Notes
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[*]
Prépare actuellement une thèse sous la direction de Gabriel Martinez-Gros (Université de Rouen) intitulée Géographie et géographes andalous d’après l’An Mil.
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[1]
Muqaddasi, La meilleure répartition pour la connaissance des provinces, trad. A. Miquel, Damas, 1963, p. 28-29.
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[2]
Op. cit., p. 29.
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[3]
A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, t. 1, Paris, 1967.
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[4]
E. Lévi-Provençal, La péninsule ibérique d’après le Kitab ar-Rawd al-Mi’lar d’al-Himyarî, Leyde, 1938.
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[5]
Op. cit., p. 124.
1Si l’action de témoigner consiste en la relation de ce que l’on a vu ou entendu, le géographe, parce qu’il décrit le monde qui l’entoure, est un témoin privilégié de son temps et de l’espace dans lequel il évolue. Or, si dans l’Antiquité la géographie est grecque, au Moyen Âge, elle est arabe. L’empire arabe, en raison de son extension sur plusieurs continents, était peut-être le seul à même de concevoir une pensée géographique, une représentation du monde habité.
2La géographie cependant n’est pas comme l’histoire ou la poésie une discipline traditionnelle de la culture arabe. Elle naît aux alentours du IXe siècle de la réception par cette culture du double héritage grec et persan. À titre de comparaison, il faut attendre le XIIe siècle en Occident pour qu’il y ait une pensée géographique, et encore, il ne s’agit le plus souvent que d’introductions géographiques à des ouvrages d’histoire. La réception d’un héritage, si prestigieux soit-il, n’aurait pas suffi à justifier la place de la géographie ; encore fallait-il qu’elle serve. Or la géographie est fille du califat ; elle est écrite par et surtout pour des fonctionnaires, pour les renseigner sur la constitution de ce grand corps qu’est l’empire. Les géographes se devaient donc de constituer une sorte de base de données, élaborée avec soin grâce à un véritable travail sur le terrain ; la place conférée au témoignage est alors fondamentale et occupe une place centrale au sein de cette élaboration d’un savoir.
3Si le témoignage est au centre de la démarche du géographe, il revêt également une signification particulière dans le monde arabo-musulman. Le cœur même de l’islam fut bâti sur la base du témoignage ; le Coran est à l’origine une récitation de la révélation divine communiquée au prophète Muhammad et qui ne fut consignée par écrit que sous le règne du troisième calife, Uthman, sur la base du témoignage des compagnons du prophète. Le deuxième livre sacré de l’islam, la Sunna, est la somme des faits et gestes du prophète, consignés dans des hadith, sur la base là aussi des témoignages de ses proches. La Sunna ne fut consignée par écrit qu’au IXe siècle et il fallait qu’un hadith soit authentifié par une chaîne de garants, une chaîne ininterrompue de témoignages : l’isnad, remontant à ceux qui avaient connu le prophète. Le terme même de témoin, cha’ihd, provient de la racine chahada, intraduisible, mais dont la forme verbale ach’hadou signifie à la fois « je suis témoin » et « je suis convaincu » ; le credo du musulman s’intitule ainsi la shahada et signifie « je suis convaincu de ma foi », formule que l’on pourrait traduire par : « Dieu m’est témoin que je suis un croyant ».
4Le témoignage est donc au centre de l’Islam, au même titre qu’il est au centre de la démarche du géographe. Il était dès lors intéressant de voir comment se mêlèrent ces deux traditions du témoignage au sein de ce qui fut la géographie arabe du Moyen Âge. Le témoignage n’est dès lors plus perçu comme une contribution ponctuelle mais comme une façon d’analyser et de procéder ; c’est un phénomène qui s’inscrit au centre de la démarche du géographe arabe. Nous verrons donc l’importance du témoignage direct, revendiqué comme fondamental par les géographes eux-mêmes, mais aussi ses limites.
Le témoignage au centre du travail du géographe
La déontologie du géographe
5Le Xe siècle est le grand siècle de la géographie arabe ; c’est celui du genre des masalik wa l-mamalik, c’est-à-dire de la description des itinéraires et des États. Plus que ne l’ont fait leurs prédécesseurs, ces géographes revendiquent leur qualité d’hommes de terrain, de voyageurs et, pour certains, d’aventuriers. Pour briser l’image du géographe en chambre, qui se contente de rassembler divers récits de marins, de commerçants, et de compiler les ouvrages de ses prédécesseurs, ils proclament s’être rendus dans les régions qu’ils décrivent, pour conférer à leur récit la dimension de la réalité. Le plus grand peut-être de ces géographes, al-Muqaddasî (qui écrivait dans les années 990 de l’ère chrétienne) proclamait ainsi : « Je n’ai, pour mon compte, embrassé (la géographie) de manière définitive qu’après avoir vagabondé dans les pays, parcouru le monde de l’islam, rencontré les savants, servi les princes, fait séance avec les cadis, reçu l’enseignement des juristes, visité les lettrés, les lecteurs du Coran et les traditionnistes, fréquenté les ascètes et les mystiques, assisté aux réunions des prédicateurs et des sermonnaires et encore pratiqué un peu partout le commerce […] » [1]. Il s’agit d’une véritable profession de foi qui affirme la position du géographe comme véritable témoin de son temps et de son milieu.
6Al-Muqaddasî insiste à plusieurs reprise sur le fait qu’il ne décrit que les pays qu’il a visités : « Nous ne mentionnons que le domaine de l’Islam, et rien de plus, sans nous astreindre à décrire les États des infidèles car nous n’y sommes jamais entrés et nous ne voyons aucun intérêt à les signaler » [2]. Il va de soi que dans cette argumentation, ce n’est pas l’absence de l’expérience qui est mise en avant, mais bien le peu d’intérêt que manifeste l’auteur à propos des terres étrangères à l’islam. La mauvaise foi est tangible même si, dans un souci de déontologie, le géographe précise qu’en l’absence de témoignage direct, la géographie ne peut s’écrire.
Justification du recours au témoignage direct
7Pour donner quelques éléments de réponse, il faut à nouveau se plonger dans le contexte très particulier du IXe siècle, alors que s’élabore la géographie arabe. Le temps est à la redécouverte des héritages grec et persan, générant ainsi une émulation intellectuelle et un essor scientifique sans précédent. Tous les lettrés de cette époque s’appliquent à une classification des sciences et une part importante est ménagée aux sciences héritées de la Grèce, qualifiées de sciences anciennes ou sciences étrangères, grâce aux traductions et à l’étude des œuvres d’Aristote, Gallien, Hippocrate, Euclide, Ptolémée et bien d’autres.
8Cette atmosphère ne pouvait que contribuer à développer l’esprit scientifique dont l’une des composantes est l’expérimentation. André Miquel a montré dans ses travaux fondateurs [3] sur les géographes arabes comment, à la jonction entre science, littérature et technique, la géographie trouve sa place ; c’est une discipline composite qui se propose de divertir autant que d’instruire. Puisant aux sources de la cosmographie, de l’astronomie et de l’astrologie, elle ne voulut jamais se départir d’un certain vernis scientifique. Dès lors, l’expérimentation sur le terrain, le recours au témoignage direct confèrent à cette discipline en gestation la caution scientifique nécessaire à son assimilation dans le corpus des matières importantes. C’est là une des raisons de la place centrale du témoignage au sein de la géographie qui est avant tout perçue comme une science héritée de la Grèce.
9Il faut également prendre en compte le caractère technique de la géographie : elle divertit, mais elle instruit et informe également. Le succès de cette discipline réside en partie dans le fait qu’elle fut utile au califat abbasside. Elle fait partie de l’enseignement du katib, le scribe-arpenteur-juriste, dans la mesure où elle renseigne sur la composition de la mamlaka (l’empire), sur la variété des itinéraires, la configuration des provinces ; elle fournit également des indications sur les peuples de l’empire et leurs mœurs. La géographie est bien en ceci « fille du califat de Bagdad » selon l’expression d’André Miquel. Cette technicité repose en partie sur le travail de terrain, sur le témoignage direct, sur l’accumulation et la vérification des informations. Tous ces aspects contribuent donc à faire du témoignage direct une composante essentielle de la démarche géographique ; il est, en tous cas, revendiqué comme tel.
10Pourtant, si l’on y regarde de plus près, plusieurs incohérences viennent contredire cette affirmation de la primauté du témoignage. Ainsi, Muqaddasî n’a vraisemblablement jamais mis les pieds en al-Andalus, ce qui ne le dispense pas de décrire cette terre, en se fiant cette fois à des témoignages autres que le sien. Nous voyons ici les limites de témoignage direct, pourtant affirmé comme le fondement du travail du géographe. Si le géographe a vraisemblablement besoin de cet outil, qu’il affirme essentiel à sa démarche, c’est que celui-ci a plusieurs fonctions bien précises.
Un système de validation du merveilleux
11Mais le témoignage n’est pas seulement invoqué dans le cadre du prologue, comme une démarche nécessaire, comme une profession de foi. Il apparaît de manière plus ponctuelle au fil du récit du géographe. Le recours au témoignage direct surgit de façon récurrente lorsque le géographe veut établir la véracité d’un fait ; celui-ci argue alors qu’il fut témoin direct de cet événement. Le plus souvent bien sûr, il s’agit d’authentifier un phénomène hors du commun, relevant du domaine du merveilleux. Or le merveilleux se taille une place de choix dans la littérature arabe, et a fortiori dans les écrits géographiques, propices aux descriptions exotiques. Merveilleux que l’on retrouve de la même façon dans les écrits contemporains de l’Occident latin. Ce qui sort de la norme, ce qui est extraordinaire mérite d’être consigné, ce qui fait de certains traités géographiques une succession de descriptions de merveilles.
12Dans le Kitab ar-Rawd al-Nitar d’al-Himyari [4], géographe andalou qui écrit au début du XIVe siècle, chaque fois que l’auteur invoque le témoignage à la rescousse, c’est pour garantir un phénomène tout à fait invraisemblable. Aussi abracadabrants que soient les faits, dès lors que l’auteur précise qu’ils sont authentiques dans la mesure où il a été lui-même témoin de ces phénomènes, cela suffit à les valider. Lorsque le témoignage direct n’est pas invoqué, il est fait appel aux témoins dignes de foi, d’autres savants, hommes de religion pour la plupart. Ils servent de garants à l’enregistrement du merveilleux ; la fonction de leur témoignage est de valider, de conférer la dimension de la certitude à des faits douteux. Ce n’est pas tant de leur plausibilité qu’il faut discuter, mais de la puissance attribuée au témoignage qui suffit à la validation. Ainsi, ce géographe rapporte l’anecdote suivante : « Près de Malaga, il existe une statue d’homme […] On rapporte que de la narine droite du personnage, des gouttes d’eau tombent sans cesse une à une, et que ce phénomène permet de reconnaître parmi les femmes celles qui sont vierges ou non. Pour cela, la femme qui fait l’objet de l’expérience doit placer sa main face à la partie inférieure du nez de la statue : si elle est vierge, la goutte d’eau tombe dans sa main ; si elle ne l’est pas, la goutte tombera à côté même si la femme met toute son attention à placer convenablement sa main. C’est là un phénomène bien connu des gens du pays, et il a été rapporté par des témoins dignes de foi » [5].
13En s’abritant derrière le témoignage, l’auteur peut ainsi rapporter toutes sortes d’anecdotes destinées à divertir le lecteur ; en les consignant, il leur confère lui-même une existence et les futurs chroniqueurs pourront alors rapporter à leur tour ces anecdotes en invoquant le témoignage d’al-Himyari. Ce n’est plus, dès lors, la qualité du témoignage qui prime mais bien celle du témoin. Nous voyons ici les limites du témoignage direct ou plutôt la pluralité des témoignages invoqués.
Témoignage direct et témoignage des autorités
Les limites du témoignage direct
14Si le témoignage direct est revendiqué comme étant au centre de la démarche du géographe, il n’en est en réalité qu’une des composantes. S’il est régulièrement invoqué pour justifier l’originalité de cette discipline, il est tout aussi régulièrement bafoué.
15De toute évidence, il est bien difficile pour nos géographes de ne décrire que les endroits où ils se sont rendus ; le monde musulman s’étendant de l’Indus aux Pyrénées, du Khorassan à al-Andalus, ils ne peuvent bâtir leur récit sur la base du seul témoignage direct. Or la loi du genre les oblige, au Xe siècle, à décrire l’ensemble du monde musulman ; ces vastes traités géographiques se doivent de peindre le monde musulman dans son ensemble pour en montrer à la foi la diversité, donc la richesse, mais aussi l’intrinsèque unité. Quelques endroits phares sont visités, quelques pôles incontournables sont, le plus souvent, réellement connus de ces géographes mais les autres informations sont en fait puisées dans des ouvrages qu’ils compilent. Cette démarche est cependant considérée comme nécessaire et fondamentale car si le géographe actuel s’appuie, en partie, sur sa propre expérience du terrain, sur les témoignages dont il s’imprègne directement pour conférer à son travail une certaine dimension scientifique, le géographe du Moyen Âge a une toute autre approche. La valeur de son ouvrage se fonde aussi sur la manière dont il s’inscrit dans une lignée intellectuelle.
L’importance du recours au témoignage des anciens
16Le témoignage direct semble avoir très souvent un poids moindre que la citation d’un glorieux prédécesseur. Dès lors, le fait de compiler, de recopier les géographes antérieurs sans même parfois changer une virgule, loin de remettre en cause la validité de l’ouvrage, vise au contraire à l’inscrire dans une tradition géographique et, partant, à lui conférer une légitimité. Il n’existe pas d’auteurs, au sens moderne du terme, mais plutôt des continuateurs qui affirment leur appartenance à une élite intellectuelle et sociale plus que leur individualité et leur originalité. Chacun apporte ainsi sa pierre à l’édifice, ce qui n’empêche pas parfois l’expression de divergences, chacun évoquant alors une tradition différente.
17Cette incessante pratique de la compilation, qui devient à partir des XIe-XIIe siècles l’essentiel de l’écriture géographique, peut parfois même nous paraître absurde. Il est ainsi assez commun de retrouver dans un même livre la juxtaposition de plusieurs analyses contradictoires d’un phénomène identique ; le géographe aura ainsi puisé dans plusieurs ouvrages sans faire le choix de ce qu’il fallait écarter.
18Autre sujet d’étonnement, on retrouve très souvent dans certains ouvrages de géographie des renseignements totalement périmés, parfois depuis plusieurs siècles, notamment en matière d’indication de la valeur des monnaies ou des taux de change. Nous pourrions invoquer la naïveté ou la distraction de l’auteur. C’est en fait rarement le cas ; la mise à jour n’a tout simplement pas paru évidente. Parfois, la portée de certains de ces lapsus ou oublis, que nous pourrions qualifier à tort d’erreurs, a une toute autre dimension. Ainsi, notre géographe espagnol du début du XIVe siècle, al-Himyari, écrit qu’al-Andalus s’étend jusqu’à Narbonne alors qu’elle se réduit à Grenade et sa région. Ce n’est pas l’absence du témoignage direct ou de la connaissance du terrain qui lui fait écrire cette ineptie, dont nul n’ignore qu’elle est contredite par les faits. Il compile certes des géographes antérieurs mais réaffirmer qu’al-Andalus va jusqu’à Narbonne, c’est à la fois s’inscrire dans la lignée des grands géographes andalous des premiers temps, et c’est aussi prétendre que la terre, à l’instar des hommes, ne peut faire acte d’apostasie. Ce qui fut musulman le restera dans le souvenir, s’inscrira toujours dans une mémoire ; c’est une façon de se réapproprier par le savoir ce qui a été perdu par les armes.
19La vérité est celle qui convient à l’auteur et la continuité du savoir géographique prime dès lors sur l’éphémère analyse que l’on peut tirer du témoignage direct. Il ne s’agit de la remise en cause du témoignage qu’en tant qu’il est direct. Le témoignage des autorités est, quant à lui, efficient ; il suffit à valider n’importe quelle proposition. C’est ce recours au témoignage des autorités, des glorieux prédécesseurs, qui a pu parfois figer le discours des géographes arabes, souvent empêtrés dans un système de redites incessantes, mais l’étude de ces redites est aussi signifiante et intéressante que celle des innovations.
20Le fossé est donc grand entre la prétention des géographes arabes à fonder leurs œuvres sur le témoignage direct, sur l’expérience concrète du terrain et la place ménagée réellement à cette expérience. Si le paradoxe nous surprend, la démarche ne devait pas sembler contradictoire aux géographes arabes médiévaux. Le témoignage est conçu comme pluriel ; le témoignage des prédécesseurs est aussi valide, sinon davantage, que le témoignage acquis sur le terrain. Ces ambiguïtés sont en fait inhérentes à la géographie même qui est alors un savoir souvent récréatif recouvert d’un vernis scientifique. Le recours au témoin et au témoignage confère un soupçon de rationalité et de science à une démarche qui ne peut en fait se fonder que sur la puissance de la tradition.
Notes
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Prépare actuellement une thèse sous la direction de Gabriel Martinez-Gros (Université de Rouen) intitulée Géographie et géographes andalous d’après l’An Mil.
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[1]
Muqaddasi, La meilleure répartition pour la connaissance des provinces, trad. A. Miquel, Damas, 1963, p. 28-29.
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[2]
Op. cit., p. 29.
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[3]
A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, t. 1, Paris, 1967.
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[4]
E. Lévi-Provençal, La péninsule ibérique d’après le Kitab ar-Rawd al-Mi’lar d’al-Himyarî, Leyde, 1938.
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[5]
Op. cit., p. 124.