Hypothèses 2000/1 3

Couverture de HYP_991

Article de revue

Discerner la folie des criminels au XIXe siècle

Le recours à l'expert

Pages 95 à 102

Notes

  • [*]
    Prépare une thèse sous la direction d’Alain Corbin (Université Paris I) consacrée à L’irresponsabilité pénale dans la première moitié du XIXe siècle. Justice pénale et définition de la folie, 1791-1860.
  • [1]
    É. Garçon, Code pénal annoté. Paris, 1901.
  • [2]
    É. Littré, Dictionnaire de la langue française, S.l.n.d.
  • [3]
    Cinquante-huit procès.
  • [4]
    Chambre du conseil ou chambre des mises en accusation.
  • [5]
    Vingt-trois cas. En outre, les témoins se mobilisent parfois spontanément en envoyant au juge d’instruction ou au président une pétition affirmant la folie de l’accusé. Colombel en 1845 bénéficie d’une lettre du maire qui certifie qu’il a tenu « en ma présence et celle de Monsieur le recteur de Saint Seglin une conduite d’un homme fou il y a à peu près trois ans », ad IIIe-Vilaine [dorénavant ad], 2u 752.
  • [6]
    ad 2u763, 1846.
  • [7]
    La défense demande parfois de véritables contre-expertises à des médecins qu’elle fait venir à l’audience comme témoin.
  • [8]
    Circulaire du ministère de la Justice, 17 décembre 1861.
  • [9]
    On en trouve trois entre 1821 et 1831 et huit entre 1831 et 1841.
  • [10]
    L’instruction générale du 30 septembre 1826 sur les frais de justice préconise de n’en nommer qu’un seul, au plus deux, par mesure d’économie et pour privilégier la qualité sur la quantité.
  • [11]
    Procès de Louise Chotard, ad 2u763. Le procès de Grandjouan accusé de parricide en 1847 réunit six médecins et vingt-quatre témoins interrogés sur la question de la folie. C’est un record, ad 2u774.
  • [12]
    Entre 1832 et 1838, seize affaires, douze enquêtes par témoins, sept expertises, trois témoignages de médecins et deux certificats.
  • [13]
    Entre 1841 et 1848, quinze affaires, sept enquêtes par témoins, trois expertises, un témoignage et un certificat.
  • [14]
    Très favorable aux aliénistes.
  • [15]
    Cette hypothèse est confirmée par la Gazette des Tribunaux. La première mention d’un non-lieu pour cause de démence date de 1826, la Gazette s’étonne alors de ce procédé « extraordinaire et tout à fait inusité. » Ensuite, et surtout après 1838, le nombre d’articles concernant les non-lieux pour cause de démence augmente tandis que ceux concernant la folie aux assises se font plus rares. De même, l’article « Démence » du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, 1881 affirme que « pour le plus grand nombre [de cas], une expertise médicale est ordonnée et il intervient une ordonnance de non-lieu ».
  • [16]
    ad 2u675, 1834.
  • [17]
    Celles de Jean Péchot en 1836, d’Yvon en 1844 et de Jean Grandjouan en 1847.
  • [18]
    À la fin du XIXe siècle les médecins refuseront de répondre à cette question spécifiquement juridique.
  • [19]
    ad 2u616, 1825.
  • [20]
    ad 2u749, 1844.
  • [21]
    ad 2u668, 1833.
  • [22]
    Le gendarme procédant à l’arrestation de Durand démasque l’imposteur : « il feignit d’abord d’être insensé en tenant quelques propos de cette espèce […] ne lui ayant vu aucun trouble dans les yeux et sur l’assurance de mon gendarme que Durand avait le pouls très calme, je dis à celui-ci que je ne le croyais pas fou ».
  • [23]
    Lors de l’expertise de Jules en 1825, les médecins relèvent que l’accusé répond bien qu’il a une cicatrice à la tête et que les témoins les ont assurés qu’il commettait parfois les extravagances les plus extraordinaires mais ne donnent pas leur avis.
  • [24]
    Expertise de Joseph Janvier, ad 2u668.
  • [25]
    ad 2u774, 1847.
  • [26]
    Sur les vingt-six cas où les témoins sont seuls à donner leur avis, ils sont d’accord dix-huit fois.
  • [27]
    Comme le recommande la circulaire du 30 septembre 1826, dans le but de ne pas troubler l’esprit des jurés.
  • [28]
    ad 2u774, 1847.
  • [29]
    ad 2u691, 1836.
English version

1« Personne n’oserait plus soutenir que les jurés et les juges doivent résoudre les questions de responsabilité à la lumière de leur bon sens et de leur seule conscience. Il est certain que l’aliénation mentale ne peut souvent être diagnostiquée que par un expert habile » [1], écrivait en 1901 le célèbre juriste Émile Garçon.

2Pourtant, si le Code pénal de 1810 fait de la folie un enjeu judiciaire important, son article 64 affirmant « qu’il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action », il ne précise ni la procédure, ni les critères de sa définition. Deux voies concurrentes se présentent : l’expertise médicale et l’enquête judiciaire.

3Les experts sont des « hommes qui, ayant la connaissance acquise de certaines choses sont commis pour les vérifier et pour en décider » [2]. Ils se distinguent des témoins à la fois par ce qui fait leur légitimité (le savoir acquis) et par leur vocation à décider. Recourir, par mandat spécial, à l’avis scientifique, présumé objectif, constitue une garantie d’impartialité, mais revient aussi à méconnaître le regard que porte la société sur un criminel. Or, si la justice doit prononcer des verdicts conformes à la vérité, elle n’en doit pas moins prendre des décisions socialement acceptables. C’est la garantie qu’apportent les témoins, et le sens de l’institution du jury.

4Les divergences entre ces deux instances de légitimation de la décision judiciaire ne sont certes pas inéluctables, les experts appartiennent eux aussi à la société. Mais, sur la question de la folie des criminels, l’accord s’effrite. L’état de démence du Code Pénal repose sur une conception ancienne de la folie partagée encore à la fin du XVIIIe siècle par les médecins : l’altération de la conscience, visible par chacun. Le recours au seul témoignage est alors légitime.

5Or, au début du XIXe siècle, la naissance d’une spécialité entièrement consacrée à l’étude de la folie entraîne sa redéfinition. Les aliénistes, Philippe Pinel puis Étienne Esquirol, avancent l’hypothèse d’une folie partielle, qui concilie altération de la volonté et conscience : la monomanie, désormais perceptible par les seuls spécialistes.

6Ces divergences provoquent dans les années 1824-1830 une polémique virulente. Les aliénistes dénoncent les erreurs judiciaires et revendiquent une position d’expert au sens plein qui leur sera toujours formellement refusée. Néanmoins, la vague de médicalisation que connaît la société française soutient leurs critiques. La justice ne peut ignorer complètement ces revendications. Du point de vue de l’institution, il s’agit d’éviter les polémiques et de fonder en chaque cas un accord légitime. La justice doit donc concilier médecine et société, expertise et témoignage.

7Aux éclats des tribunaux parisiens, nous avons préféré une cour d’assises provinciale, celle d’Ille-et-Vilaine. Le recensement systématique des procès [3] ayant mis enjeu la folie d’un criminel entre 1821 et 1848 nous permettra de saisir les modes d’utilisation des experts et des témoins par la justice, puis les résultats de cette politique.

Experts et témoins, instruments d’une politique judiciaire

8La folie d’un criminel n’est pas une donnée. Elle se constitue au cours de la procédure judiciaire, suivant le délicat processus de qualification juridique des faits. La question survient rarement mais régulièrement : pour 1% et 5% des procès, selon les années, soit en moyenne un peu plus de deux procès par an. Dès qu’il est établi, le constat de démence interrompt la procédure. À la fin de l’instruction, les magistrats [4] peuvent décider du non-lieu. Le président des assises peut suspendre la procédure par un renvoi parfois indéfini. Le jury enfin, suivant son intime conviction, acquitte ou absout l’accusé. Après le procès, la démence du condamné suspend l’application de la peine. Dans tous les cas, l’institution judiciaire se réserve l’entière souveraineté : le recours aux témoignages et aux expertises n’est en aucun cas une obligation, les avis obtenus n’ont pas force de preuve.

9Lorsqu’il y a enquête, c’est-à-dire quatre fois sur cinq, c’est le recours aux témoins qui prédomine. L’expert n’est convoqué qu’en second lieu, souvent en complément. Expertise et témoignage revêtent dans la pratique des modalités diverses. L’utilisation du témoignage s’étend de la simple déposition à l’audience [5] à la véritable enquête sur l’état mental du prévenu. Le juge d’instruction procède alors à la critique traditionnelle du témoignage judiciaire, multipliant et hiérarchisant les témoins, tel le juge d’instruction de l’affaire Louise Chotard qui distingue « les gens peu éclairés et […] par conséquent peu capables d’apprécier convenablement l’état mental de l’inculpé » des « témoins plus dignes de confiance sous ce rapport et notamment M. Saget vicaire à Maure et ancien confesseur de Marie Louise Chotard » [6]. Les maires, juges de paix, notables, participent à l’enquête. On met aussi à contribution des « témoins spécialisés » : guichetiers, concierges ou gardiens des prisons qui côtoient l’inculpé pendant tout le temps de l’instruction. De l’expert, ils ont l’objectivité mais témoignent d’un regard ordinaire sur la folie.

10La justice recourt au médecin dans un peu plus d’un tiers des cas, parfois sous des formes modestes : simples certificats ou témoignage à l’audience [7] de médecins appelés par le président, la défense ou l’accusation. Médecin expert, mais aussi médecin traitant de l’accusé ou médecin spécialiste de la folie venu pour informer le jury sur l’aliénation mentale, ils sont alors traités comme les témoins : ils prêtent le même serment, reçoivent un traitement similaire et doivent parler sans notes. Les médecins experts appelés à l’audience n’obtiennent pas de reconnaissance officielle de leur statut avant la circulaire de 1861 : « Il est convenable de ne plus leur contester le caractère de médecin et d’expert […] et de faire cesser une assimilation qui en lésant leurs intérêts blesse en même temps leur dignité » [8]. Le statut et la fonction de l’expert se précisent donc lentement, dans son opposition aux témoins.

11De fait, avant 1848, la stricte expertise précédant l’audience reste rare, mais devient plus courante au cours des années 1830 [9]. Un, deux, parfois trois [10] médecins sont requis pour examiner l’inculpé, généralement dans la prison et établir un diagnostic. Ils sont tenus de répondre, doivent prêter le serment des experts avant de procéder à l’examen et rédigent un rapport médico-légal. Ils reçoivent une rétribution sauf s’ils sont médecins des prisons ou des asiles d’aliénés. L’institution judiciaire tend à « soumettre l’appréciation de ce fait à tous ceux auxquels la loi permet de l’apprécier » [11], comme l’écrit un procureur du roi en 1846. La progression de la participation des médecins est ainsi parallèle et non alternative à celle des témoins, particulièrement dans les années 1830, qui voient les deux types d’enquête se multiplier [12]. Cependant, à partir de 1841, le nombre d’affaires, de recours aux experts et aux témoins, diminue [13]. L’interprétation de cette évolution est malaisée. L’apaisement de la polémique, attestée par l’étude de la Gazette des tribunaux[14], laisse penser qu’une solution a été trouvée. La pratique judiciaire semble s’être transformée. Le non-lieu offre une solution judiciaire et la loi de 1838, applicable à partir de 1841, donne la possibilité d’interner les fous par décision administrative sur l’avis de deux médecins, suivant une procédure simple et rapide. Cette procédure permet la progression de l’expertise médico-légale tout en évitant la confrontation des assises [15].

12Avant 1848, dans la grande majorité des cas, témoins et médecins contribuent conjointement à établir les faits. Ils se voient néanmoins attribuer des fonctions distinctes durant l’enquête. Pour déterminer l’état de l’accusé au moment des faits, on tente d’établir la folie dans le temps, avant, pendant, après le crime. L’enquête auprès des témoins veut restituer l’amont de l’histoire du criminel. Elle se tourne donc vers les témoins des faits mais aussi vers ceux qui ont bien connu l’accusé. En 1834, le juge d’instruction enquêtant sur Jean Grosdoigt coupable d’un meurtre à Saint-Aubin-d’Aubigné, près de Rennes, interroge d’abord les témoins du crime, puis « considérant qu’il importe de constater si antérieurement l’inculpé avait été atteint d’aliénation mentale […] et que pour parvenir à vérifier ce fait, il est nécessaire d’entendre les personnes qui ont eu des rapports fréquents avec lui » [16], il délègue un juge d’instruction à Belle-Île-en-Mer qui leur demande de rendre compte de sa réputation en un souci de saisir la perception sociale du criminel.

13L’expertise médico-légale repose sur une méthode d’investigation et d’analyse spécifiques. Les manuels publiés durant notre période déterminent des critères d’aliénation, définissent la démarche du médecin légiste et normalisent le rapport médico-légal qui doit comporter un interrogatoire de l’accusé, une enquête et un examen suivi. Ce type d’expertise reste rare, seules trois suivent complètement la démarche préconisée [17]. En effet, la justice limite le rôle de l’expert. Certes, le magistrat lui demande parfois de trancher la question de l’irresponsabilité [18], comme en 1825 lorsqu’on demande aux médecins « d’apprendre si César Jules, dit Saint Louis, est dans une démence telle que d’après les dispositions de l’art. 64 du Code Pénal on ne puisse considérer comme un crime le fait qu’il a commis » [19]. Mais la plupart du temps il est interrogé sur l’état mental de l’accusé uniquement au moment de l’examen. La visite lui est toujours accordée, mais non l’enquête qui recouvre des compétences judiciaires. Les experts d’Yvon se plaignent de n’avoir pas pu « procéder à l’enquête indispensable pour constater son état intellectuel avant son crime » [20]. Il ne s’agit donc pas encore pour les experts d’explorer les causes d’un crime, mais simplement de constater un état.

14Entre science et société, les magistrats ne choisissent pas, ils tentent de plus en plus, jusqu’en 1838 au moins, de fonder les verdicts des procès d’assises sur ces deux éléments afin d’éviter toute mise en cause des décisions et pour cela ils définissent et contrôlent fermement le rôle respectif des témoins et des experts.

La mise en place d’un consensus

15Le « théâtre » de la cour d’assises permet la confrontation entre une conception médicale de la folie et la représentation ordinaire qu’en ont les témoins, nous laissant percevoir l’autorité des uns et des autres sur le verdict final.

16Les témoins du fait font du délire le premier signe de folie. Un témoin dit de Janvier : « je l’ai vu tenir des propos qui annonçaient un cerveau dérangé […] il me dit qu’il était en combat avec 25 000 diables » [21]. Le discours délirant reste cependant suspect de simulation [22] tandis que les signes physiques paraissent plus fiables : les yeux hagards, les gestes de maniaque, les traits décomposés sont les preuves avancées par les témoins pour attester la folie. L’enquête de réputation recherche moins l’argument que l’opinion. Néanmoins, les antécédents familiaux ou personnels, l’épilepsie et l’idiotie sont avancés comme des preuves de folie. Les signes évoqués par les témoins se réfèrent donc à la conception ancienne de la folie, conçue comme une perte de conscience, dont l’origine peut être soit un affaiblissement des facultés intellectuelles, soit un délire.

17Le discours des médecins est plus complexe. Ils procèdent à un interrogatoire de l’accusé, répété à chaque visite, pour saisir l’état des facultés intellectuelles du prévenu. Ils examinent la physionomie et ce sont alors encore l’œil hagard, fixe ou mobile, la coloration du visage qui dénotent la folie. Ils y ajoutent la vitesse du pouls, les maux de tête, parfois la sécheresse de la peau, l’appétit et le sommeil et complètent ces indications par les informations extérieures qui restent fondamentales dans leur analyse : actes extravagants, crises de fureur, épilepsie, antécédents. Leurs conclusions sont extrêmement prudentes, en particulier au début de la période. Certains se contentent de décrire l’accusé sans conclure [23] ou d’émettre une conclusion de principe : « tuer son enfant est une action tellement atroce qu’un fou a pu seul s’en rendre coupable » [24].

18La plupart des expertises pourraient donc se confondre avec les témoignages. Elles identifient les mêmes maladies sur les mêmes critères : imbécillité, délire, fureur, épilepsie, atteintes de la conscience qui annulent la responsabilité d’un crime. On remarque cependant quelques voix discordantes qui révèlent une progression des idées des aliénistes auprès de certains médecins d’Ille-et-Vilaine. En effet, sur les vingt-sept médecins interrogés durant notre période, certains ont une connaissance particulière de l’aliénation mentale. Le Dr Brute, médecin de la maison d’arrêt de Rennes (présent dans onze cas), a été pendant dix ans médecin adjoint de l’hôpital d’aliénés de Rennes. Le Dr Chambeyron, directeur du même hôpital, est un ancien élève d’Esquirol. Ils seront les vecteurs de l’évolution.

19La monomanie est évoquée dans six cas, tous après 1835, échos de la polémique parisienne ou de l’influence d’Antoine Chambeyron arrivé à la même date. Dans deux cas, l’analyse s’affine. Les propos de Jean Grandjouan, parricide en 1847, sont examinés avec soin dans une remarquable expertise : « il nous a parlé de la manière la plus raisonnable et la plus sensée sur tous les sujets où nous l’avons amené, excepté sur son mariage et sur sa prétendue : sur ces points il déraisonne complètement ». L’hypothèse de la monomanie est avancée avec prudence : « si, avec les auteurs qui ont écrit sur les maladies mentales, on nomme fou un homme qui s’écarte de la raison avec confiance, certes on ne peut douter que ce ne soit le cas de Jean Grandjouan. Si maintenant on nomme monomanie idée déraisonnable, passion exclusive ou dominante, nous devrons appeler Jean Grandjouan monomane ». Une explication du crime est même tentée : « il a tué parce qu’il était sous l’emprise d’une monomanie par amour contrarié, d’une érotomanie sous l’influence de laquelle il est encore et qui pourrait le porter à commettre des crimes du même genre » [25]. Le fait est rare mais montre la diffusion des idées nouvelles. Malgré tout, jusqu’en 1848, le consensus des discours résiste. Il faut tenter d’en mesurer plus précisément l’ampleur, avant d’envisager sa réception auprès du jury.

20Sur les quarante-quatre cas d’enquête par témoins, ceux-ci sont d’accord entre eux trente-deux fois [26]. Le consensus sur la folie, surtout auprès des témoins qui ont bien connu l’accusé, est très fort et témoigne d’une constitution collective de la réputation en la matière. La comparaison des positions des témoins avec celle des experts est encore plus éloquente : sur dix-huit cas d’enquête conjointe on ne trouve que deux désaccords, le médecin soutenant la thèse de la folie, les témoins la niant. Enfin les experts sont très souvent d’accord entre eux : sur vingt et une expertises, on ne trouve que trois désaccords. Il faut dire que l’organisation de l’expertise recherche l’accord : dans quinze cas, on a un avis unique soit parce qu’il n’y a qu’un expert, soit parce que le rapport médico-légal est rédigé en commun [27]. En revanche, la multiplication des experts favorise les conflits. L’avocat de Jean Grandjouan insiste ainsi sur le fait que les conclusions de « six hommes spéciaux, chose bien rare, ont été unanimes » [28].

21Dans la majorité des cas, un consensus s’établit avant le procès. Le succès de la politique judiciaire est à cet égard remarquable : les divergences d’opinion sont réduites au minimum. On présente au jury une version cohérente des affaires et le débat judiciaire peut se dérouler dans sa forme traditionnelle.

22Les jurés décident en vertu de leur intime conviction, mais aussi en fonction de l’autorité qu’ils confèrent aux uns et aux autres. Les décisions du jury correspondent dans la majorité des cas aux propositions des experts et des témoins. En cas d’opposition, l’autorité des témoins prime sur celle des experts. Le jury conserve cependant une certaine autonomie de décision puisqu’en certains cas il s’oppose à la fois aux témoins et aux experts, sans doute lors d’affaires particulièrement problématiques ; il se donne même parfois l’initiative de la décision, acquittant sans expertise ni enquête, en raison d’une folie manifeste, d’une habile plaidoirie ou parce que le crime leur paraît petit et excusable, tel celui de Galenne qui avoue avoir commis un attentat à la pudeur « par le vin, le manque de nourriture et la faiblesse d’esprit » [29].

23L’institution judiciaire est parvenue à concilier, dans la manifestation publique que sont les assises, le maintien d’un consensus sur la folie avec l’entrée progressive des médecins devenus indispensables à ce consensus. Pour y parvenir, elle a mené une politique affirmant sa souveraineté et établissant une complémentarité des rôles de témoins et d’experts, ces derniers restant des « témoins savants ». L’attitude des autorités à l’égard de l’expertise relève cependant du paradoxe.

24Entre 1832 et 1838, l’augmentation conjointe du recours aux experts et aux témoins signale l’intérêt croissant de la Monarchie de Juillet, en sa phase libérale, pour la question de l’irresponsabilité des criminels. Cependant, l’instauration d’une stratégie rigoureuse manifeste la méfiance des magistrats à l’égard des nouvelles conceptions médicales qui attaquent certains fondements du droit français : l’affirmation de la liberté et de la rationalité des actions du sujet, en conscience.

25Après 1838, les choses changent. Sans pouvoir la mesurer exactement, nous pouvons affirmer l’augmentation du nombre de non-lieux. Cette procédure permet aux magistrats, conscients du caractère problématique de la question dans sa dimension juridique et sociale, d’éviter la rencontre entre médecins, témoins et jury, entre médecins et société. L’expert, intervenant avant le procès et sans procès, obtiendrait un complet mandat pour décider de la folie des criminels, mais en dehors de la cour d’assises qui, elle, continue d’affirmer le consensus. Le rôle imparti aux témoins serait alors, en la matière, non pas remplacé, mais contourné, témoignant de l’incapacité de la justice à attribuer une place à l’expertise au sein du débat judiciaire.

Notes

  • [*]
    Prépare une thèse sous la direction d’Alain Corbin (Université Paris I) consacrée à L’irresponsabilité pénale dans la première moitié du XIXe siècle. Justice pénale et définition de la folie, 1791-1860.
  • [1]
    É. Garçon, Code pénal annoté. Paris, 1901.
  • [2]
    É. Littré, Dictionnaire de la langue française, S.l.n.d.
  • [3]
    Cinquante-huit procès.
  • [4]
    Chambre du conseil ou chambre des mises en accusation.
  • [5]
    Vingt-trois cas. En outre, les témoins se mobilisent parfois spontanément en envoyant au juge d’instruction ou au président une pétition affirmant la folie de l’accusé. Colombel en 1845 bénéficie d’une lettre du maire qui certifie qu’il a tenu « en ma présence et celle de Monsieur le recteur de Saint Seglin une conduite d’un homme fou il y a à peu près trois ans », ad IIIe-Vilaine [dorénavant ad], 2u 752.
  • [6]
    ad 2u763, 1846.
  • [7]
    La défense demande parfois de véritables contre-expertises à des médecins qu’elle fait venir à l’audience comme témoin.
  • [8]
    Circulaire du ministère de la Justice, 17 décembre 1861.
  • [9]
    On en trouve trois entre 1821 et 1831 et huit entre 1831 et 1841.
  • [10]
    L’instruction générale du 30 septembre 1826 sur les frais de justice préconise de n’en nommer qu’un seul, au plus deux, par mesure d’économie et pour privilégier la qualité sur la quantité.
  • [11]
    Procès de Louise Chotard, ad 2u763. Le procès de Grandjouan accusé de parricide en 1847 réunit six médecins et vingt-quatre témoins interrogés sur la question de la folie. C’est un record, ad 2u774.
  • [12]
    Entre 1832 et 1838, seize affaires, douze enquêtes par témoins, sept expertises, trois témoignages de médecins et deux certificats.
  • [13]
    Entre 1841 et 1848, quinze affaires, sept enquêtes par témoins, trois expertises, un témoignage et un certificat.
  • [14]
    Très favorable aux aliénistes.
  • [15]
    Cette hypothèse est confirmée par la Gazette des Tribunaux. La première mention d’un non-lieu pour cause de démence date de 1826, la Gazette s’étonne alors de ce procédé « extraordinaire et tout à fait inusité. » Ensuite, et surtout après 1838, le nombre d’articles concernant les non-lieux pour cause de démence augmente tandis que ceux concernant la folie aux assises se font plus rares. De même, l’article « Démence » du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, 1881 affirme que « pour le plus grand nombre [de cas], une expertise médicale est ordonnée et il intervient une ordonnance de non-lieu ».
  • [16]
    ad 2u675, 1834.
  • [17]
    Celles de Jean Péchot en 1836, d’Yvon en 1844 et de Jean Grandjouan en 1847.
  • [18]
    À la fin du XIXe siècle les médecins refuseront de répondre à cette question spécifiquement juridique.
  • [19]
    ad 2u616, 1825.
  • [20]
    ad 2u749, 1844.
  • [21]
    ad 2u668, 1833.
  • [22]
    Le gendarme procédant à l’arrestation de Durand démasque l’imposteur : « il feignit d’abord d’être insensé en tenant quelques propos de cette espèce […] ne lui ayant vu aucun trouble dans les yeux et sur l’assurance de mon gendarme que Durand avait le pouls très calme, je dis à celui-ci que je ne le croyais pas fou ».
  • [23]
    Lors de l’expertise de Jules en 1825, les médecins relèvent que l’accusé répond bien qu’il a une cicatrice à la tête et que les témoins les ont assurés qu’il commettait parfois les extravagances les plus extraordinaires mais ne donnent pas leur avis.
  • [24]
    Expertise de Joseph Janvier, ad 2u668.
  • [25]
    ad 2u774, 1847.
  • [26]
    Sur les vingt-six cas où les témoins sont seuls à donner leur avis, ils sont d’accord dix-huit fois.
  • [27]
    Comme le recommande la circulaire du 30 septembre 1826, dans le but de ne pas troubler l’esprit des jurés.
  • [28]
    ad 2u774, 1847.
  • [29]
    ad 2u691, 1836.
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