1Il y a trente ans, on pouvait lire sur nos murs, paraît-il, « cache toi, objet ! ». Cette journée du 13 mai 1998 manifeste donc, par elle-même, une sorte d’irrévérence à l’égard de cet impératif sommaire. Le but en effet est, sinon de célébrer l’objet, au moins de le redécouvrir. L’École doctorale n’a pas choisi de traiter de l’objet dans sa deuxième rencontre parce qu’elle avait traité de l’histoire intellectuelle dans la première. Ce serait un pauvre prétexte, d’autant plus que l’opposition n’est pas pertinente. Simplement, il a semblé que le moment était venu.
2S’agit-il d’un renouveau d’intérêt ? Pour l’archéologue ou le muséologue, on parlerait plus volontiers d’une crise de définition ou d’une mise à distance, comme l’observait récemment Michel Collardelle. Ailleurs, il y a eu, dans la période récente, changement de regard. Ainsi, bien des explorateurs au long cours dans les minutes notariales en sont revenus chargés d’objets qui ont donné une tout autre perspective à l’histoire sociale. Encore fallait-il, à la suite de Annick Pardailhé-Galabrun et de Daniel Roche, avoir compris la richesse et défini le traitement de cette information. L’histoire économique, de son côté, sans se détourner des modes de production, prend davantage au sérieux les produits, dans leurs particularités. Il en va de même de l’histoire des techniques, sous l’influence déjà ancienne de l’ethnologie et au contact, sans doute, de l’étude du patrimoine industriel. L’histoire de l’art enfin, a bénéficié, comme il se doit, de ce retour de l’objet. Ces catégories académiques de la recherche dissimulent parfois l’unité réelle du champ. Une modeste exposition sur « Les fenêtres à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles » a montré l’an dernier comment, à partir des menuiseries, ferrures et vitrages, traces matérielles anodines, on pouvait mieux comprendre à la fois l’habitat et l’habiter. Il ne paraît donc plus étrange, désormais, d’associer ces histoires parcellaires dans une confrontation collective avec le monde des objets, avec la pluralité des mondes des objets. Enfin, cette nouvelle attention aux objets profite du reflux de la macro-histoire, un peu essoufflée, au bénéfice d’investigations à échelle réduite. On trouve par exemple, dans le domaine de l’histoire ouvrière, des signes de défiance à l’égard des « agrégats lourds » (Jean-Louis Robert), tels que les classes, les partis, les syndicats, les grands événements. Le désenchantement à l’égard du monde se traduit par une valorisation de la sphère privée, riche, voire saturée d’objets. Loin des « philosophies de la dépréciation » (François Dagognet), voici peut-être le temps de la considération. Il est certainement présomptueux et, de toute façon, prématuré de parler d’une nouvelle conjoncture intellectuelle. Disons qu’il y a dans cette démarche mieux qu’une mode, plus qu’une coïncidence.
3L’historien, face aux objets, peut être tenté de les relier tout de suite à l’environnement physique, social, symbolique dont ils sont issus, à leur horizon en quelque sorte. Il a hâte de les rendre opératoires, au moins par la pensée, grâce aux mots qui les disent, aux gestes qui les mobilisent, aux effets affectifs et esthétiques qu’ils ont dû déclencher. Peut-être ne faut-il pas se presser de situer et encore moins de dissoudre ainsi l’objet. Il convient de lui garder, dans nos analyses, un peu de sa matérialité, de sa consistance, avant de lui chercher des significations, de se souvenir qu’il est porteur de sensations, qu’il a un poids, qu’il tient une place. Noëlle Gérôme a parlé des objets comme autant d’« archives sensibles ». La vue et le toucher sont indispensables pour comprendre le comportement des hommes à leur endroit. L’histoire de ces perceptions ne peut être négligée. Les objets sont certainement des faits sociaux ; ils ne sont pas que des faits sociaux. Convient-il de dire l’objet ou les objets ? Il ne s’agit pas d’un jeu de mots mais de deux approches possibles. On envisage la rareté, l’unicité ou la chose banale, la série. Les archéologues et les historiens de l’art vivent cette tension que devraient aussi connaître les autres historiens.
4L’objet est un produit. On y voit l’achèvement d’une filière ou en tout cas d’un processus de fabrication. Peu importe alors que l’on étudie des faucilles ou des émaux cloisonnés. On est donc conduit à opérer un mouvement d’aval en amont, à la rencontre de cette fabrication. Il est question de démonter l’objet dans ses éléments et principes constitutifs, de repérer les « styles », s’agissant de céramiques, les systèmes constructifs quand on parle d’une charrue ou d’un objet technique complexe comme un navire. C’est une histoire du matériau ou des matériaux, ce qui ne veut pas dire uniquement une histoire matérielle, tant l’échelle des valeurs et des distinctions intervient dans ces choix. C’est une histoire des moyens mobilisés pour aboutir et d’abord du ou des savoir-faire requis, des connaissances savantes, des artisans et artistes. L’étude des habiletés - ou disons, des talents - peut très bien prendre pour cible des produits non seulement banaux mais ratés. Les objets maladroits, rappelle l’archéologue François Briois, renseignent, comme les autres, sur leurs auteurs. Les préhistoriens examinant des sites de la pierre taillée ont pu ainsi localiser précisément les aires de travail des apprentis ( à moins qu’il ne s’agisse de professionnels médiocres…).
5L’objet est ainsi une trace, qui nous conduit vers les lieux de sa naissance, dans le système social et culturel auquel il appartient. De l’autre côté, il tient à la sphère de la consommation. Il a été prévu pour une destination, sinon un destinataire, voire un commanditaire. Cela s’entend bien sûr aussi de toutes les variétés de production ludique, du bricolage et de l’auto-consommation. Il entre ainsi dans un cycle, ou une série de cycles, de consommation réelle et destructrice, de consommation symbolique et, parfois, de conservation. Il prend un sens ou il le perd, selon son histoire propre et les formes successives d’appropriation. À cet égard, l’histoire d’un objet et l’histoire de ses possesseurs sont indissociables. Sa perte peut être vécue comme une mutilation. Le pillage en est la forme extrême mais, plus prosaïquement, la saisie blesse également. Le fermier failli des Raisins de la colère, dépossédé de son poste de radio par la banque créancière, s’en trouve diminué, au sens fort du terme. L’objet a sa vie matérielle propre, par tous les événements d’usure, de réparation, de ravaudage et de récupération. Il est aussi porteur du sens qu’on lui donne, des regards successifs qui l’enrichissent ou le dépouillent. Il vit simultanément l’histoire de son temps et celle des autres. La muséification, cette vie après la vie, serait l’ultime étape. L’objet est montré, exposé voire exhibé ou mis en réserve. Le privé y devient public ; la collection réunit ce qui était dispersé. Le musée classe et tamise, comme l’histoire.