1 Le programme de première ES doit permettre aux élèves de comprendre que la société est à la fois structurée par le lien marchand, le lien social et le lien politique. Pour atteindre cet objectif, les instructions officielles précisent en particulier que les enseignants doivent « s’appuyer sur les représentations des élèves pour les transformer et les enrichir » [1] [1]. Cette pédagogie est en effet très intéressante et motivante pour les élèves : en partant de leur vécu, de leur système de référence et de classification cognitif, les enseignants abordent des concepts qui leur « parlent », puisqu’ils s’appuient sur leur expérience directe. Ces concepts sont alors acquis lorsque les élèves parviennent à déconstruire, puis à reconstruire ces représentations à partir d’éléments théoriques et factuels scientifiquement validés.
2 Un des éléments du programme, « La socialisation : déterminismes et interactions » présent dans le thème de l’organisation sociale, se prête particulièrement à ce type de pratiques pédagogiques. Puisque les élèves doivent comprendre que la socialisation désigne le processus par lequel un individu apprend à intérioriser les valeurs et les normes sociétales pour faciliter sa construction identitaire et son intégration sociale, toute une réflexion peut être menée à partir de leurs représentations pour savoir comment l’individu devient un être social ayant des statuts et des rôles.
3 Or, comme les instructions officielles préconisent de privilégier des études relatives aux genres pour montrer « le caractère social et culturel des processus de construction de la personnalité et de l’identité de l’individu », s’interroger avec les élèves sur leurs expériences et connaissances relatives à la construction sociale des genres est particulièrement mobilisateur. Outre les objectifs théoriques du programme, une telle pédagogie permet aussi de « former à la réflexion critique à l’égard du sens commun ». Pour cet élément, cela signifie déconstruire l’idée de comportements sexués intégralement innés, soit de sortir de la « naturalisation » des perceptions individuelles fréquentes chez les élèves.
4 L’étude du corps est, à ce titre, très intéressante, puisqu’elle consiste à s’interroger sur les dimensions innées et acquises des caractéristiques corporelles masculines et féminines. L’existence étant avant tout physique, le corps est ce qui relie un individu à son environnement social, donc aux autres. Cela signifie qu’un individu cherche à construire et à adapter certaines caractéristiques et comportements corporels pour les mettre en correspondance avec les caractéristiques et comportements sociaux attendus liés à son sexe biologique. La socialisation passe aussi par un rapport au corps spécifique de chaque individu, qui souhaite le mettre en « conformité sociale ».
5 C’est pourquoi l’approche de la socialisation par son caractère genré, et notamment à travers l’exemple du corps, est susceptible d’offrir un double dividende pour les enseignants de SES :
- faciliter l’apprentissage de concepts clés du programme ;
- faire percevoir aux élèves l’intérêt et la pertinence de l’analyse sociologique en tant que science sociale explicative et compréhensive.
7 Dans cette perspective, nous nous proposons, à travers cet article, de développer quelques éléments théoriques et de présenter une activité pédagogique permettant de concrétiser les éléments décrits jusqu’ici. Ces deux points s’articulent pour offrir des pistes de réflexion aux enseignants de SES dans le cadre de la préparation d’un cours sur la socialisation. Pour cela, nous organisons notre réflexion autour de deux axes : un premier, d’ordre théorique, revient sur la socialisation genrée, illustrative du concept de socialisation présent dans le programme. Nous essayons notamment de montrer dans cette partie en quoi le corps est un « outil » de cette socialisation genrée, objet sociologique souvent délaissé mais pourtant susceptible d’intéresser fortement les élèves. Ensuite, une seconde partie propose une activité pédagogique visant à faire comprendre aux élèves la socialisation genrée des individus et à sortir d’une conception purement « naturaliste » des comportements individuels.
La socialisation, un concept multidimensionnel
8 Bien qu’au cœur de l’analyse sociologique, la socialisation renvoie de prime abord à différentes conceptions théoriques. Le premier point développé le montre en présentant de façon non exhaustive des réflexions théoriques sur cette notion, qui, en réalité, apparaissent davantage complémentaires qu’opposés. Cela nous amène à comprendre pourquoi l’étude de la socialisation du genre, notamment à travers le « support » corporel, est illustrative du caractère multidimensionnel de la socialisation.
Les fondements théoriques du concept
9 Nous montrons que si la socialisation reflète le poids que la société exerce sur l’individu, ce dernier participe également activement à son « modelage social ». De Durkheim à Goffman, les théories « classiques » de la sociologie illustrent cette double dimension de la socialisation.
10 En effet, Guy Rocher définit la socialisation comme « le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au cours de sa vie les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs et par là s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre » [2]. Cette citation indique que la socialisation est un processus d’acquisition par l’individu d’éléments constitutifs des systèmes culturels et du milieu dans lequel il vit ; qu’elle induit un façonnement particulier de la personnalité de l’individu, afin que les éléments socioculturels de son milieu fassent partie intégrante de la structure de sa personnalité individuelle et sociale.
11 En somme, l’individu cherche à s’intégrer à son groupe de référence, ce qui nécessite l’adaptation de sa personne à son environnement social. Dans ce cadre, la société exerce un contrôle social sur l’individu, plus ou moins conscientisé. La socialisation lui permet d’être accepté par la collectivité et de faire en sorte qu’il se définisse aussi en référence à un « nous ». D’un autre côté, Rocher précise que la socialisation est un processus « ouvert » qui laisse des marges de manœuvres individuelles. Ces dernières permettent à l’individu de se construire une personnalité et une identité propres.
12 La construction de l’identité personnelle illustre donc bien la double dimension de la socialisation. L’identité est à la fois ce qui rassemble par l’unité et ce qui distingue car chaque identité est unique. Autrement dit, la socialisation révèle la contrainte sociale que la collectivité fait peser sur l’individu, mais aussi les marges de liberté individuelles pour y parvenir. La variance et la déviance qui transpirent de la personnalisation du processus de socialisation ne signifient pas anti-conformité : les constructions identitaires se font rarement dans une perspective atomistique, car elles sont toujours réalisées en référence à un groupe.
13 À partir des éléments précédents, une question émerge donc : comment l’individu parvient-il à construire son identité de telle sorte qu’elle incarne à la fois ses besoins de personnalisation et de conformité sociale ?
14 Toujours selon Rocher, c’est grâce à l’articulation de deux dimensions qui constituent l’essence de la socialisation : l’apprentissage et l’intériorisation, qui fonctionnent à partir des stimuli envoyés par les milieux d’appartenance et de référence. Ces derniers fournissent en effet un langage, des valeurs, des normes et des symboles dont s’inspirent les acteurs sociaux pour façonner leur personnalité. Comme l’a montré Durkheim, ces modèles culturels propres à une société sont transmis par le groupe aux individus dès leur naissance, mais également tout au long de leur existence. La socialisation est un processus de « tous les instants » qui facilite l’intégration de l’individu à la société et permet le lien social. En incarnant l’emprise de la société sur les consciences et comportements individuels, elle exerce cette fonction de contrôle social dont parle Rocher, mais aussi de régulation sociale.
15 C’est d’ailleurs pourquoi la socialisation est particulièrement importante dans les sociétés à solidarité organique à plus forte différenciation sociale décrites par Durkheim, puisqu’elle doit permettre d’articuler les deux composantes de la personnalité : « l’être individuel » et « l’être social ». Le premier renvoie aux traits de caractères et de comportements hérités, le second correspond aux systèmes d’idées, de sentiments et d’habitudes incarnant en nous les divers groupes auxquels un individu se réfère. La socialisation consiste à discipliner « l’être individuel » pour éviter les phénomènes d’anomie, en greffant un être social sur un être vital. Durkheim souligne dans cette perspective le rôle central de l’éducation, qui doit faire une place non négligeable à l’autorité. C’est l’autorité qui permet le passage de l’individu à la personne sociale.
16 Mais cette autorité nécessite l’adhésion de l’individu pour être pleinement assimilée. Si la société nous est transcendante, elle est en même temps immanente : il existe une implication réciproque de l’individu et de la société dans le processus de socialisation. L’individu doit accepter et désirer la transmission de l’expérience accumulée par les générations passées, puisqu’elle lui permet de « grandir » et de devenir un être « vraiment humain ». C’est une autorité émancipatrice pour l’individu. La socialisation revêt alors une dimension morale, renvoyant à un esprit de discipline et à l’acceptation volontaire de la règle et à la reconnaissance de son caractère rationnellement établi. Cependant, cette désirabilité de l’autorité chez le socialisé ne signifie pas forcément que l’acteur est actif dans son apprentissage. Au contraire, l’individu est plutôt passif, puisqu’il cherche surtout à se « calquer » sur les socialisateurs qui incarnent le devoir et les règles morales et sociales.
17 Cette vision de la socialisation se retrouve également dans l’approche de l’anthropologie culturelle, puisqu’elle décrit la formation des personnalités individuelles comme une incorporation progressive de la culture de la société d’appartenance. Ralph Linton et Abram Kardiner mettent en évidence une relation de causalité entre la culture d’un groupe et la personnalité individuelle. Chaque membre du groupe social apprend progressivement à se forger une « personnalité de base », fruit de l’influence de diverses institutions qui tendent à créer individuellement des « constellations » psychologiques et physiologiques durables. C’est à travers la socialisation que l’individu fait sien cette « personnalité de base », sur laquelle se greffent des déclinaisons individuelles.
18 Mais les approches précédentes, si elles sont intéressantes, sont limitées pour percevoir le caractère multidimensionnel de la socialisation. Elles montrent essentiellement que ce processus correspond à une incorporation des manières d’être, de penser, d’agir d’un groupe à travers un conditionnement inconscient. Elles reposent sur le présupposé de l’unité du monde social autour d’une culture peu évolutive, avec une relation de causalité allant du tout vers les parties du corps social. Or d’autres théories n’admettent pas ce présupposé unificateur. Elles placent au contraire les interactions au cœur de la réalité sociale, marquée par une pluralité de logiques d’actions. Elles insistent donc davantage sur la deuxième dimension de la socialisation présentée supra. Dans ce cadre, il est fondamental d’analyser l’ensemble des interactions à l’œuvre dans la réalité sociale. Cette approche interactionniste permet de percevoir les stratégies individuelles, et en quoi chaque individu participe activement à son processus de socialisation.
19 À ce titre, George Mead [3] peut être considéré comme le pionnier de cette approche interactionniste de la socialisation. Il décrit la socialisation comme créatrice chez l’individu d’une identité sociale (le Soi), à travers les interactions. La socialisation dépend des formes institutionnelles de la construction du « Soi » et notamment des relations communautaires qui s’instaurent entre les socialisateurs et le socialisé. Plus précisément, Mead met en évidence le processus social inhérent à la constitution du « Soi », établi étape par étape à travers les rapports sociaux entre l’individu et autrui. En effet, l’individu éprouve ses expériences personnelles non pas directement, mais seulement de façon indirecte : il intériorise le point de vue particulier d’autres individus membres du même groupe social que lui, puis en adoptant progressivement le rôle d’autrui de manière plus générale. C’est que Mead nomme l’Autrui généralisé. Ainsi, par la médiation du rôle de cet Autrui généralisé, le « Soi » se construit peu à peu. Dans sa terminologie, le « Soi » est la structure de la personnalité individuelle qui a intégré le monde socialdans lequel vit l’individu, c’est-à-dire l’Esprit de la société. Ce « Soi », qui se constitue et évolue à partir des contacts avec l’Autrui généralisé, contient deux éléments :
- le « Moi », qui renvoie aux pensées et aux modes d’action conformes au groupe. C’est l’ensemble des attitudes d’autrui auxquelles nous nous conformons ;
- le « Je », qui renvoie plutôt à la particularité individuelle et donc à l’individuation et à la personnalisation des rapports sociaux. Le « Je » représente la partie du « Soi » à laquelle nous nous identifions.
21 La socialisation consiste à assurer un équilibre entre ces deux dimensions et à éviter leur « dissociation ». Le « Moi » qui renvoie au contrôle social doit « discipliner » le « Je » sans non plus l’anéantir. Symétriquement, le « Je » ne doit pas se réaliser au détriment du « Moi ». C’est pourquoi ce « Soi » structuré et équilibré ne peut se développer qu’au sein d’un processus social particulier, soit à partir de l’interaction entre l’individu et son environnement. Au regard des critiques formulées à l’encontre de Durkheim et de l’anthropologie culturelle, cette approche est intéressante car la socialisation est à la fois abordée sous l’angle de la réalité sociale extérieure et de l’expérience individuelle subjective. La socialisation est ici le fruit des structures sociales et des potentialités d’actions et de réflexivité individuelles.
22 Dans une perspective similaire, Erving Goffman prolonge l’analyse de Mead en insistant également sur le poids des interactions dans le processus de socialisation. Le sociologue montre que l’interaction sociale n’est pas une simple réponse des personnes à des facteurs agissant sur elles, mais un processus de construction qui est aussi formatif. La personne élabore des schèmes d’interprétation qui ne sont jamais définitifs, mais qui évoluent ou s’approfondissent suite à la confrontation avec autrui. Cette approche révèle pourquoi et comment la socialisation se produit tout au long de la vie. Elle s’inscrit dans la durée, la continuité et la réciprocité. Elle est conçue comme le processus d’acquisition des savoirs et des savoir-faire qui sont nécessaires, dans le contexte d’interaction sociale, à l’établissement des liens sociaux.
23 En somme, plusieurs éléments essentiels caractérisent la socialisation d’après les éléments théoriques développés jusqu’ici :
- elle se fonde sur l’acquisition de normes de comportements sociaux, en lien avec l’apprentissage et l’éducation ;
- elle est aussi basée sur l’intériorisation de codes sociaux à partir d’interactions diverses ;
- elle implique une conversion : un individu n’est pas défini une fois pour toutes, mais son comportement, sa personnalité et son identité évoluent sans cesse au cours de son existence au contact de son environnement social. La socialisation est alors conversion car elle surajoute à l’être existant un être nouveau, adapté à son milieu social. C’est un processus évolutif mais non linéaire.
25 La socialisation du genre est d’ailleurs illustrative des trois points précédents. Nous le développons dans la sous-partie suivante, en insistant sur le corps comme support de la socialisation du genre.
Le corps comme support de la socialisation du genre
26 Après avoir insisté sur des aspects théoriques relatifs à la socialisation du genre, nous expliquons en quoi le corps peut être un support de celle-ci.
27 Comme développé supra, un individu devient un être social par l’inculcation et les interactions qui sont au cœur de sa socialisation. Un des exemples sociologiques les plus révélateurs de cette construction est le genre. Distinguée de celle de sexe, cette notion s’éloigne d’une conception « naturaliste » du féminin et du masculin. Cela signifie que les rôles et l’identité associés aux individus des deux sexes possèdent une dimension sociale et culturellement acquise. Cette « socialisation du biologique » [4] est donc au cœur de la construction de l’identité sexuée, ce sentiment subjectif lié à la réalité des organes génitaux et structurant la vie psychologique et la vie sociale, d’être un homme ou une femme. L’identité sexuée mêle constamment les dimensions biologique et sociale : elle rend compte des interactions entre le sexe anatomique et la dimension socialement construite des différences et particularités individuelles. D’un point de vue sociologique, la construction de l’identité sexuée renvoie à la double dimension de la socialisation développée supra : si le sexe est cette caractéristique physique qui rassemble des individus autour d’un dénominateur commun, c’est également étymologiquement ce qui sectionne, coupe, sépare.
28 L’identité sexuée individuelle s’inscrit par conséquent dans une construction dialectique symbolique, à la frontière du soi et d’autrui. Les interactions jouent en particulier un rôle important, puisque la construction de l’identité sexuée individuelle repose sur les rapports de genre au sein du système social et politique : elle dépend du statut et du rôle social assignés à chaque sexe, influant en retour sur la perception sexuée et les représentations sexuelles. En d’autres termes, elle est fonction de « l’ordre sexué » [5] en présence dans la société, et des rapports de pouvoir associés. Chaque sexe est relié socialement à l’autre et se définit en référence à l’autre. Les transformations d’un élément de cet « ordre sexué » entraînent des modifications de l’autre élément. À ce stade, deux remarques s’imposent.
29 Premièrement, cet « ordre sexué » n’est pas forcément égalitaire : dans nos sociétés héritées de modèles patriarcaux, c’est l’homme qui est placé au cœur de la vie publique, et qui « domine » socialement la femme. L’égalité théorique ne coïncide pas exactement avec l’égalité réelle. Les caractéristiques sociales et politiques en sont une assignation du féminin et du masculin à des sphères déterminées et délimitées : l’espace public est investi par les hommes et l’espace privé l’est par les femmes. Une « valence différentielle des sexes » [6] est ainsi instituée et légitimée socialement. Chaque individu est de ce fait inséré, dès son plus jeune âge, dans cette problématique consistant à apprendre et à intérioriser le masculin ou le féminin, avec un primat sociétal accordé au masculin. Pour les hommes, il s’agit de se familiariser avec les valeurs masculines « traditionnelles » comme la force, la puissance, la performance. Les femmes sont au contraire renvoyées à la gentillesse, la beauté, la maternité, la sensibilité…
30 Cette socialisation différenciée est censée préparer chaque individu à ses rôles futurs. Le rapport de chaque enfant aux jouets l’illustre, ces derniers favorisant la mise en scène des comportements sexués spécifiques. Par leur médiation, un enfant apprend les rôles de l’Autrui généralisé lié à son sexe biologique. C’est pourquoi cette socialisation différenciée conditionne aussi pour chaque genre les façons de se définir et de percevoir l’autre genre. D’où un découpage progressif du monde entre le masculin et le féminin associant certaines caractéristiques typiques « héritées » du sexe biologique : fort/faible, dur/fragile, extérieur/intérieur. Chaque sexe est par conséquent défini de façon « négative » dans cet « ordre sexué », c’est-à-dire en opposition avec les caractéristiques socialement reconnues de l’autre genre. Ce principe identitaire de « définition par la négation » [7] à l’œuvre au cours de la socialisation permet à un enfant de se construire mentalement une représentation stable et structurée de la masculinité et de la féminité. Pour cela, il est nécessaire de nier fermement en lui tout attribut du sexe opposé, mais également chez les autres individus du même sexe (le « nous »). Il doit à l’inverse valoriser des spécificités liées à son sexe qui créent une démarcation avec l’autre sexe.
31 Cependant, et c’est l’objet de notre deuxième point, cet « ordre sexué » est aussi évolutif. Les nombreux bouleversements sociétaux en faveur des femmes, qui surviennent à partir des années 1970, ont remis fortement en cause cette toute puissance masculine. À travers cette « révolution anthropologique » [8], les femmes souhaitent appliquer dans la sphère privée les caractéristiques politico-économiques de l’espace public, soit la démocratie et les valeurs capitalistes. En lien avec leur scolarisation, leur accès à l’emploi salarié, à la liberté d’entreprendre et à l’obtention du droit de vote notamment, elles désirent que davantage de démocratie s’instaure au sein du couple et veulent disposer de plus d’autonomie et d’indépendance. À l’instar des hommes, elles veulent se définir en tant que Sujet.
32 Par ce biais, sans qu’il y ait substitution intégrale du rapport de force entre les genres, « l’ordre sexué » mêle aujourd’hui des éléments hérités des modèles patriarcaux et des éléments apparents de « gyniarcat » [2]. Cette nouvelle configuration a des incidences sur la façon dont un individu apprend à devenir un homme ou une femme, et à adopter les comportements sociaux « adéquats » liés à son sexe biologique. Pour les deux sexes, une pluralité de modèles de définition identitaire sont en présence, les frontières du masculin et du féminin se brouillent, ce qui n’est pas sans représenter des références ambivalentes pour l’individu.
33 Le rapport au corps des individus reflète ces ambivalences. Les contours imprécis de l’identité sexuée amènent chaque individu à s’interroger à ce que signifie être une femme ou un homme. Le corps étant un miroir social, il devient fondamental dans la présentation de soi puisque c’est cette « matière » qui relie l’intime au reste de la société. La corporéité s’inscrit donc constamment dans une structure symbolique : le corps permet d’être classé socialement, et d’être intégré ou exclu à des groupes de référence. Dans cette perspective, chaque individu apprend que son corps doit être mis en conformité avec les attentes sociales relatives à son sexe biologique. Des « idéaux-types » masculins et féminins sont en effet en présence dans la société, qui induisent des injonctions corporelles pour chaque individu souhaitant apparaître « femme » ou « homme ». Pour les femmes, le corps doit incarner la beauté, la sensibilité, la douceur, … D’où la socialisation différenciée dont nous venons de parler pour développer cette conformité sociale.
34 Pour les hommes, le corps doit exprimer au contraire l’imaginaire de la force, de la puissance et de la performance. Ils doivent asseoir visiblement leur autorité et leur domination « naturelles ». C’est particulièrement important pour les hommes à l’identité sexuée troublée, qui « surinvestissent » leur corps : en développant des signes extérieurs de virilité, les hommes espèrent créer une séparation nette entre le masculin et le féminin par des caractéristiques physiques qui naturalisent et légitiment un certain « ordre sexué ». Ce peut-être la stratégie adoptée par les pratiquants de bodybuilding par exemple [9]. C’est un argument souvent sensible chez les jeunes hommes, à la recherche de repères stables relatifs à la virilité. Dans le cadre d’une « socialisation anticipatrice », ils peuvent chercher à vouloir développer précocement des signes extérieurs de virilité pour apparaître « hommes ». Cette stratégie est notamment mise en place pour attirer le regard des femmes : selon Michel Bozon [10], certains hommes considèrent en effet que les caractéristiques physiques sont une source de jugements esthétiques instantanés essentielle permettant de sélectionner le conjoint. Les hommes ayant un doute sur leur capacité à attirer le regard et sur le choix des femmes en leur faveur pourraient alors être amenés à penser – à tort selon l’auteur – que celles-ci effectuent leurs choix en fonction des mêmes critères de sélection. Ainsi, ne sachant par quel biais séduire les femmes, ils valoriseraient au mieux leurs attributs physiques « masculins » pour recouvrer ou asseoir leur « attractivité ».
35 Mais comme nous l’avons souligné, la socialisation genrée et le rapport au corps associé peuvent aussi exprimer des déviances et des variances. Certains individus peuvent être socialisés en dehors des modèles traditionnels de genre de référence ou refuser d’entrer dans ceux-ci. L’individu participant à son processus de socialisation, il peut être amené par ses expériences à rejeter les « idéaux-type » masculins ou féminins traditionnels. Il peut même emprunter des comportements « spécifiques » de l’autre sexe, reflétant les ambivalences de « l’ordre sexué ». La « consommation du corps » est alors moins particulière à un genre, comme l’illustre le nombre croissant de femmes pratiquant un sport « masculin ».
36 Le rapport au corps des individus dans le cadre du caractère genré de la socialisation montre en tout cas combien ce processus est complexe, puisqu’il repose sur des rapports réciproques et permanents entre l’individu et la société, entre l’apprentissage et les interactions, entre le contrôle social et les actions individuelles. Parvenir à aborder avec des élèves cette notion clé de la sociologie en révélant ses différentes facettes, notamment à travers son caractère genré, peut être difficile, mais aussi particulièrement fructueux. Pour cela, nous présentons une activité pédagogique susceptible de faciliter son apprentissage par des élèves de première ES.
Comprendre la socialisation grâce aux représentations sur le corps des élèves
37 Nous décomposons cette partie en deux sous-ensembles d’importance inégale, puisque nous souhaitons davantage insister sur le côté pratique que théorique de notre activité. Nous expliquons donc brièvement tout d’abord pourquoi il est important de s’appuyer sur les représentations et la participation des élèves pour construire une séquence pédagogique intéressante et motivante, avant de décrire notre proposition d’activité sur la socialisation.
Partir des représentations des élèves : une nécessité pédagogique
38 Nous expliquons ici en quoi un travail pédagogique mené à partir des représentations des élèves peut faciliter l’apprentissage de ceux-ci.
39 Cet apprentissage passe notamment par l’acquisition des éléments théoriques relatifs à la socialisation décrits supra. Il est indispensable que les élèves assimilent et sachent réutiliser cette notion, tant elle est au cœur de leur scolarité et de la sociologie. C’est pourquoi, si une pédagogie « transmissive » constitue une des modalités possibles, elle comporte des limites d’un point de vue cognitif. Entre autres, elle fait courir le risque pour l’élève de ne percevoir la socialisation qu’à travers la définition donnée par le professeur, sans en comprendre le sens. Cela peut en outre renforcer certaines représentations validant la naturalité des comportements sociaux.
40 Nous pensons au contraire qu’il est indispensable d’utiliser les représentations des élèves pour aborder la socialisation sous sa déclinaison genrée. Les représentations s’apparentent en effet à des systèmes d’interprétation de l’environnement social, qui permettent aux individus de se situer, d’agir et d’entrer en interaction avec les autres. Comme « les représentations sont liées étroitement aux identités des acteurs insérés dans les contextes donnés » et qu’elles « permettent aux groupes de réguler leurs interactions réciproques » [11], travailler sur les représentations du masculin et du féminin est particulièrement fécond. Plus précisément, travailler sur le principal symbole individuel et social de la masculinité et de la féminité, à savoir le corps, s’insère pleinement dans cette problématique. En fonction de la perception de chaque élève concernant les caractéristiques « normales » d’un corps masculin et d’un corps féminin, l’enseignant a la possibilité de faire émerger tout un ensemble de représentations révélatrices de la complexité de la construction des genres et de leurs rapports sociaux.
41 Concrètement, il s’agit de faire ressortir les représentations de chaque élève relatives aux corps masculin et féminin, pour créer une « situation problème » d’un point de vue cognitif. En confrontant leurs représentations avec certaines théories ou faits, les élèves sont amenés à prendre conscience que leurs cadres cognitifs ne leur offrent qu’une vision erronée ou partielle de la réalité sociale. En résolvant ce « problème », ils se forgent de nouvelles représentations leur permettant de la déchiffrer différemment. Dans le langage de Piaget, il s’agit de favoriser le processus d’équilibration, c’est-à-dire le passage d’une forme mentale à une autre par un mouvement de déséquilibre suivie d’un rétablissement de l’équilibre par le passage à une forme nouvelle. Ici, le développement intellectuel de l’élève est perçu comme un processus actif d’adaptation discontinue à des formes mentales et sociales d’une complexité croissante. Cette adaptation est la résultante et l’articulation de deux mouvements complémentaires : l’assimilation et l’accommodation.
42 Pédagogiquement, les deux fonctionnent de pair puisque si la première permet d’incorporer des éléments externes aux structures mentales déjà construites, la seconde consiste à les réajuster. En somme, face à la difficulté cognitive nouvelle, les élèves doivent adapter leurs structures mentales pour pouvoir à nouveau comprendre leur environnement social.
43 L’enseignant doit donc parvenir à travailler à partir de ces représentations. Il s’agit d’une tâche complexe mais intéressante, car, répétons-le, elle peut lui permettre d’accélérer l’apprentissage de concepts clés. Dans ce but, nous décrivons ci-après une activité testée avec une classe de première ES, qui a rempli les deux objectifs définis au départ : faire comprendre aux élèves la notion de socialisation et les motiver en travaillant différemment.
Présentation de l’activité
44 Nous décrivons ci-après notre activité pédagogique sur la socialisation, à travers ses différentes étapes successives.
Séance 1
45 En premier lieu, au début du chapitre, nous demandons aux élèves de travailler par groupes de deux personnes du même sexe à partir de la consigne suivante : « Sur une feuille (donc une feuille par groupe), dessinez ce que représente pour vous un homme (pour les filles) ou une femme (pour les garçons). Écrivez aussi trois mots qui symbolisent un homme (pour les filles) ou une femme (pour les garçons) ». Par le dessin, les élèves ont la possibilité de s’exprimer différemment, surtout pour les élèves en difficulté à l’écrit. Par rapport à nos objectifs, c’est aussi le moyen de travailler différemment : le dessin permet de travailler à partir des représentations du corps, ce qui facilite la transition avec l’étude de la socialisation genrée. Les trois mots choisis entrent également dans cette démarche, puisqu’ils « traduisent » le langage véhiculé par le dessin.
46 La seconde étape consiste à former des groupes de quatre élèves à partir des groupes précédents. Ils sont toujours marqués par une séparation sexuelle. La consigne reste la même : les quatre membres doivent se mettre d’accord sur un dessin et trois mots symbolisant le masculin et le féminin.
47 Les élèves disposent d’une heure pour réaliser ces deux étapes, présentation initiale du professeur comprise. À l’issue de cette première heure, l’enseignant ramasse les feuilles de chaque groupe de quatre. Il réunit à partir de là les dessins et les trois mots associés dans un document unique (diaporama, photocopies), qui est utilisé lors de la séance suivante.
Séance 2
48 L’objectif de cette séance d’une heure est de confronter les différents points de convergence et de contradiction entre les élèves, notamment de sexes différents. En suscitant un maximum de déstabilisations cognitives chez les élèves, l’enseignant peut espérer faire émerger des « idéaux-types » masculins et féminins. Ces derniers, définis par un certain nombre de caractéristiques propres, sont alors utilisés pour s’interroger sur leurs fondements sociaux. Dans cette perspective, l’organisation de la séance est la suivante, avec trois temps majeurs :
49 1. Les élèves reforment les groupes de quatre de la fin de la séance 1. L’enseignant montre alors à l’ensemble des élèves les dessins et les mots caractérisant le masculin et le féminin. Il peut utiliser un diaporama tout en distribuant des photocopies : cela permet à chaque élève de mieux visualiser les travaux. Il est nécessaire de laisser aux élèves quelques minutes de « découverte ».
50 2. L’enseignant présente les dessins et les mots associés un par un. Il demande au groupe qui en est à l’origine d’expliquer ses choix au reste de la classe, puis laisse celle-ci réagir pour qu’un débat s’instaure.
51 Cette seconde étape est incertaine pour l’enseignant. Il ne connaît ni la réaction des élèves ni les caractéristiques masculines et féminines mises en évidence par les élèves lors de la présentation collective. Il doit faire preuve de réactivité pour s’adapter aux réponses des élèves et faire en sorte que celles-ci intègrent le cadre du cours. C’est pourquoi il est important pour lui, entre la première et la deuxième séance, d’étudier de façon approfondie les travaux des élèves. Cette démarche lui permet de définir quelques grandes orientations potentielles du cours, pour concilier le respect du programme et les apports des élèves. En clair, c’est à ce moment que l’enseignant élabore plusieurs ébauches de plans potentiels et de divers supports pédagogiques associés.
Construire des « idéaux-types » masculin et féminin à partir des travaux des élèves réalisés à la séance 1
Nom des élèves du groupe | Caractéristiques corporelles du dessin et mots associés | Réaction des autres groupes à la visualisation des dessins et aux commentaires | « Idéaux-types » masculin et féminin définis |
Des numéros de groupe peuvent être préférés pour simplifier. | Les caractéristiques essentielles du dessin sont résumées par des mots simples, et les trois mots associés sont également écrits. De plus, les commentaires oraux des membres du groupe sur leur propre travail sont également résumés par quelques mots simples. | Cette colonne est remplie au cours des échanges oraux, en essayant de résumer au mieux les éléments importants par quelques mots simples. | À partir des éléments précédents, un portrait « final » du masculin et du féminin est défini pour chaque groupe. Concrètement, les dessins, les mots et les commentaires sont synthétisés par quelques mots simples, qui permettent de définir pour chaque groupe des « idéaux-types » masculin et féminin. |
Construire des « idéaux-types » masculin et féminin à partir des travaux des élèves réalisés à la séance 1
52 Cette démarche permet également à l’enseignant de mieux tirer parti des échanges verbaux des élèves de la séance 2. En effet, au vu des dessins, il est fort probable que les réactions soient nombreuses et mal définies. Sans organisation préalable, cette masse d’informations risque d’être difficilement exploitable. Pour prévenir ces difficultés et maximiser l’intérêt de la séance, l’enseignant projette au mur un tableau Word à quatre colonnes préalablement construit (ou selon le matériel disponible un transparent ou directement au tableau, mais avec obligatoirement une trace écrite pour la suite du cours). Ce tableau permet de recenser et de classer les éléments importants qui émergent du débat entre les élèves. En notant les mots les plus fréquents caractérisant le masculin et le féminin, l’enseignant peut espérer établir en fin de séance des « idéaux-types ».
53 Concrètement, un tel tableau peut prendre la forme suivante (tableau 1) :
54 La suite du cours consiste à travailler à partir de ces « idéaux-types » masculins et féminins. C’est ici qu’intervient le travail réalisé par l’enseignant entre les séances 1 et 2. Un axe de réflexion et des supports pédagogiques associés sont alors choisis en fonction des caractéristiques masculines et féminines mises en évidence. Il s’agit désormais de mettre les « idéaux-types » définis par les élèves à l’épreuve des faits et de la théorie. C’est cette confrontation qui déstabilise les représentations des élèves et vient favoriser leur reconstruction sur des bases sociologiques. L’enseignant introduit donc, dans la troisième partie de la séance, davantage de « structure » et de « contenu », tout en gardant la possibilité de réutiliser les dessins et le tableau de synthèse précédents ultérieurement. Ci-après, nous donnons un exemple pour réaliser cette dernière étape de la séance.
Construire une séquence pédagogique sur la socialisation à partir des représentations des élèves sur le masculin et le féminin : l’exemple du corps
Séances | Étapes | Objectifs | Caractéristiques | Durée |
1 Travail de l’e réflexion pou 2 | 1 |
Faire émerger les représentations des élèves sur les caractéristiques corporelles genrées. Confronter les points de vue des élèves. : étude des travaux des élèves uction du chapitre. Il anticipe l’é Faire émerger des « idéaux- types » masculins et féminins à partir des travaux de la séance 1. Confronter les « idéaux- types » masculins et féminins à l’épreuve des faits et de la Science. |
Travail par groupes de deux élèves du même sexe. Réaliser un dessin et donner trois mots symboliques du féminin et du masculin. | 15 minutes |
2 nseignant r la constr 3 4 |
Travail par groupes de quatre élèves du même sexe Réaliser un dessin et donner trois mots symboliques du féminin et du masculin à partir de deux dessins de l’étape 1. Travail à rendre. pour préparer un document de synthèse et définir plusi tape 4 de la séance 2. Présentation collective des travaux. Explications et confrontations. Réalisation collective d’un tableau synthétique. Étude des thèses de Bourdieu et de Lahire sur l’habitus, abordé dans le cadre de la socialisation corporelle genrée. |
45 minutes
eurs axes de 30 minutes 30 minutes |
Construire une séquence pédagogique sur la socialisation à partir des représentations des élèves sur le masculin et le féminin : l’exemple du corps
55 3. Une fois les « idéaux-types » masculins et féminins définis, il peut être intéressant de chercher à savoir s’ils correspondent à la réalité et de s’interroger sur leur construction sociale plus ou moins durable. C’est ici que les élèves peuvent s’approprier le concept de socialisation, et comprendre ses différentes composantes présentées dans la première partie. Autrement dit, ils perçoivent dans cette dernière étape les éléments permanents et évolutifs du processus de socialisation.
56 Sur ce point, les apports de Pierre Bourdieu et de Bernard Lahire sur l’habitus sont tout à fait illustratifs. Pour Bourdieu, l’habitus est en effet ce système de dispositions acquis dès l’enfance dans un milieu social donné, en lien avec la socialisation. Il est le résultat de la transmission, de l’inculcation, de l’imitation, de l’observation et d’interactions. Il est durable et structuré puisqu’il conditionne les schèmes individuels de perception, de pensée et d’action. Mais Lahire montre qu’il est aussi évolutif, puisque l’individu connaît des expériences plurielles. Dans ce cadre, l’individu est pensé comme imprévisible, puisque sa socialisation repose sur l’incorporation d’une multiplicité de schèmes d’action qui offrent une diversité de répertoires d’action. Ceux-ci sont plus ou moins activés selon les circonstances sociales.
57 En confrontant les idées de Bourdieu sur la construction sociale du féminin avec « l’acteur pluriel » de Lahire agissant dans une société d’individus à forte différenciation sociale, l’enseignant amène les élèves à réfléchir sur la socialisation du genre. En d’autres termes, la mobilisation du débat entre les deux sociologues autour de la structure et de la « force » de l’habitus est pédagogiquement féconde après le travail précédent des élèves. Toute une réflexion sur la construction d’un corps masculin ou féminin « socialement valide » peut en particulier être réalisée. L’enseignant utilise à son profit les thèses de la domination masculine pour comprendre les rapports intergenres noués au sein de « l’ordre sexué » et ses conséquences sur la socialisation des genres. Il peut ensuite mobiliser celles de Lahire pour relativiser l’idée d’un déterminisme social, et donc montrer que « l’ordre sexué » et la socialisation sont évolutifs, puisqu’ils dépendent aussi des décisions des acteurs sociaux. C’est ainsi que le caractère complexe de la socialisation apparaît aux élèves.
58 L’enseignant peut même élargir le cadre de réflexion du programme en travaillant sur cette complexité : elle n’est pas sans conséquence pour les acteurs, puisqu’en offrant une pluralité de modèles masculins et féminins de référence, la socialisation peut déstabiliser la construction identitaire des individus. En allant encore plus loin, il peut même poser la question de la pertinence d’un découpage de la réalité sociale en genres séparés et clairement identifiables.
59 Nous récapitulons les différentes étapes de l’activité présentée ci-avant à travers le tableau 2.
60 Le suivi de ces différentes étapes permet de faciliter l’acquisition des connaissances tout en accroissant l’intérêt des élèves. Par rapport à notre propre expérience, les résultats obtenus à l’évaluation finale du chapitre ont été très satisfaisants : le concept de socialisation a été bien assimilé et les élèves sont parvenus à le relier à bon escient à d’autres notions importantes. D’un point de vue plus subjectif, une brève enquête réalisée en fin de chapitre a montré leur satisfaction à travailler de cette façon. Non seulement la sociologie leur a paru plus « accessible » et plus pertinente, mais leur adhésion au cours a été durable. Nous pensons que cela provient de l’intérêt porté à leur vécu et à leurs idées : en les associant d’une certaine manière à la production du cours, les élèves ont fait preuve de davantage d’adhésion que pour un cours « traditionnel ».
Conclusion
61 Cet article a tenté de remplir un objectif éducatif essentiel : faciliter la transmission et l’acquisition de connaissances. À l’heure où le savoir et la pédagogie semblent parfois être opposés, nous considérons au contraire que les deux ne font qu’un : c’est cela qui fait la force et la richesse de l’enseignement. C’est pourquoi nous avons privilégié, dans le cadre d’une réflexion sur la socialisation, élément du programme de première ES, deux modalités essentielles : apporter un éclairage théorique sur la construction sociale du genre dans le processus de socialisation, en insistant sur sa dimension corporelle ; présenter une activité pédagogique permettant à l’élève de comprendre ce concept clé. Nous pensons que s’appuyer sur les représentations des élèves est particulièrement utile pour aborder cette notion. C’est en particulier le cas lorsque l’enseignant travaille sur des aspects relatifs au corps, cette matière sensible et physique que les adolescents « traînent », détestent, admirent et comparent au quotidien. Réaliser des dessins et écrire des mots simples retranscrivant ces représentations sur le corps permet de travailler différemment, de mobiliser tous les élèves d’une classe et de s’adapter à leurs spécificités.
62 À travers la réflexion développée dans cet article, nous espérons également être parvenus à démontrer que le corps est un objet d’investigation sociologique très intéressant et facilement utilisable avec les élèves. Trop longtemps, le corps a été laissé à d’autres disciplines dans l’enseignement secondaire. Il est donc temps que les enseignants de SES montrent qu’une analyse sociologique du corps est pertinente. Ce thème ouvre en effet de nombreuses possibilités de travail : dans la perspective de l’intégration sociale, l’enseignant peut par exemple aborder les questions liées à l’obsession du corps, le « trop » corps renvoyant aux pathologies sociales durkheimiennes. Le tout est de s’appuyer sur l’expérience des élèves avec mesure, puisque ce sont des questions sensibles chez eux. C’est tout l’art de la pédagogie, qui n’est justement pas innée, mais bien socialement acquise elle aussi. //
- [1] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE ET DE LA RECHERCHE, bulletin officiel n° 28, 12 juillet 2001.
- [2] ROCHER G., Introduction à la sociologie générale, Paris, Seuil, 1968.
- [3] MEAD G., L’Esprit, le soi et la société, PUF, coll. « Le Lien social », 2006 (1934).
- [4] BOURDIEU P., La Domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1998.
- [5] SÉNAC-SLAWINSKI R., L’Ordre sexué, Paris, PUF, 2007.
- [6] HÉRITIER F., Masculin/Féminin, I : La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.
- [7] KLEIN A.M., Little Big Men : Bodybuilding Subculture and Gender Construction, State University of New York Press, Albany, 1993.
- [8] GAUCHET M., « Essai de psychologie contemporaine », Le Débat, n° 99 et 100, avril et août 1998.
- [9] VALLET G., « Corps performant bodybuildé et identité sexuée masculine : une congruence ? », Revue Interrogations, Le corps performant, n° 7, p. 148-167, décembre 2008.
- [10] BOZON M., « Apparence physique et choix du conjoint », in Bozon M. et Héran F., La Formation du couple, La Découverte, 2006.
- [11] FRAYSSE B., « La saisie des représentations pour comprendre la construction des identités », Revue des Sciences de l’éducation, vol. 26, n° 3, p. 651-676, 2000.