Notes
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Grand chapiteau : endroit rassemblant beaucoup de monde
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Données natives, c’est-à-dire d’emblée numériques par opposition à celles qui sont numérisées
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Le projet Anamia a été réalisé par une équipe de chercheurs de l’EHESS, du CNRS, de l’Institut Mines-Télécom, de l’Université de Bretagne occidentale et d’Aix-Marseille Université. Soutenu par l’ANR, il se situe dans la continuité des travaux qui, depuis longtemps déjà, ont mis en relief l’importance des déterminants sociaux des troubles alimentaires, et dont les résultats ont contribué à des avancées importantes aussi bien sur le plan scientifique que thérapeutique, www.anamia.fr
1Si on situe la datavisualisation dans le contexte des digital humanities, il y a un enjeu de définition. Les disciplines littéraires, la documentation ou encore l’histoire qui ont pris la voix des digital humanities restent liées au texte et finalement héritent des méthodes qui sont celles des sciences humaines. Pourtant, les digital humanities sont aussi un big tent [1] qui laisse une place pour les recherches en lien avec la sociologie des usages, les études culturelles et les medias studies, en particulier à un moment où on entame une réflexion sur les méthodes et le statut même des données, notamment celles que l’on considère comme natives [2] et, plus largement, sur la pratique et la théorie mises en œuvre scientifiquement pour donner un sens à la collecte et à l’analyse de ces données.
2La visualisation, l’une de ces pratiques, consiste à se familiariser et à expérimenter avec des outils logiciels, des codes esthétiques et, en même temps, à être face d’une part à des enjeux de nature épistémologique, de réflexions sur la disciplinarité et sur les limites mêmes de nos domaines de recherche et qui, d’autre part, renvoie constamment à la construction sociale de ce que nous savons, soit de nos connaissances, mais aussi de nos informations et de nos données.
Voir pour communiquer
3Dans le cadre de nos recherches, mes co-auteurs et moi-même utilisons des visualisations dynamiques et interactives. Il s’agit tout d’abord de constituer un corpus de données solides, structurées, documentées, pour le transposer, selon un protocole esthétique respectant des codes précis, vers une destination, voire plusieurs destinations.
4Dans les années 2000, un discours qui montait en puissance consistait à dire que les visualisations de données représentaient un accès sensoriel, voire sensuel, à l’information, parce que colorées, ludiques, liées au désir et à la curiosité de voir. Autant d’éléments qui constituent la promesse de base des visualisations, sûrement l’une des raisons pour laquelle beaucoup de chercheurs y ont manifesté un intérêt ; par la suite, on a pu voir que les utilisations étaient multiples, parfois même extrêmement pratiques.
5C’est le cas quand on se sert des datavisualisations pour communiquer le résultat final d’une recherche à destination du grand public. Lorsqu’on publie des résultats et qu’ils sont repris par des médias généralistes, le fait de les accompagner par exemple d’une cartographie d’un réseau social numérique, qui n’est forcément illustrative en soi mais qui constitue une entité suggestive, permet de jouer avec la perception des lecteurs, offrant des possibilités de dialogue entre le texte et l’image. Dans ce cas, l’image dit et démontre le texte. Finalement, de la même manière que le posait déjà la photographie dans les rapports entre l’image et sa légende, la datavisualisation permet de reproblématiser des résultats de façon pertinente pour le grand public.
Voir pour faire dialoguer les disciplines
6Aujourd’hui, la datavisualisation offre d’autres possibilités, par exemple pour la communication initiale lors de la collecte de données, en faisant intervenir les participants dès le début ou pendant l’enquête. Dans le cadre du projet Anamia [3], nous avons développé un outil spécifique qui permettait au répondant de renseigner de manière interactive son réseau personnel de connaissances. Au centre de la visualisation, celui-ci donnait des informations sur ses contacts, selon plusieurs critères : nom, sexe, type de relation avec les autres personnes (membre de la famille, collègue, ami, etc.). Il pouvait aussi les disposer selon qu’ils étaient plus ou moins proches de lui, établir des liens et créer d’autres groupes de personnes. L’intérêt pour le répondant est de voir l’information sociale qu’il est « en train de donner ». Il découvre un schéma représentatif de sa vie, sa manière de s’afficher par rapport aux autres.
7Lors de l’analyse, la visualisation de données sert aussi de moyen de communication intermédiaire pour résoudre des problèmes inhérents à la transdisciplinarité d’un projet. En effet, à l’issue du processus initial, cette collecte d’informations a permis de générer encore plus de données. Or, on s’est rendu compte que, selon les compétences disciplinaires impliquées, la lecture d’un tableau de régression ou d’un fichier XML n’était pas toujours simple. Nous avons donc dû inventer une manière de représenter le corpus qui soit compréhensible pour toutes les personnes de chaque discipline, ingénieurs, informaticiens, anthropologues et psychologues. Finalement, en instrumentant nos résultats via une visualisation spécifique pour l’analyse, nous avons créé un outil transdisciplinaire permettant de créer du sens commun entre chercheurs, ouvrant ainsi le dialogue entre différentes disciplines.
Voir pour comprendre
8La datavisualisation sert aussi à développer des récits heuristiques. Dans nos recherches, on vise à représenter des réalités sociales extrêmement complexes. La datavisualisation peut intervenir pour affiner une hypothèse de manière assez inattendue. Ainsi, dans l’enquête Anamia, on souhaitait obtenir un meilleur rendu esthétique des réseaux personnels, initialement représentés en gris et blanc pour satisfaire des aspects pratiques pour les répondants : simples à télécharger, légers à afficher, agiles dans leur compréhension. Or, en travaillant avec un designer la réinterprétation des codes couleurs et des formes visuelles, nous avons fait des découvertes. C’est à ce moment-là, et pas avant, que nous avons « vu » que, quand certains individus avaient des problèmes de santé, ils éloignaient plusieurs de leurs connaissances pour se rapprocher de manière significative d’autres personnes avec qui ils interagissaient tous les jours. Ce nouvel agencement visuel a permis d’identifier que ces personnes étaient elles-mêmes connectées à des communautés de soutien importantes, qui ne s’activaient qu’à des moments précis et qui restaient latentes la plupart du temps. Ici, non seulement on dévoile l’histoire d’un individu mais on se sert réflexivement de cette histoire pour revenir sur nos hypothèses en réinterprétant la cible initiale et voir si on a fait fausse route.
9Les avantages des visualisations de données sont de plus en plus évidents. Mais leurs limites aussi, au sujet de la « politique de la visibilité » (qui, à l’intérieur d’une équipe, décide ce qui est donné à voir ?), mais aussi sur le plan de la mise à distance de la matérialité des informations représentées (qui contrôle la construction du jeu de données sous-jacent aux visualisations ?). Trop d’éléments restent opaques ou imparfaitement systématisés. Le défi actuel, c’est d’introduire de la transparence et, si j’ose dire, du matérialisme dans ce domaine.
Notes
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[1]
Grand chapiteau : endroit rassemblant beaucoup de monde
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[2]
Données natives, c’est-à-dire d’emblée numériques par opposition à celles qui sont numérisées
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[3]
Le projet Anamia a été réalisé par une équipe de chercheurs de l’EHESS, du CNRS, de l’Institut Mines-Télécom, de l’Université de Bretagne occidentale et d’Aix-Marseille Université. Soutenu par l’ANR, il se situe dans la continuité des travaux qui, depuis longtemps déjà, ont mis en relief l’importance des déterminants sociaux des troubles alimentaires, et dont les résultats ont contribué à des avancées importantes aussi bien sur le plan scientifique que thérapeutique, www.anamia.fr