre en compte la dimension multiculturaliste de la science, par opposition aux gender studies qui se concentrent principalement sur l’influence des stéréotypes de genre sur la version occidentale contemporaine de la science. Pour enrichir les gender studies appliquées à la science, il importerait de s’intéresser davantage à d’autres situations historiques et géographiques, comme celles de la Chine et de l’Inde, et de remettre en question la vision monopolistique de la science. « Compter au-delà de deux », ce pourrait aussi être cela. Comme le suggère Sandra Harding [11], les conclusions des gender studies pourraient être utilisées pour nuancer, voire remettre en cause cette vision restrictive de la science.
25 Enfin, une autre critique essentielle peut être émise à l’encontre des gender studies dans le champ scientifique : elles tendent à exclure complètement les hommes de leur grille d’analyse.
Où sont les hommes ?
26 Les gender studies sont très majoritairement réalisées par des femmes, pour des femmes, et elles tendent à amalgamer genre et femmes, à associer le concept de genre aux femmes. Ces études critiquent l’absence des femmes dans certains champs scientifiques et l’hégémonie des valeurs masculines, et utilisent leurs résultats dans une perspective féministe, politique et revendicative. Cela les conduit bien souvent à exclure les hommes de toute réflexion sur le genre. Peu d’intérêt est porté à l’absence des hommes dans certains domaines et aux préjugés auxquels ils doivent faire face, au même titre que les femmes. Pourtant, étudier le cas des hommes permet également de comprendre les différences genrées dans le cadre scientifique, comme l’illustrent certains travaux récents qui restent minoritaires. Par exemple, Oudshoorn [10] s’intéresse aux essais sur la pilule contraceptive masculine organisés par l’OMS à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Elle montre que les participants interrogés sur les raisons de cette démarche se réfèrent à la notion de responsabilité et expliquent qu’ils veulent aider leur partenaire. L’auteure souligne que dans ce champ, par définition féminin, les hommes participant à ces essais renégocient l’identité masculine traditionnelle, rendant également possible un certain changement social.
27 Finalement, il apparaît important que ces approches fassent leur propre sociologie et améliorent leur réflexivité afin d’éviter l’écueil d’une ré-essentialisation du genre et d’une exclusion des hommes. Il est vrai que le point de vue féminin est un point de vue privilégié pour les études sur le genre, comme le souligne la standpoint theory, mais il ne l’est que dans la mesure où il a conscience d’être un point de vue biaisé.
28 L’utilisation de l’outil analytique de « genre » dans le champ scientifique permet de montrer comment la science moderne occidentale elle-même, a priori exempte de tout soupçon, n’est pas un ensemble universel de pratiques et de résultats. Elle participe en effet de cette production et de cette reproduction de différences genrées par le biais des classifications, du langage et des métaphores scientifiques notamment. La présentation des résultats scientifiques dépend dans une certaine mesure des caractéristiques individuelles des personnes qui pratiquent la science, qui ne sont pas de « modestes témoins ». La science est structurée par des relations de pouvoir menant à une renégociation constante des relations de genre. L’enjeu épistémologique est alors celui de la création d’une science féministe grâce à la position privilégiée liée au fait d’être une femme. Il importe alors de mieux prendre en compte les interactions du genre avec d’autres variables et de ne pas faire un amalgame entre le genre et les femmes. Ces pistes semblent donc suggérer l’importance d’inviter la sociologie dans le laboratoire, afin que les scientifiques aient conscience des biais qui existent dans leurs pratiques, sans prendre pour point de départ l’idée que la science est complètement indépendante de toute construction sociale.
Bibliographie
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- MARTIN E., in Robbins R.H. and S.N. Larkin, Cultural Anthropology, A Problem-Based Approach, Toronto, Thomas Nelson Edition, 2007.
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Notes
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[1]
Pour une présentation détaillée des gender studies, voir Bereni L. et al., Introduction aux Gender Studies. Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2008.
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[2]
« what a culture makes of sex - it is the cultural transformation of male and female infants in adult men and women », p. 46 (traduction de Pauline Gandré).
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[3]
Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
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[4]
Le fait de faire de l’hétérosexualité la norme.
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[5]
Duru-Bellat M., L’École des filles, quelle formation pour quels rôles sociaux ?, Paris, L’Harmattan, 2004.
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[6]
Les sociologues britanniques David Bloor et Harry Collins sont les représentants les plus connus de deux courants de la sociologie des sciences : le programme fort pour le premier et le programme empirique du relativisme pour le second. Tous deux s’attaquent au contenu même des sciences au prisme de la sociologie.
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[7]
Rose H., Love, Power and Knowledge : Toward a Feminist Transformation of the Sciences, Cambridge, Polity Press, 1994.
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[8]
« A particular social structure – the legal subordination of women to men – seemed so natural to Linnaeus that he inadvertently made it an organizing principle of his botanical taxonomy », p. 153 (traduction de Pauline Gandré).
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[9]
« Much of the imagery he used in delineating his new scientific objectives and methods derives from the courtroom, and, because it treats nature as a female to be tortured through mechanical inventions, strongly suggests the interrogations of the witch trials and the mechanical devices used to torture witches » p. 69 (traduction de Pauline Gandré).
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[10]
Najmabadi A., « Beyond the Americas : Are Gender and Sexuality Useful Categories of Historical Analysis ? », Journal of Women’s History, vol. XVIII, n° 1, 2006, p. 11 à 21.
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[11]
Harding S., « Is Science Multicultural ? Challenges, resources, opportunities, Uncertainties » in Lederman M., Bartsch I., The Gender and Science Reader, London, Routledge, 2001.