Notes
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[1]
Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
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[2]
Gauchet M., « Essai de psychologie contemporaine », Le Débat, n° 99 et n° 100, avril et août 1998.
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[3]
Vigarello G., « Les vertiges de l’intime », Esprit, février 1982.
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[4]
Lipovetsky G., L’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1984.
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[5]
Castelain Meunier C., Les Métamorphoses du masculin, Paris, PUF, 2006.
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[6]
Weber M., L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, coll. « Agora », Pocket, 1989 (1905).
-
[7]
Blumer H., « Sociological Implications of the Thought of George Herbert Mead », American Journal of Sociology, n° 71, n° 5, 1966, p. 535 à 544.
-
[8]
Chapoulie J.-M., « Everett C. Hughes et le développement du travail de terrain en sociologie », Revue française de sociologie, vol. 25, n° 4, 1984.
-
[9]
Gold R.L., « Roles in Sociological Field Observations », Social Forces, vol. 36, n° 3, mars 1958, p. 217 à 223.
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[10]
Bujon T., « Devenir boxeur : travail au corps, travail du corps », Carnets de bord, n° 10, décembre 2005, p. 93 à 103.
-
[11]
Weber F., Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, INRA-Éditions de l’EHESS, 1989.
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[12]
Wacquant L., Corps et Âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, coll. « Mémoires sociales », Agone, 2000.
1 Au XIXe siècle, essentiellement en Allemagne, la sociologie a été marquée par la « querelle des méthodes » : doit-elle s’inspirer des sciences de la nature, ou au contraire, son objet étant particulier, proposer une méthode de recherche propre, les phénomènes sociaux n’étant pas réductibles aux phénomènes naturels ? En France, la conception durkheimienne selon laquelle il est nécessaire de traiter les faits sociaux comme des « choses » a longtemps prévalu, avec un sens particulier de la causalité : si le sociologue souhaite adopter une démarche scientifique, il lui importe de considérer qu’à un même effet correspond toujours une même cause, grâce à la méthode des « variations concomitantes ». Cela nécessite l’utilisation de la statistique, représentative d’un « holisme méthodologique ». Si cette « querelle des méthodes » n’a pas vraiment eu lieu entre sociologues français et allemands, nous pouvons malgré tout opposer à cette conception « explicative » celle « compréhensive » de Georg Simmel ou encore de Max Weber. Selon Simmel, « les processus observables, qu’ils soient politiques ou sociaux, économiques ou religieux, juridiques ou techniques, ne nous paraissent intéressants et compréhensibles que parce qu’ils sont les effets et les causes de processus psychiques. Si l’histoire n’est pas un simple spectacle de marionnettes, elle ne peut être autre chose que l’histoire de processus mentaux » [1, p. 57] [1].
2 Pour lui, toute étude sociologique ne peut s’épargner une analyse des faits psychiques et de la conscience, et renvoie donc à une perspective plus individuelle se centrant sur l’acteur et ses motivations. En effet, les faits individuels ne sont pas totalement déterminés et ne peuvent se réduire au produit de processus externes régis par des « lois » ; il convient avant tout de saisir le sens de l’action, dans une perspective dite alors « compréhensive ». Toutefois, la compréhension n’est pas ici une pure restitution du réel, car Simmel pense que le travail sociologique consiste aussi à rechercher des relations de causalité entre les phénomènes sociaux. Simplement, ces causes doivent être recherchées, non dans des phénomènes extérieurs aux individus, mais dans les états de conscience individuels et surtout dans les interactions individuelles, et doivent rester probabilistes.
3 De ce fait, dans toute démarche de recherche sociologique, explication et compréhension ne font qu’un, puisque l’individu et la société font partie d’une même configuration sociologique. Autrement dit, vouloir opposer l’un à l’autre n’a pas de sens épistémologique, théorique et méthodologique, comme le rappelle la définition de la sociologie donnée par Weber : « Nous appelons sociologie […] une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par « activité » un comportement humain […] quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité « sociale », l’activité qui, d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. » [2, p. 4]
4 Par contre, adopter une telle posture scientifique en sociologie ne signifie pas ne pas privilégier davantage un des deux pôles de cette configuration sociologique : en fonction du thème et des hypothèses de recherche, de la théorie associée et des préférences du sociologue, ce dernier peut être amené à pencher pour une analyse de nature plus microsociologique, ou au contraire, plus macrosociologique. C’est notre cas : dans le cadre de la rédaction d’une thèse portant sur l’analyse sociologique du sens sexué de la pratique masculine du bodybuilding, nous avons choisi de nous situer au plus près des acteurs dans une perspective microsociologique, et d’adopter une démarche plutôt « compréhensive ». Quels peuvent être par conséquent la pertinence et l’utilité de ce choix méthodologique et scientifique pour un tel objet d’étude ?
5 Nous tentons au cours de cet article de répondre à cette interrogation à travers trois axes : nous évoquons d’abord l’objet de notre recherche qui a influencé nos choix méthodologiques et scientifiques. Ces derniers sont présentés plus précisément dans les deuxième et troisième axes, où nous traitons respectivement de l’observation directe et de l’entretien, qui sont des techniques largement complémentaires.
Le sens sexué d’une pratique sportive extrême
6 L’objet de notre recherche sociologique portesur la déstabilisation de l’identité sexuée masculine vécue ou ressentie par certains hommes au cours de la période postmoderne. Certains d’entre eux, pour résoudre cette problématique, ont alors choisi la pratique du bodybuilding, activité sportive individuelle ayant pour but de « construire son corps » en développant une musculature la plus volumineuse et « sèche » possible, attributs jugés spécifiquement masculins.
Un ordre sexué plus égalitaire dans la société française contemporaine ?
7 Essentiellement à partir des années 1960, un nouvel « ordre sexué » [3] semble se mettre en place au sein de la société française, où l’affirmation identitaire des femmes et la progression de l’égalité concrète des genres ébranlent « l’arrangement des sexes » [4] de l’ordre précédent, davantage fondé sur la domination masculine et sur un mode de fonctionnement patriarcal. Un ordre sexué fondé sur la « valence différentielle des sexes » [5] laisserait la place à une autre configuration d’apparence plus égalitaire. Se déconstruirait alors progressivement une conception androcentrique de la société [6], avec pour conséquenceune certaine dévalorisation sociale des hommes, qui s’apparente même à l’extrême pour certains à une « castration symbolique ». Certaines avancées réelles amènent à repenser les concepts, et surtout les rapports entre égalité et altérité de genre, pour les intégrer dans un cadre plus égalitaire, que ce soit par le biais de la reconnaissance ou de la négation des différences. D’ailleurs, pour Christine Guionnet et Erik Neveu, ce « processus de civilisation peut, pour partie, être lu comme processus de féminisation. Un ensemble de ressources (force, agressivité), de comportements qui étaient profondément liés aux représentations successives de la masculinité, se trouvent graduellement dévalorisés ou contraints à des expressions euphémisées ou refoulées vers les arrière-scènes de la vie sociale » [7, p. 343]. D’où le fait que pour Irène Théry [8], l’essentialisation en hiérarchie des différences de genre a sans doute été contredite de façon définitive, en Occident du moins. En tous les cas, ces évolutions amènent à une remise en cause de la domination masculine comme « allant de soi » et conduisent à un rapprochement des définitions traditionnelles du masculin et du féminin, qui s’apparente pour certains à une « révolution anthropologique » [2].
8 Pourtant, des tendances contraires se manifestent également : de nombreuses inégalités ou discriminations en défaveur des femmes demeurent, aussi bien dans la sphère domestique que dans la sphère professionnelle, les deux d’ailleurs allant souvent de pair. Dans leur ensemble, les femmes continuent d’occuper majoritairement des emplois moins valorisants que les hommes, en lien notamment avec la persistance d’une segmentation sexuée du marché du travail, et sont davantage touchées par le chômage et la précarité (voir l’article d’Anna Châteauneuf-Malclès dans ce numéro). Les femmes sont également toujours victimes de discriminations renvoyant à l’idée d’un « plafond de verre », autrement dit des barrières invisibles, ce qui accroît le sentiment de « frustration relative ».
9 De ce fait, ces éléments montrent que de profondes inégalités de genre demeurent, qui posent la question de la réalité d’une amélioration continue de la place et du statut des femmes conduisant mécaniquement à un effacement total des inégalités entre les sexes, sur les plans quantitatif comme qualitatif. En d’autres termes, le processus d’égalisation des conditions et des situations entre les hommes et les femmes n’est pas linéaire, évolutionniste et encore moins téléologique : des obstacles et des résistances à l’égalité persistent, sachant que toute évolution de l’ordre sexué est fonction de rapports de force dont l’issue n’est pas prédéterminée et demeure très précaire. Dans ce cadre, le pouvoir et la domination des hommes ne se sont objectivement pas totalement effacés au profit des femmes.
10 De façon parallèle, cela signifie que la domination masculine tend à persister dans notre société, sous ses formes anciennes et sous des aspects nouveaux. Si le poids des structures peut expliquer en partie cette résistance aux changements, exerçant une « contrainte extérieure » en quelque sorte plus forte que les individus masculins, les hommes eux-mêmes peuvent chercher à la maintenir, en ayant conscience de son existence et des avantages associés qu’elles leur offrent. Léo Thiers-Vidal [9] insiste à ce sujet sur le fait que la domination masculine est largement conscientisée et intériorisée par les hommes en lien avec une socialisation primaire les préparant à être les « seigneurs », c’est-à-dire un apprentissage de « pratiques concrètes d’exploitation et de domination ». Ainsi, « la position vécue masculine » fait que certains hommes défendent quotidiennement leur supériorité hiérarchique sociale pour maintenir leur position vis-à-vis des femmes. En particulier, échappant aux contraintes matérielles de l’oppression de genre, contrairement aux femmes, ils peuvent décoder plus facilement la réalité et donc plus facilement agir sur elle. Cela leur fournit des connaissances que les femmes n’ont pas, ce qui leur permet d’agir de façon à conserver ces privilèges. L’acte de domination s’accompagne ici d’une conscience de la domination chez ces hommes. Ainsi, l’idée de l’existence d’un ordre sexué plus égalitaire n’est pas incompatible avec le développement de nouvelles stratégies « quantitatives » comme « qualitatives » de la part des hommes et des femmes pour redéfinir et recomposer le masculin et le féminin autour de nouvelles identités et de nouveaux territoires.
11 C’est pourquoi nous émettons l’hypothèse qu’il peut exister un décalage entre les conditions matérielles d’exercice de l’égalité et les représentations mentales que peuvent s’en faire les individus. Autrement dit, nous supposons que, même si des inégalités et des discriminations en défaveur des femmes persistent réellement, signifiant que la société demeure inégalitaire voire « androcentrique » du fait de stratégies de résistance et de redéfinition identitaires, les acteurs sociaux peuvent malgré tout uniquement percevoir les changements qui s’opèrent, et construire une représentation mentale et symbolique d’une égalisation inexorable des conditions ou même d’une inégalité réelle, voire d’un renversement total des rapports de force. Cela peut en particulier être le cas de certains individus masculins « défensifs », qui assimileraient ces changements sociaux à une « prise de pouvoir et de territoires » des femmes dans la société, et donc symétriquement à une détérioration de leurs conditions relativement à celles des femmes, puisque ces pouvoirs et territoires étaient jusque-là le monopole indiscuté du masculin. Il y aurait alors une possibilité de « trouble dans le genre » masculin, où ces hommes ressentiraient une déstabilisation de leur identité sexuée, d’où un « retour au corps » pour affirmer leur masculinité.
Penser reconstruire par le corps une identité sexuée masculine troublée
12 La déstabilisation de l’identité sexuée masculine ressentie par certains hommes les contraint à chercher en eux-mêmes une nouvelle quête du sens de la vie permettant de répondre à cette problématique. En particulier, cette stratégie est essentielle pour demeurer « attractif » sur le « marché du choix du conjoint » : dans un contexte hétérosexué où les femmes disposent de davantage de pouvoir – réel ou ressenti –, ce « marché » devient plus « concurrentiel » et chaque homme doit démontrer sa « valeur subjective ». D’où pour les hommes un regard particulier porté à leur corps, lieu d’expression de l’intimité et de la différenciation.
13 Comme le souligne David Le Breton [10], on assiste de plus en plus à un phénomène de centration sur soi en réaction à l’effacement des repères traditionnels. Le corps est le seul capital directement maîtrisable et appropriable par l’individu, c’est ce qui reste quand on a le sentiment d’avoir tout perdu. « Investir » son corps est alors un moyen de lutter contre l’incertitude et d’établir de nouvelles frontières physiques ou symboliques qui font sens pour l’individu. Le corps acquiert de ce fait une valeur importante : il est le capital à chérir par excellence pour « être soi », d’autant plus dans l’univers intime, individualisé et dépolitisé de la postmodernité [3]. Mais ce corps miroir de l’intime est aussi un miroir social.
14 C’est par l’intermédiaire de la corporéité qu’un individu cherche à s’intégrer dans son univers social et à le faire sien. Dans notre société de la communication et de l’image, le souci de l’apparence publiquement véhiculée revêt une dimension centrale pour être « labellisé » positivement : l’identification par l’apparence corporelle l’affirme. Dans une existence sociale où la reconnaissance sociale devient un but en soi car elle donne le sentiment d’exister, « ancrer » le corps dans le présent est important, à la limite même d’un « narcissisme avancé » [4]. Dans cette perspective, l’individu masculin doit développer un rapport à l’Autre mettant en scène le plus ostensiblement possible les signes extérieurs de la virilité. Or l’affirmation d’une identité masculine plus virile peut amener les hommes à « passer par leur corps » pour construire leur identité sexuée, puisqu’il est considéré comme fondamental dans la présentation de soi, même dans notre société de l’« influx neuronal » [5]. Certains hommes cherchent alors à se faire « mâle » par le corps.
15 Et de façon plus prononcée, il peut s’agir pour certains hommes d’être performants et de le montrer à travers leur corps, dans cette « reconquête de la virilité ». Sortir par ce biais de la masse des hommes et afficher sa singularité peut relever d’un calcul stratégique pour attirer le regard, notamment des femmes. Autrement dit, être « un homme » dans cette optique de séduction particulière d’un conjoint de l’autre sexe, c’est être performant, donc c’est avoir un corps performant qui révèle visiblement la masculinité. Mais l’obtention d’un corps performant passe nécessairement par la construction d’un « corps rationnel » [11]. Il s’agit en d’autres termes d’appliquer à soi-même les fondements économiques et techniques du système capitaliste : être productif, et « faire mieux » que les autres pour en récolter des bénéfices individuels, en repoussant sans cesse la satisfaction individuelle par la création de besoins de performance. La pratique masculine du bodybuilding s’insère dans cette problématique [12].
16 En affichant cet extérieur esthétique, fort et puissant, le bodybuilder peut compenser une faiblesse intérieure, relative notamment à la déstabilisation de son identité sexuée. De plus, comme la masculinité se définit en partie en opposition aux traits féminins, le corps bodybuildé crée la séparation entre les deux sexes. Cette construction « négative » du genre repose sur une certaine féminophobie (de laquelle découle une homophobie), en montrant à un homme ce qu’il ne faut pas être, soit renvoyant aux archétypes de la féminité : doux, fragile, faible, intérieur, etc. Autrement dit, un principe identitaire de « définition par la négation », acquis progressivement au cours de la socialisation et reflétant une vision « défensive » de la masculinité, permettrait notamment à un individu masculin de franchir les étapes de la virilité qui l’amènent à devenir un « homme » et à se construire mentalement une représentation stable et structurée de la masculinité. Pour cela, il est nécessaire qu’il nie fermement tout attribut féminin présent en lui, mais également chez les autres hommes. Atteindre une satisfaction positive de son identité sexuée implique en conséquence de se distinguer des femmes en valorisant la masculinité, ce qui n’est possible que dans l’adhésion à un ordre sexué caractérisé où ce sont les hommes qui dominent les femmes.
17 Le corps musclé sert alors ici d’armure (version défensive du corps), mais aussi d’arme (version offensive du corps). Comme armure, l’hypermasculinité affichée par le corps bodybuildé permet à un homme de se confronter à la peur des femmes. Et en tant qu’arme, un tel corps possède une grande efficacité symbolique, car il démontre visiblement aux autres hommes une supériorité virile. En somme, et en paraphrasant Weber [6], le bodybuilding permet de développer des signes distinctifs et « éliminatoires » de son « élection », et de trouver des « dérivatifs » à cette angoisse identitaire, à cette crainte de « non-destination » individuelle du sens de la vie et de l’identité sexuée.
18 Nous souhaitons donc comprendre, au cours de notre recherche, les motivations des pratiquants masculins de bodybuilding, et confronter notre hypothèse de déstabilisation de l’identité sexuée au sens qu’ils donnent à leur pratique. Cela peut amener également à étudier celle-ci sous son versant extrême, c’est-à-dire les risques avérés ou potentiels. En particulier, en pensant que sa virilité se confond avec ses caractéristiques corporelles, l’individu masculin pratiquant de façon extrême ce sport peut connaître un certain nombre de troubles psychosociologiques.
19 Ces réflexions théoriques non exhaustives s’insèrent dans le cadre de la posture « compréhensive » retenue pour notre recherche, à partir des réalités sociologiques du terrain recensées. Celles-ci ont été obtenues à partir de deux types de méthodes dites « qualitatives » qui sont très largement complémentaires : l’observation directe et l’entretien. Dans le point suivant, nous revenons en premier lieu sur l’observation directe.
L’observation directe comme « situationnisme méthodologique »
20 Après avoir rappelé pourquoi l’observation directe correspond bien à une démarche sociologique compréhensive, nous expliquons comment nous avons transposé cette technique à notre terrain de recherche.
Ses atouts dans le cadre d’une sociologie compréhensive
21 Tirant ses origines de l’ethnographie, l’observation directe est une pratique d’enquête sur le terrain qui tente de saisir le comportement des acteurs sociaux au moment où il se produit. Le but est d’observer des pratiques qui naissent et se développent dans leur contexte, en espérant que cette contextualisation fasse ressortir les règles, les valeurs, les représentations qui guident les comportements sociaux. Le chercheur est alors sur le terrain pour observer des actes et des interactions, pour récolter des paroles et relater des événements avec l’espoir qu’ils sont suggestifs, c’est-à-dire qu’ils permettent de comprendre les interactions pertinentes, nécessaires à la connaissance du monde social observé. Cette méthode doit permettre de « prendre le rôle de l’acteur et voir son monde de son point de vue. Cette approche méthodologique contraste avec la soi-disant approche objective, si dominante aujourd’hui, qui voit l’acteur et son action depuis la perspective d’un observateur détaché et extérieur.[…] L’acteur agit dans le monde en fonction de la façon dont il le voit et non dont il apparaîtrait à un observateur étranger » [7].
22 Il s’agit alors de restituer le plus directement et le plus concrètement possible les motivations des acteurs, car cette méthode « met au centre de son programme d’étude non des faits constitués à la manière de Durkheim, mais des actions collectives et des processus sociaux qui peuvent être en partie appréhendés à travers des interactions directes, et dont le sens vécu par les agents n’est ni donné d’avance ni susceptible d’être négligé » [8].
23 À l’opposé des traitements quantitatifs, l’observation directe permet de s’intéresser à des situations sociales précises, dans le but de comprendre le cadre contraignant d’une situation donnée, de mieux percevoir et restituer la logique des acteurs dans leurs interactions comme dans leur rapport aux cadres des interactions. L’observation rend compte de chaque détail significatif sociologiquement et se produisant dans le cadre de l’interaction, tout en révélant les dimensions normatives pesant sur les pratiques des acteurs. Les ressources individuelles et collectives (verbales, gestuelles…) qu’ils mobilisent sont à ce titre d’une grande valeur heuristique, puisqu’elles sont susceptibles d’indiquer ce que les acteurs tirent de la situation autant qu’ils se mettent en jeu. L’intention de l’observation directe est donc spécifique : « rechercher ce que la pratique doit à l’immersion de son auteur dans le monde social et ce qu’elle nous dit de son fonctionnement » [13, p. 45].
24 Ainsi, comme le bodybuilding correspond à un rapport au corps particulier dans un certain contexte social et spatial, et étant donné que la phase d’entraînement donne lieu à peu de discussions entre les pratiquants, l’observation directe permet de capter au mieux des informations essentielles au moment même où elles se produisent. De fait, plus que l’ensemble du lieu ou de la communauté des pratiquants masculins, ce sont des éléments particuliers de ceux-ci que nous étudions, dans une démarche plus sociologique qu’ethnologique. L’analyse porte alors sur tous les éléments jugés « révélateurs », à savoir le langage, la tenue vestimentaire, le positionnement corporel dans le temps et dans l’espace, le milieu socioprofessionnel d’appartenance, l’âge, etc. ; bref, des caractéristiques sociologiques démontrant que la corporéité individuelle des bodybuilders correspond à un ensemble de ritualités concrétisées par des actes particuliers ayant une certaine signification sociale. Par exemple, l’observation de l’occupation de l’espace nous indique qu’il existe des « territoires » masculins et féminins au sein de la salle.
25 L’observation directe est aussi privilégiée compte tenu des particularités de la population étudiée. En effet, les bodybuilders masculins sont souvent perçus comme déviants, voire repoussants, avec un mode de vie spécifique. S’ils se sentent souvent différents, ou même rejetés du reste de la société, ils aiment également parfois « amplifier ce stigmate » à l’encontre de la société « normale ». C’est pourquoi l’observation directe aide à pénétrer ce milieu et à comprendre ses logiques internes. Elle rend plus facilement intelligible la cohérence des situations et des actions observées, qui se laisse difficilement décrypter de prime abord.
26 À partir de là, la question essentielle est de savoir pour le chercheur quel degré d’« immersion » privilégier.
27 Si l’on suit Raymond Gold [9], plusieurs modalités sont possibles :
- le rôle « périphérique ». Le chercheur côtoie les acteurs observés, mais il ne participe pas à leurs activités. Il peut y avoir des motivations épistémologiques (Park insistait, par exemple, pour que le sociologue observe mais ne participe pas, condition de l’objectivité scientifique à ses yeux) comme personnelles (dans les phénomènes de délinquance à titre d’illustration). Il s’agit dans ce cas d’une observation directe au sens strict du terme.
- le rôle « actif ». Contrairement au cas précédent, le sociologue s’immerge davantage dans le fonctionnement du groupe étudié, pour y adopter un rôle plus central. La position de William Whyte [14] dans son étude sur la structure et le fonctionnement social d’un quartier italien de Boston en est l’illustration : non seulement il noue des contacts avec certains observateurs pour avoir accès à des informations précieuses, mais il devient ami d’un chef de bande, ce qui lui permet de vivre au quotidien l’expérience de celle-ci en étant associé à ses activités. Ici, l’observation directe se transforme en observation participante.
- l’« immersion totale ». Il y a là une progression dans le degré d’immersion du chercheur. S’il participe aux activités du groupe, il a également le même statut que ses membres, possède des sentiments et des points de vue similaires, et poursuit des buts semblables. Il peut ainsi faire l’expérience des émotions et des conduites des participants. C’est la posture adoptée par Thomas Bujon [10] lorsqu’il tente de comprendre la façon dont s’organise l’entraînement du boxeur dans un quartier urbain défavorisé. Sa recherche l’a amené à pratiquer ce sport au contact du groupe observé, pour mieux ressentir et réinterpréter les motivations et les logiques des acteurs. Cette « immersion totale » montre dans sa logique que c’est seulement au cœur de la pratique que l’on peut comprendre le sens du travail du boxeur, et les règles qui y sont instaurées. Sur le plan méthodologique, la perspective d’observation est « renversée » : on passe de l’observation participante à la participation observante, comme dans le cadre de notre propre terrain d’étude, que nous détaillons ci-après.
Présentation de notre terrain d’observation
29 Nous avons opté pour la dernière catégorie, l’« immersion totale », compte tenu de notre double statut. Et c’est avant tout celui de bodybuilder qui nous a permis de mener une analyse plutôt que l’inverse, qui aurait consisté à « devoir » pratiquer ce sport pour réaliser un tel travail. Le « stigmate du physique » est en effet important dans cette communauté pour être « accepté », bien au-delà de la seule attitude (vouloir un gros physique) : « Il faut souvent être membre de la communauté si l’on veut réduire l’incongruité entre observer comme observateur au risque de perturber la situation et observer en participant au risque de se voir contraint dans sa capacité à observer. » [13, p. 29]
30 Mais l’observation directe ne consiste pas seulement à observer et à décrire une réalité qui se donnerait à voir. Si l’induction est fortement présente dans cette méthode, elle ne doit pas déboucher sur un inductivisme qui s’apparenterait à de « l’empirisme naïf ». L’observation doit, en d’autres termes, déboucher sur une reconstruction pour aboutir à une explication des phénomènes observés, dans la perspective compréhensive de Weber : dire que la sociologie doit comprendre l’activité sociale ne signifie pas que l’analyse de cette activité doive se résumer à une simple saisie de ce sens subjectif. La compréhension signifie l’interprétation de ce sens subjectif, à partir d’outils conceptuels qui ne se résument pas à décrire le réel mais qui en permettent l’analyse.
31 Il convient alors de mettre en place des techniques scientifiques contraignantes de recueil des matériaux nécessaires, accompagnées d’une pratique réflexive conduisant à leur mise en ordre analytique. Il est essentiel que les données recueillies soient rapidement mises en forme et atteignent un certain degré de cohérence, dans l’intention de mieux connaître la ou les logiques de la pratique masculine du bodybuilding, et des cadres sociaux qui les encadrent. Le premier outil essentiel est un « carnet de bord », dont la tenue régulière permet de reconstruire et d’interpréter les éléments notés brièvement au cours de l’observation. Il rend possible les comparaisons dans le temps, les rappels, les étonnements, les faits nouveaux comme réguliers. Le « carnet de bord » est l’outil élémentaire de l’analyse, même s’il ne constitue qu’une base de travail pour le compte rendu final. Pendant nos observations, nous l’avons beaucoup utilisé pour restituer chaque détail significatif. Son utilisation est passée relativement inaperçue car de nombreux pratiquants notent leurs performances sur un petit carnet. La petite taille du nôtre nous a ainsi permis de prendre des notes sans perturber les interactions.
32 Il est cependant nécessaire d’imaginer à l’avance ce dont nous allons être témoins, donc de définir les grands points de l’observation qui paraissent incontournables. C’est indispensable pour ne pas utiliser trop fréquemment le « carnet de bord », ce qui serait « suspicieux » ou gênant, mais surtout pour ne pas se perdre dans la quantité d’informations recueillies. C’est pourquoi le recours à la construction d’une grille d’observation constitue, en second lieu, une technique intéressante qui a facilité notre tâche. Elle permet d’objectiver les éléments recensés et, surtout, de trier l’information plus facilement. Comme il est difficile de percevoir la cohérence d’ensemble de l’objet étudié, la grille permet de systématiser et de classer les données d’observation pour mieux comprendre le comportement des acteurs. Elle facilite l’immersion en orientant l’observation, grâce à un travail effectué en amont.
33 Nous avons cherché à enregistrer en priorité les comportements signifiants mettant en scène la virilité dans le contexte de la salle : mise en valeur du corps (démarche corporelle, épilation, tatouage, vêtements, etc.), positionnement individuel vis-à-vis du groupe et vice versa (égalité ou hiérarchie ?), nature de l’entraînement (rapport aux poids, intensité, expressions volontaires de souffrance, etc.), configuration de la salle (importance des miroirs, luminosité, etc.).
34 À ce stade de la présentation de la méthodologie utilisée, il est nécessaire de préciser que le choix du terrain est essentiel, dans la mesure où la construction de l’objet d’étude se trouve largement prédéfinie par les modalités d’observation possibles [13, p. 25], et que les incertitudes sont ainsi réduites. Pour notre part, nos observations se déroulent dans plusieurs salles que nous connaissons bien, pour y avoir noué des contacts et pour s’y être entraîné. Notre recherche s’effectue plus précisément sur trois salles de Haute-Savoie : une salle à Cluses, où nous nous entraînons depuis quatre ans (deux en tant que pratiquant régulier, deux plus épisodiquement pour les besoins de la recherche), et deux autres salles à Annecy, que nous fréquentons depuis six ans, dont trois ans régulièrement.
35 Comme la configuration des trois salles est différente, de même que le « recrutement » du public, nous pouvons mieux étudier s’il existe une congruence des observations ou pas. Cette volonté d’observer trois salles doit davantage être interprétée comme valeur heuristique plutôt qu’une hésitation sur le choix du terrain : nous souhaitons, par ce biais, démontrer que nos hypothèses ne se vérifient pas dans un endroit unique, en supposant qu’une contextualisation plus large ne modifie pas la délimitation de notre objet.
36 Cette phase d’observation directe s’est déroulée en plusieurs temps : nous avons effectué dans les trois salles une première observation d’un mois, à raison de quatre séances par semaine à Annecy, et d’une séance par semaine pour la salle de Cluses, pour des raisons pratiques. Nous souhaitions alterner les jours et les heures d’observation dans chaque salle, par crainte de visualiser chaque fois la même chose. Puis nous avons mis fin temporairement à notre observation pendant un mois, pour prendre du recul et analyser les données recueillies. Le parallèle avec le travail théorique et les lectures scientifiques est à cet égard fondamental, car il permet de modifier éventuellement la grille d’observation initiale. Comme cela n’a pas été le cas, nous sommes entrés dans une deuxième phase d’observation, qui a duré cette fois-ci trois mois consécutifs, toujours selon la même organisation hebdomadaire. Selon nous, le choix de cette durée totale relève plus du « feeling » du chercheur que d’un quelconque impératif : il arrive un moment où le sociologue a l’impression d’avoir fait le tour de la question, et que le rendement marginal de l’observation est décroissant voire négatif. Nous avons eu cette sensation au bout de trois mois, et nous avons donc choisi de mettre un terme à cette phase.
37 Quoiqu’il en soit, les développements précédents révèlent que le choix de ces terrains est fortement lié au rôle social, ou plutôt aux rôles sociaux, que nous occupons au sein de cette situation observée. Compte tenu de notre double statut, nous disposions de deux possibilités quant à la nature de l’observation directe à mener : l’observation directe incognito et l’observation directe à découvert. Le choix entre les deux est important puisqu’il peut conditionner la nature et le volume des informations qui seront recueillies. D’un point de vue purement méthodologique, l’observation incognito possède de nombreux avantages qui semblent la rendre préférable à l’observation à découvert.
38 En effet, elle permet d’être au cœur des interactions en pensant les vivre et les retranscrire sans médiation, grâce à une plus grande implication de l’observateur : quand on présente son projet d’observation, le risque est que les acteurs se conforment aux règles qui sont censées normer leurs pratiques ou adoptent des comportements qui satisfont ou discréditent la thèse de l’observateur. C’est particulièrement important lorsqu’il s’agit de ne pas affronter ou contrarier les acteurs essentiels du milieu observé. Les « observés » ont toujours la possibilité de « construire » la place du nouvel arrivé qu’est l’observateur [11], ce qui peut lui faciliter ou lui compliquer la tâche.
39 Dans notre travail, nous avons privilégié l’observation directe à découvert. Cette modalité présente l’avantage de faire coïncider rôle social et projet d’action dans la situation. D’un point de vue sociologique comme déontologique, il est important pour les individus de savoir à qui ils ont affaire pour décider de leurs actions et de leur collaboration. C’est notamment le cas en ce qui concerne les gérants et les propriétaires des salles retenues. Couplée à notre connaissance du terrain, cette méthode facilite le recueil d’informations. En particulier, comme « l’amitié est une condition sociale de possibilité de production de données qui ne soient pas complètement artefactuelles » [12], le cercle de nos contacts potentiels s’est élargi, et les questions posées sont souvent apparues comme « normales ». Notons néanmoins, pour conclure ce point, que l’observation à découvert s’est accompagnée nécessairement dans la réalité d’observation incognito : il s’est avéré impossible de révéler notre « double » identité à tous les pratiquants (cela pouvait même mettre en péril les cadres de l’interaction), même si beaucoup la connaissaient. Avec les flux réguliers de nouveaux adhérents et de ceux qui quittaient la salle, nous étions en contact avec le cercle des personnes pour lesquelles nous n’étions qu’un pratiquant parmi d’autres et le cercle de personnes – qui s’est agrandi au fil de la recherche – qui nous connaissait comme observateur.
40 C’est d’ailleurs avec ce groupe de personnes que nous avons utilisé la technique de l’entretien pour compléter nos observations.
Méthode de l’entretien : pour une interaction constructive avec l’observation directe
41 Parce que l’entretien permet de « faire parler » directement les acteurs, il est intéressant car complémentaire de l’observation directe. Les entretiens que nous avons réalisés amènent d’ailleurs à modifier certaines pistes de recherche, et permettent plus largement d’effectuer un premier « bilan réflexif » de nos travaux.
L’entretien ou l’association du verbal et du non-verbal
42 Cette méthode est complémentaire de la première, puisqu’elle permet de vérifier si les discours correspondent aux observations et aux hypothèses, notamment dans la perspective d’élaborer une typologie du pratiquant. L’entretien est la méthode adéquate pour étudier la verbalisation des systèmes de représentations et des pratiques sociales des acteurs ; elle facilite donc l’analyse du sens qu’ils donnent à leurs pratiques sociales. Par ailleurs, l’entretien s’applique aussi très bien à l’analyse sociologique des petits groupes comme la population d’une salle de musculation. Il est également susceptible de renforcer l’acceptation du chercheur par la communauté en créant des affinités et des échanges particuliers, qui conduisent à une confiance indispensable pour recueillir des informations. En cela, si l’observation participante permet d’analyser le non-verbal, l’entretien tente de comprendre le verbal qui correspond au non-verbal. Celui-ci peut alors être mené de deux façons non exclusives l’une de l’autre.
43 Tout d’abord, il peut être utile d’un point de vue exploratoire, au début de la recherche. L’entretien exploratoire contribue à mieux connaître la population étudiée, ce qui est utile quand les hypothèses et la problématique de recherche ne sont qu’incomplètement élaborées. Mené de façon semi-directive, il permet de fixer certains choix tout en laissant parler l’interviewé [15, p. 68]. Il facilite ainsi la recherche car il permet de recentrer ou d’élargir son champ, au niveau des lectures comme de l’observation. Il permet de passer des questions du chercheur à la recherche des questions élaborées par les acteurs sociaux eux-mêmes, ce qui donne lieu à des réponses souvent inattendues et donc intéressantes à exploiter [13, p. 10].
44 Pour notre étude, nous avons opté pour un entretien exploratoire avec un « informateur relais » de chacune des salles étudiées. Grâce aux contacts noués, aux affinités réciproques et donc à la connaissance approximative et aprioriste de leur degré d’engagement dans la pratique, nous avons soumis ces pratiquants à un premier entretien avant de penser le généraliser aux autres, dans la mesure où les individus choisis nous sont apparus comme suffisamment représentatifs de la population à étudier. En effet, si l’observation directe concerne potentiellement dans notre recherche tout type de pratiquant, la population visée pour les entretiens a été délimitée : nous avons interrogé en priorité des pratiquants qui, au regard de leur parcours de bodybuilder ou de leur engagement visuel dans la pratique, semblaient s’y investir « à fond ». Nous avons ciblé des hommes s’entraînant avec régularité, intensité, consommant ou semblant consommer des produits de performance avant, pendant ou après une séance, et qui paraissaient vraiment soucieux de leur aspect physique (vêtements portés, postures corporelles, regards fréquents dans le miroir, observation des autres, etc.) ; bref, des « vrais » comportements de bodybuilders. À l’évidence, nous constatons l’importance de l’observation directe qui permet de révéler ces éléments.
45 À partir de là, nous avons mené un entretien exploratoire auprès de ces trois bodybuilders « idéal-typiques », dont les questions ont été construites en lien avec les grands axes de la grille d’observation, élaborée d’après nos hypothèses de recherche. Comme indiqué, les entretiens ont plutôt été de nature semi-directive, pour leur laisser volontairement la possibilité de s’exprimer : la personne interrogée a la possibilité de produire un discours et d’exprimer ses sentiments de façon plus systématique et plus approfondie. Grâce à cela, nous avons pu identifier les questions qui posaient problème, essentiellement pour des raisons de formulation.
46 Nous avons soumis par la suite cette grille d’entretien à trente pratiquants possédant les caractéristiques évoquées supra. Notons que la délimitation de l’échantillon est essentielle, car celui-ci doit correspondre aux hypothèses et à la problématique de recherche. En ce qui nous concerne, la population totale potentiellement cible était relativement faible, à la fois parce que nos critères de sélection étaient stricts, et parce que les salles en question possédaient un nombre limité de pratiquants. En effet, la salle de Cluses est une « petite » structure, composée d’une centaine d’adhérents, dont plus de la moitié sont des femmes qui viennent seulement pratiquer le fitness. La configuration est identique dans les salles d’Annecy, où même si le nombre d’adhérents est un peu plus élevé (300 environ pour les deux réunies), la majorité est également constituée de femmes. De plus, nous avons éliminé de notre échantillon les hommes n’étant à la salle que dans une perspective apparente d’« entretien » du corps, dans le sens où ils paraissent s’entraîner peu fréquemment, discutent beaucoup durant leur séance, utilisent des poids légers sans aucune planification apparente de l’entraînement, ne font que du travail « cardio » (vélo, rameur, stepper).
47 Jusqu’à une certaine limite, la multiplication des entretiens autorise une meilleure connaissance de la diversité de la population étudiée et de son contexte social, ce qui permet au chercheur de transformer des épreuves personnelles en enjeux collectifs. Mais réaliser un trop grand nombre d’entretiens peut offrir un rendement marginal décroissant, du fait notamment de l’accumulation trop importante de matériau. Trente entretiens nous ont ainsi paru le nombre offrant suffisamment de représentativité et d’intérêt. Par contre, tout en ayant à l’esprit nos hypothèses et notre modèle d’analyse, nous avons fait preuve de « souplesse », d’empathie et d’intérêt pour recueillir le maximum d’informations. Comme lors de la phase exploratoire, cela a constitué la trame de notre démarche, puisque nous avons laissé largement la possibilité aux acteurs d’évoquer leur parcours dans le bodybuilding, quitte à ce qu’ils s’éloignent parfois de la question initialement posée. Pour les mettre en confiance, nous n’avons pas hésité à évoquer nous-même notre rapport à la pratique et notre vécu, d’autant que les personnes interrogées étaient parfois demandeuses d’informations personnelles, sans doute dans un souci de réciprocité et d’assurance.
48 À partir de là, nous avons analysé systématiquement le contenu de chaque entretien pour tester les hypothèses de travail. De façon encore plus rigoureuse qu’après la phase exploratoire, les éléments d’information recensés lors des entretiens systématiques doivent en effet donner lieu à une analyse de contenu poussée, en suivant une triple exigence : explicitation, stabilité et intersubjectivité des procédures. L’information recueillie doit ici être confrontée à la théorie, pour rendre la phase de constatation de la recherche la plus valide possible. Nous avons personnellement constaté à ce stade que nos hypothèses de recherche et notre problématique semblaient valides, puisque la grande majorité des pratiquants a avoué rentrer dans la pratique pour espérer se transformer en transformant leur corps, dans le but de davantage attirer le regard des femmes et de posséder une image de soi plus « virile » vis-à-vis des autres hommes. D’où l’utilité d’un plan d’entretien structuré qui fasse référence à l’ensemble des thèmes que l’on souhaite aborder et aux stratégies d’intervention du chercheur pour maximiser l’information obtenue sur chaque thème, mais aussi suffisamment « ouvert » pour laisser une place aux développements verbaux « imprévus », mais souhaitables, des acteurs.
49 En conséquence, les développements précédents montrent pourquoi les deux méthodes envisagées, l’observation directe et l’entretien, sont complémentaires et adaptées à la posture compréhensive adoptée lors de notre travail de recherche. Comme notre étude n’est pas encore terminée, et dans un souci d’éclairer de futures recherches s’inscrivant dans une telle démarche, nous effectuons dans la sous-partie suivante un bilan « réflexif » de nos avancées empiriques, rendu possible essentiellement par les entretiens effectués.
Développer une démarche « flexible » et « contingente » grâce à l’entretien : bilan réflexif
50 Si la théorie et les cadres de la recherche fixés au début de la recherche sont une « boussole » indispensable pour mener à bien le travail d’investigation théorique et empirique, l’avancement dans cette tâche conduit souvent à modifier plus ou moins fortement ces orientations initiales. Dans notre cas, ce sont surtout les entretiens qui ont modifié certaines de nos perceptions relatives à la recherche sur le terrain, nous incitant ensuite à approfondir, par des réflexions théoriques plus poussées ou plus larges, certaines découvertes.
51 Ainsi, sur le plan de l’observation, nous avons été amenés à donner davantage de poids à l’organisation de l’espace. En particulier, nous avons sans doute négligé dans notre grille d’observation initiale l’espace des vestiaires : les hommes s’y retrouvent uniquement entre eux et sont dans un espace fermé (au sens où le monde extérieur ne les perçoit pas, contrairement à la salle où il y a des fenêtres, des portes vitrées, etc.), ils sont fortement dénudés et sont concentrés physiquement. Ce contexte spatial et physique particulier donne lieu à des attitudes signifiantes : les regards réciproques sont plus nombreux, les positionnements individuels devant le miroir sont plus fréquents et apparaissent plus « décomplexés » pour les plus musclés (comme s’il était « normal » de se regarder longuement torse nu devant le miroir et devant les autres – puisque c’est le moment de la douche ou de revêtir la tenue de sport – ; ces hommes semblent en fait « s’admirer » et vouloir se faire admirer, sachant que l’absence physique des femmes évacue la question de la « pudeur »), alors que les moins musclés évitent ce contact avec le miroir.
52 Concernant le langage et les interactions verbales, les vestiaires masculins sont le lieu du langage « cru », parfois même volontairement construit et accentué. Comme sur le plan des interactions visuelles, une hiérarchie entre les hommes du vestiaire, avec une certaine « allégeance » associée, semble s’opérer : les plus « gros » sont en général ceux qui se permettent de parler le plus fort, tandis que les autres écoutent. Ce sont aussi ceux qui « ont le droit » de plaisanter sur les physiques les moins développés, la réciproque n’étant pas vraie. Et ce sont enfin eux qui plaisantent régulièrement sur les femmes ou les insultent même, comme s’ils cherchaient à réaffirmer leur pouvoir et leur prédominance sur elles.
53 Par conséquent, l’observation des éléments précédents nous a incités à tenter de mieux rendre compte des interactions spécifiques nouées dans cet espace, dans une perpsective de « sociologie de l’environnement ». Cette dernière, que l’on peut rattacher à Simmel, cherche en effet à intégrer les phénomènes naturels, matériels et environnementaux dans l’approche sociologique, afin de participer à l’analyse des causes et conséquences des phénomènes écologiques, et des causes et conséquences écologiques des phénomènes sociaux. Ici, l’espace physique de la salle de bodybuilding influence les interactions sociales des pratiquants, de même que celles-ci peuvent inciter les gérants à configurer la salle d’une manière qui leur convient : machines ou poids libres, musique, vente de produits diététiques, affiches mettant en scène des corps musclés, etc. En somme, les éléments précédents ont été davantage intégrés à notre démarche et à notre réflexion.
54 Sur le plan des entretiens, deux éléments non prévus au départ nous ont conduits à adopter une démarche plus « flexible » pour les entretiens à venir. Le premier fait référence aux refus partiel ou intégral de certains pratiquants de nous accorder des entretiens, malgré notre « proximité relationnelle » avec eux. Plusieurs situations se sont présentées : certains ont décliné sans équivoque la demande ; d’autres ne nous ont jamais rappelés ou ont répondu tout en repoussant sans cesse l’éventualité lors de nos discussions à la salle ; d’autres ne sont jamais venus aux rendez-vous ; d’autres enfin nous ont accordé un entretien mais en précisant qu’ils étaient pressés ou qu’ils ne répondraient pas à toutes les questions.
55 Sur ce dernier point, évoquons le cas d’un pratiquant que nous souhaitions à tout prix interroger compte tenu de son parcours dans ce sport : « simple » pratiquant au départ, il nous a confiés qu’il a préparé ensuite des concours de bodybuilding. Cela a induit une transformation radicale de sa vie familiale, compte tenu des effets psychosociologiques et physiologiques d’un tel changement de vie. Or, s’il nous a rapidement laissé son numéro de téléphone, il n’a répondu qu’une seule fois à nos fréquentes sollicitations d’entretien pour finalement nous donner un rendez-vous sur son lieu de travail, avec des contraintes très fortes au niveau de sa disponibilité horaire. Une difficulté imprévue est survenue le jour de l’entretien : ce dernier a dû être réalisé dans la salle de pause commune à tous les salariés, dans un temps très limité. Nous avons donc posé nos questions dans le bruit, sous le regard de ses collègues qui nous interrompaient fréquemment et devant lesquels il n’osait pas toujours répondre à certaines questions « sensibles ». Nous avons été obligés de passer rapidement sur certains points, ou de « ruser » pour obtenir certaines informations, en posant des questions de façon détournée ou hors contexte : nous avons par exemple évoqué réellement la question du dopage quand il nous a reconduits en dehors de son lieu de travail, ce qui nous a permis de retranscrire « à chaud » sur « notre carnet de bord » ses réponses, une fois seul.
56 Même si, en termes relatifs ces refus ou ces expériences particulières sont à nuancer, ils ont exercé une contrainte qu’il a fallu intégrer dans notre travail. Deux leçons méthodologiques peuvent être tirées de ces expériences :
- avoir toujours à sa disposition, lors des phases d’observation et d’entretien, le « carnet de bord » sur lequel on peut retranscrire, immédiatement ou presque, des détails essentiels. Lors des entretiens, nous le laissions dans la voiture, et dès l’entretien terminé, nous y notions les détails primordiaux. Pour la phase d’analyse et de reconstruction théorique, il peut être important d’avoir un deuxième « carnet de bord » ou d’utiliser une autre partie du premier. Comme il s’agit ici de passer de l’instantané à la réflexion, il est indispensable que, sur la forme comme sur le fond, la tenue du ou des « carnets de bord » soit la plus rigoureuse possible ;
- ne pas être « rigide » quant au déroulement d’une séance d’observation et surtout d’un entretien. Dans le premier cas, il ne faut pas espérer chaque fois « découvrir » quelque chose, de même que dans des situations apparemment anodines, une multitude de renseignements précieux émerge. Dans le second cas, cela signifie ne pas rester trop fortement piégé par les questions préparées pour mener à bien l’entretien. Il faut adopter une approche « contingente » qui tienne compte de la durée potentielle de l’entretien, du pratiquant interrogé, du lieu de l’entretien, bref de l’environnement sociologique et physique. Cela confère une certaine fluidité à l’entretien qui donne confiance à l’interviewé, lequel peut alors, au fil de la conversation, révéler des informations intéressantes, car très personnelles. Laisser parler les enquêtés et privilégier un entretien semi-directif invitent la personne à s’exprimer de la façon la plus libre et la plus ouverte possible, non plus seulement pour décrire, mais pour « faire parler sur ». Le discours produit par les acteurs est en effet essentiel, puisqu’il fait référence à leur vécu et à leur pensée concernant leurs comportements sociaux et leurs états mentaux. La condition évidente pour qu’une telle « flexibilité » fonctionne est, en revanche, de bien connaître son thème de recherche, mais également de disposer d’une théorie solidement construite au départ pour éviter de trop s’en écarter quand les données recueillies seront analysées.
58 Dans cet article, nous avons tenté de démontrer l’intérêt et la pertinence d’une posture sociologique compréhensive pour étudier le mode de fonctionnement d’un groupe restreint d’individus. Dans ce but, nous nous sommes appuyés sur notre propre expérience de recherche dans le cadre de la rédaction d’une thèse de sociologie. Celle-ci traite du sens sexué de la pratique masculine « extrême » du bodybuilding, qui paraît être une réponse possible aux troubles contemporains de l’identité sexuée rencontrés chez certains hommes. Les deux méthodes retenues, l’observation directe et l’entretien, s’intègrent parfaitement à notre démarche compréhensive, dans la mesure où elles permettent de restituer les motivations des acteurs et de tenter de reconstruire celles-ci dans un cadre conceptuel plus large.
59 Il nous paraît ainsi indispensable, pour accéder à la subjectivité des acteurs, que le chercheur s’investisse personnellement dans son objet de recherche. Notre statut de pratiquant de bodybuilding a constitué un atout indéniable pour mieux pénétrer ce milieu social spécifique. En d’autres termes, nous nous sommes appuyés sur une part de subjectivité pour construire notre analyse, mais dans le but de la rendre la plus objective possible : du fait de notre double statut, nous avons constamment cherché à procéder à une auto-analyse qui amène le chercheur à s’interroger sur son histoire personnelle pour révéler ses propres catégories de perception socialement construites, et donc éviter les biais en matière d’orientations de la recherche. De même, le fait de connaître les lieux et les pratiquants nous a contraints à préserver une « marginalité nécessaire » [16, p. 64].
60 Plus largement, il semble fondamental lors de toute recherche relative au corps de penser que la réalité objective de celui-ci est socialement construite, et qu’il est bien l’incarnation de l’identité de l’individu et pas seulement un attribut de ce dernier [10]. Cela suppose de se situer entre une « sociologie du contrepoint » et une « sociologie du corps » à proprement parler [17]. Si la première cherche à étudier le corps comme un révélateur de la vie sociale, au sens où il « projette » quelque chose (afficher socialement mais aussi secréter un projet inconscient), la seconde révèle toute la complexité et la difficulté du travail, réalisé à la croisée d’autres objets sociologiques mais aussi d’autres sciences. Le principal défi de notre recherche est donc de montrer l’intérêt d’une analyse sociologique de la pratique du bodybuilding, longtemps « réservée » uniquement à la biologie et à la physiologie.
Bibliographie
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- [10]LE BRETON D., La Sociologie du corps, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004.
- [11]QUEVAL I., Le Corps aujourd’hui, Paris, coll. « Folio essais », Gallimard, 2008.
- [12]VALLET G., « Corps performant bodybuildé et identité sexuée masculine : une congruence ? », Interrogations, décembre 2008, p. 148-167.
- [13]ARBORIO A-M. ET FOURNIER P., L’Enquête et ses méthodes : l’observation directe, Paris, coll. « 128 », Armand Colin, 2008.
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- [15]QUIVY R. ET VAN CAMPENHOUDT L., Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, coll. « Sciences humaines », Dunod, 1995 (1990).
- [16]HUGHES E.C., Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
- [17]BERTHELOT J.-M., « Corps et sociétés. Problèmes méthodologiques posés par une approche sociologique du corps », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 74, 1983, p. 119 à 131.
Notes
-
[1]
Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
-
[2]
Gauchet M., « Essai de psychologie contemporaine », Le Débat, n° 99 et n° 100, avril et août 1998.
-
[3]
Vigarello G., « Les vertiges de l’intime », Esprit, février 1982.
-
[4]
Lipovetsky G., L’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1984.
-
[5]
Castelain Meunier C., Les Métamorphoses du masculin, Paris, PUF, 2006.
-
[6]
Weber M., L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, coll. « Agora », Pocket, 1989 (1905).
-
[7]
Blumer H., « Sociological Implications of the Thought of George Herbert Mead », American Journal of Sociology, n° 71, n° 5, 1966, p. 535 à 544.
-
[8]
Chapoulie J.-M., « Everett C. Hughes et le développement du travail de terrain en sociologie », Revue française de sociologie, vol. 25, n° 4, 1984.
-
[9]
Gold R.L., « Roles in Sociological Field Observations », Social Forces, vol. 36, n° 3, mars 1958, p. 217 à 223.
-
[10]
Bujon T., « Devenir boxeur : travail au corps, travail du corps », Carnets de bord, n° 10, décembre 2005, p. 93 à 103.
-
[11]
Weber F., Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, INRA-Éditions de l’EHESS, 1989.
-
[12]
Wacquant L., Corps et Âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, coll. « Mémoires sociales », Agone, 2000.