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Article de revue

Une bibliothèque numérique de la littérature mondiale à forte valeur ajoutée : le Bodmer Lab

Pages 111 à 116

Notes

  • [1]
    Voir Martin BODMER, De la Littérature mondiale, anthologie établie par J. DAVID et C. NEESER HEVER, trad. de l’allemand par C. Neeser HEVER, Paris, Ithaque, 2018 ; et Jérôme DAVID, Martin BODMER et les Promesses de la littérature mondiale, Paris, Ithaque, 2018.

Jérôme DAVID

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Jérôme DAVID

1Le Bodmer Lab est un projet de recherche né en 2014 d’une collaboration entre la Faculté des lettres de l’Université de Genève et la Fondation Martin Bodmer. Il s’emploie à valoriser, à l’aide de nouvelles technologies, une « bibliothèque de la littérature mondiale » sans équivalent dans le monde, soit plusieurs dizaines de milliers de livres et de manuscrits précieux rassemblés par Bodmer de son vivant (1899-1971) sous l’égide de la Weltliteratur. Initié par trois historiens de la culture, dont le regretté Michel JEANNERET, son fonctionnement repose sur une équipe qui combine plusieurs métiers : conservation, documentation, restauration, informatique, recherche universitaire et media design. Il s’agit en effet de donner accès aux numérisations d’une partie significative de la collection Bodmer, par l’intermédiaire d’une plateforme en ligne à la fois simple, rapide et fiable.

Radu SUCIU

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Radu SUCIU

Un fonds de collections précieuses et remarquables

2La Bibliotheca Bodmeriana contient des fleurons que le musée de Cologny, sur les bords du lac Léman, présente en partie au public. La Fondation ouvre également ses portes aux universitaires désireux de consulter un document particulier. Mais le Bodmer Lab a parié sur une autre richesse que la seule rareté bibliophilique de ces pièces parfois uniques. Nous considérons en effet que ces fleurons gagnent à être envisagés non seulement comme des pièces exceptionnelles, mais en outre comme autant d’éléments d’une utopie personnelle dont s’est inspiré le collectionneur dans ses acquisitions. La « littérature mondiale », telle que l’entendait Bodmer, donne sa cohérence et sa valeur à l’ensemble que composent ces archives patiemment réunies [1]. C’est cette ambition intellectuelle que nous nous efforçons de comprendre, de réhabiliter et de transmettre en même temps que nous donnons accès à une partie de la collection numérisée. Il s’agit donc, pour nous, de tenir compte de ces sens multiples des documents : importance dans l’histoire de la culture, particularité bibliophilique, statut dans la collection. Pour ce faire, nous avons mis en place un « flux opérationnel » qui favorise l’ajout progressif dans les données produites de toutes les informations nécessaires.

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Le principe : une présentation en « constellations »

3Mais il a fallu, au préalable, imaginer une façon de présenter cette collection en ligne de façon rigoureuse. Nous avons ainsi créé les « constellations ».

4L’unité propre à chacune d’entre elles (littérature élisabéthaine, voyages illustrés de la Renaissance, papyri anciens, autographes français, etc.) garantit un traitement à la fois homogène et précis des documents numérisés. Nous nous devions de faire cas de la diversité des périodes historiques, des genres de textes et des supports, tant la Bodmeriana s’apparente par son gigantisme à une collection de collections.

5Autrement dit, nous nous sommes d’emblée refusés à « numériser au kilomètre », parce que ce procédé aurait privilégié le nombre de pages capturées au détriment de leur choix réfléchi et de l’enrichissement minutieux de leurs métadonnées. Nous n’avons pas numérisé les éléments de la collection les uns après les autres, en suivant le classement du catalogue. Nous n’avons pas non plus adopté l’ordre bibliophilique qui aurait conféré une priorité plus grande aux pièces les plus rares. Nous avons conçu des regroupements qui tiennent compte de fonds déjà repérés dans la collection et qui nous semblent de plus illustrer de manière frappante le dessein général de Bodmer.

6Inscrit dans sa constellation, chaque document bénéficie en somme d’une mise en relation avec d’autres pièces dans le cadre d’un fonds spécifique de la collection Bodmer, dont un·e spécialiste reconnu·e peut alors étudier et décrire les particularités et la signification historiques. Il revient également à ces spécialistes de déterminer la nature des métadonnées qui rendront possibles, en ligne, les usages les plus exigeants de leur corpus de prédilection : les rubriques que comporte la description des originaux numérisés sont ajustées à chaque type de documents, si bien qu’elles varient grandement d’une constellation à l’autre.

Workflow : le processus et les conditions de la numérisation

7Si l’on suit le « flux opérationnel », un fonds à numériser entre dans la chaîne d’opérations qui va le faire passer de la réserve conditionnée, où il est conservé à Cologny, aux serveurs de l’Université de Genève depuis lequel il devient consultable sur Internet via notre plateforme (bodmerlab.unige.ch).

8Les spécialistes du domaine auquel il se rapporte (Renaissance anglaise, littérature grecque antique, etc.) sélectionnent dans un premier temps, à partir du catalogue de la Bodmeriana, les documents de ce fonds qui méritent à leurs yeux numérisation. La collection Bodmer héberge en effet quelques doublons ; il arrive parfois aussi qu’un ouvrage du catalogue soit déjà disponible ailleurs en format numérisé et que l’exemplaire Bodmer ne présente rien de remarquable.

9Cette sélection opérée, des restauratrices examinent les documents retenus : résisteront-ils à l’opération de numérisation ? Cette phase confie à ce corps de métier le soin souverain de trancher sur des critères exclusivement matériels, et au cas par cas, de la faisabilité ou non d’une numérisation. Nous ne discutons jamais leurs décisions. La préservation des originaux est d’autant plus cruciale à nos yeux que le Bodmer Lab n’a pas de vocation patrimoniale : nous sommes un laboratoire de recherche à la croisée de l’histoire de la culture et des humanités numériques. Les microfilms réalisés par la Fondation Martin Bodmer dans les années 1980 représentent désormais des copies obsolètes, leur qualité étant largement insuffisante. Cela aurait suffi, au besoin, à nous rendre lucides sur les promesses faites de tout temps au nom des technologies dernier cri. Ceci ne tuera pas cela.

10La numérisation proprement dite se déroule dans un local spécialement aménagé pour répondre aux conditions de lumière, d’humidité et de température requises par ces archives précieuses. Elle est le fait de documentalistes polyvalent·e·s et expérimenté·e·s. En plus de manipuler les volumes ou les manuscrits et d’en gérer les allers-retours de la réserve au local, leur tâche consiste à vérifier chaque image prise et à lui joindre son lot de métadonnées préalablement définies. Une première sauvegarde des données s’effectue sur place, avant qu’un protocole informatique ne vienne les transférer durant la nuit jusqu’aux serveurs sécurisés de l’université où leur pérennité est garantie sur plusieurs décennies. De là, les différentes fonctionnalités de notre plateforme en ligne vont venir les piocher au gré des requêtes des internautes.

Métadonnées savantes, médiations multiples pour favoriser trois types de visiteurs

11Nous avons anticipé trois types de visites pour cette plateforme, dont les attentes spécifiques ont guidé l’élaboration du site et des fonctionnalités proposées.

12Le Bodmer Lab étant avant tout un projet académique, les chercheur·euse·s du monde entier y découvrent des œuvres jusque-là introuvables sur Internet et parfois même inconnues des spécialistes, assorties de métadonnées conformes aux normes savantes les plus strictes. Pour cela, le Bodmer Lab a repris ou s’est inspiré de modèles de données utilisés par d’autres bibliothèques numériques européennes, notamment Gallica, E-codices ou E-rara. Grâce à la barre de recherche interne qui s’affiche sur la première page de la plateforme, il est possible d’accéder en deux clics au document que l’on a en tête. Cette efficacité répond aux besoins d’un certain public qui sait ce qu’il cherche dans la collection Bodmer.

13Mais ce genre de visites n’épuise pas l’intérêt escompté des internautes pour notre site. Nous comptons également avec les enseignant·e·s et le grand public. Nous mettons l’accent sur les ressources didactiques que constituent nos données et sur les activités susceptibles de les mobiliser en classe ; par ailleurs, en dépit de l’impossibilité de circonscrire précisément l’infinie diversité du « grand public », nous aménageons des parcours thématiques propices aux flâneries et à la sérendipité.

14Nous tenons à ce que le site du Bodmer Lab soit assez riche et attrayant pour que l’on puisse décider de s’y perdre par curiosité et avec profit. Aussi l’accès aux documents s’accompagne-t-il de médiations multiples qui nourrissent et éclairent la consultation : des textes d’escorte sur la portée culturelle d’une constellation, des notices détaillées sur les contextes historiques, des vidéos sur tel ou tel point d’intérêt particulier — et, hors ligne, des formations continues, des conférences publiques ou des ateliers scolaires.

Une bibliothèque ouverte aux nouveaux projets

15Nous voudrions que cette bibliothèque numérique puisse donner aux pièces qui la constituent une nouvelle vie, par de futurs projets de recherche et des exploitations pédagogiques, ludiques ou artistiques à venir. L’objectif du Bodmer Lab n’est pas seulement de donner accès à un avatar numérique de la Bibliotheca Bodmeriana, mais aussi de proposer quelques exemples d’exploitation possibles de nos données en vue de susciter des interrogations dont nous n’aurions même pas idée aujourd’hui.

16Tout cela ne serait pas possible sans l’utilisation de méthodes et de standards interopérables (architecture informatique open source, entrepôt Fedora, serveur d’images iiiF, etc.) désormais largement adoptés par des bibliothèques, des musées et des archives numériques du monde entier.

17Stockée de manière durable sur un serveur de l’Université de Genève, la plateforme du Bodmer Lab espère ainsi répondre à l’appel visionnaire de Robert DARNTON en faveur d’une bibliothèque numérique publique et universelle.


Mots-clés éditeurs : Suisse, Bodmer Lab, bibliothèque numérique, workflow, Genève, métadonnées

Date de mise en ligne : 02/12/2021

https://doi.org/10.3917/i2d.212.0111

Notes

  • [1]
    Voir Martin BODMER, De la Littérature mondiale, anthologie établie par J. DAVID et C. NEESER HEVER, trad. de l’allemand par C. Neeser HEVER, Paris, Ithaque, 2018 ; et Jérôme DAVID, Martin BODMER et les Promesses de la littérature mondiale, Paris, Ithaque, 2018.

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