Hypothèses 2014/1 17

Couverture de HYP_131

Article de revue

Les importations méditerranéennes dans le monde celtique

Marqueurs économiques et politiques entre 250 et 25 av. J.-C.

Pages 313 à 322

Notes

  • [1]
    P. Brun et P. Ruby, L’Âge du fer en France : premières villes, premiers États celtiques, Paris, 2008.
  • [2]
    Poseidonius d’Apamée, Histoires, XXIII. On cite ici la traduction d’E. Cougny, Paris, 1879. L’auteur (135-55 av. J.-C.) est un des rares témoins directs des sociétés celtiques du La Tène final : il a rapporté dans ses écrits ce qu’il avait lui-même observé, au début du Ier siècle av. J.-C. La quasi-totalité de son travail a été perdue ; son contenu est toutefois connu par des citations d’auteurs postérieurs, et notamment par le biais de Strabon (vers 64/63 av. J.-C. - vers 21/25 ap. J.-C.).
  • [3]
    Strabon, Géographie, IV, 4, 3. On cite ici la traduction d’A. Tardieu, Paris, 1867.
  • [4]
    « Puis ces cours d’eau se trouvent entre eux dans un si heureux rapport qu’on passe aisément d’une mer dans l’autre, en charriant les marchandises sur un court espace et avec facilité, puisque c’est par des plaines ; mais le plus souvent, c’est bien la voie des fleuves que l’on suit, soit en montant soit en descendant. » Ibid., IV, 1, 2.
  • [5]
    « Mais, comme le Rhône est rapide et difficile à remonter, certains marchandises de ces contrées sont expédiées par terre sur des chariots : ce sont celles à destination du pays des Arvernes et des rives de la Loire. » Ibid., IV, 1, 14.
  • [6]
    Ce que révèle l’étude des importations méditerranéennes, c’est le choix, sélectif, des sociétés celtiques qui n’ont finalement intégré et adapté que le mobilier voulu. Certains objets, comme les lampes à huile, produites dans les mêmes ateliers que les poteries à vernis noir introduites pour les banquets celtiques, n’ont, elles, pas été importées (il n’en a été retrouvé qu’une vingtaine dans tout le monde celtique). Il y a donc là une demande celtique bien spécifique.
  • [7]
    Dans certains cas, on se demande toutefois si le propriétaire n’« engage » pas un affranchi ou ne charge pas un de ses esclaves de le faire pour lui, contournant ainsi les interdits sociaux relatifs au négoce mais récupérant une partie des profits générés par la commercialisation. Cf. A. Tchernia, « Des timbres d’amphore à l’organisation du commerce », dans The Inscribed Economy: Production and Distribution in the Roman Empire in the Light of instrumentum domesticum, W. V. Harris dir., Ann Arbor, 1993, p. 183-185 (Journal of Roman archaeology, Supplementary series, 6) ; et id., « La vente du vin », dans Mercati permanenti e mercati periodici nel mondo romano. Atti degli incontri capresi di storia dell’economia antica. Capri, 13-15 octobre 1997, E. Lo Cascio dir., Bari, 2000, p. 199-209.
  • [8]
    César, Guerre des Gaules, VII, 3. On cite ici la traduction de D. Nisard, Paris, 1861.
  • [9]
    À l’époque du procès de Fonteius, la Gaule romanisée se résume à la Narbonnaise. Il est probable que la référence à la Gaule ne désigne donc que cette partie acculturée du territoire.
  • [10]
    Cicéron, Pro Fonteio, IV, 11. On cite ici la traduction de D. Nisard, Paris, 1840.
  • [11]
    P. S. Wells, « Exchange and social status in the late Iron Age », dans Fonctionnement social de l’âge du Fer. Opérateurs et hypothèses pour la France. Table-ronde de Lons-le-Saunier (Jura), 24-26 oct. 1990, A. Daubigney dir., Lons-le-Saunier, 1993, p. 239-245, ici p. 242.
  • [12]
    M. Feugère et M. Poux, « Le festin, miroir privilégié des élites celtiques de Gaule indépendante », dans L’Aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer (du iie siècle avant J.-C. au ier siècle après J.-C.). Actes de la table-ronde du centre archéologique européen du Mont-Beuvray, 1999, V. Guichard et F. Perrin dir., Glux-en-Glenne, 2002, p. 199-222, ici p. 213 (Bibracte, 5).
  • [13]
    On renvoie ici au système globalement clientéliste bien décrit, pour le monde romain, par P. Veyne, Le Pain et le cirque : sociologie religieuse d’un pluralisme politique, Paris, 1976 ; et, pour le monde gaulois, par C. Jullian, Histoire de la Gaule, Paris, 1920-1926, livre II, IIIe partie, chap. V, p. 75-78.
  • [14]
    César, Guerre des Gaules, I, 33.
  • [15]
    Y. Roman, « Chronologie du commerce italique et économie monétaire en Gaule du sud aux iie et ier siècles avant J.-C. », Ktema : Civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques, 7 (1982), p. 121-128.
  • [16]
    F. Olmer, « Les aristocrates éduens et le commerce », dans L’Aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer…, op. cit., p. 289-299, ici p. 295 (Bibracte, 5).
  • [17]
    « Les marchands ne circulaient jusque-là qu’au prix de grands dangers et en payant de forts péages. » César, Guerre des Gaules, III, 1.
  • [18]
    « Depuis de longues années, il avait à vil prix la ferme des douanes et de tous les autres impôts des Éduens, parce que, lorsqu’il enchérissait, personne n’osait enchérir contre lui. Cela lui avait permis d’amasser, tout en enrichissant sa maison, de quoi pourvoir abondamment à ses largesses. » Ibid., I, 18.
  • [19]
    Découverte de deux abécédaires à Lattes (cf. M. Bats, « Grec et gallo-grec : les graffites sur céramique aux sources de l’écriture en Gaule méridionale (iie-ier siècles av. J.-C.) », dans L’Écriture dans la société gallo-romaine. Éléments d’une réflexion collective, M. Feugère et P. Lambert dir., Paris, 2004, p. 7-20, ici p. 9 et p. 17). Voir aussi le témoignage de Strabon : « À preuve, ce qui se passe aujourd’hui [à Marseille] : les meilleurs esprits s’adonnent tous à l’art oratoire et à la philosophie, de sorte que, il y a peu, la cité s’était ouverte comme école aux barbares et avait fait des Gaulois des amis des Grecs au point qu’ils écrivaient en grec jusqu’à leurs contrats. » Strabon, Géographie, IV, 1, 5.
  • [20]
    J.-P. Guillaumet, « Les passoires », dans La Vaisselle tardo-républicaine en bronze. Table-ronde CNRS, Lattes, 26 au 28 avril 1990, M. Feugère et C. Rolley dir., Dijon, 1991, p. 92-93.
English version

1Le thème de la communication politique n’est pas aisé à traiter lorsque l’on étudie des sociétés telles que celle des Celtes, pour lesquels le moyen principal de transmission du savoir est l’oralité. En effet, ces populations ont parfois sciemment renoncé à l’emploi de l’écriture, notamment dans la sphère religieuse. Dans d’autres cas, l’emploi de supports non pérennes, tels que le bois ou la cire, n’a pas permis la conservation de ces traces écrites. Cela implique que l’un des vecteurs de communication les plus explicites pour qui travaille sur le passé est d’emblée occulté : pas de discours retranscrit, pas de textes de lois, pas d’annales, seulement quelques commentaires à propos de la qualité d’une cervoise ou de la beauté d’une jeune fille… Une fois évacuées les sources textuelles celtiques, restent tout de même les écrits grecs et latins à leur propos et ce qui est le propre de l’archéologie, à savoir l’étude des vestiges matériels (objets en tout genre, architecture, études des techniques, etc.). C’est donc par ce biais, et à l’aide de quelques témoignages écrits indirects, que je vais aborder le thème retenu ici.

2À la fin de l’âge du Fer (150-25 av. J.-C.), le monde celtique se présente comme une société urbaine et étatique placée au cœur de vastes réseaux d’échange entre l’est de l’Europe, le monde nordique et le monde méditerranéen, et où divers biens matériels (vaisselles, monnaies, denrées alimentaires, matières premières, etc.) et immatériels (idées, technologies, arts, architectures, etc.) circulent sur de longues distances  [1].

3Dans cet article est présenté le cas des biens matériels produits par les sociétés grecques et romaines et acheminés vers le monde celtique dans la deuxième moitié de la période laténienne (250-25 av. J.-C.). Cette période correspond en effet à une importante augmentation de la circulation de ces biens, mais aussi à leur diversification. Ces objets d’échange sont le reflet d’une politique d’ouverture des sociétés celtiques au monde méditerranéen, mais aussi un des facteurs de leur transformation. Ainsi, parallèlement à ce phénomène, il est intéressant de mettre en avant la simultanéité du développement interne des sociétés celtiques : c’est à ce moment-là que l’on voit notamment apparaître de vastes centres urbains et se développer une écriture et un système monétaire propres au monde celtique. Or le commerce, les échanges, les importations et exportations, les transferts ne sont pas que des faits économiques. Ils induisent aussi des interactions sociales, impliquant des décisions politiques et des choix culturels. Je tenterai de montrer que ces importations sont un fait politique autant qu’économique et qu’elles sont l’un des révélateurs de la classe dirigeante celtique. Ces importations sont par ailleurs vectrices de messages utilisés par cette catégorie sociale pour affirmer son autorité et sa puissance.

Un fait économique

4La présente étude s’intéresse aux importations réalisées depuis les États méditerranéens, romains et grecs, vers les sociétés celtiques. Les découvertes archéologiques, de même que les sources textuelles, témoignent de ce phénomène. En effet, les fouilles d’habitats, de sépultures, de sanctuaires, d’épaves aux abords des côtes méditerranéennes mettent au jour des amphores ayant contenu du vin (pour leur grande majorité), de la vaisselle en terre cuite (principalement de la campanienne à vernis noir), des ustensiles de banquet en alliage cuivreux, des signes d’utilisation de l’alphabet grec puis latin (abécédaires, graffiti, dédicaces), des monnaies et d’autres catégories d’objet retrouvées plus ponctuellement (bijoux, animaux, etc.). Les auteurs grecs et latins confirment les données archéologiques concernant ces importations : « Ce qu’on boit chez les riches, c’est du vin apporté d’Italie ou du pays des Massaliotes, et on le boit pur », écrit Poseidonius d’Apamée  [2].

5Les sources antiques permettent aussi d’appréhender les produits exportés depuis le monde celtique : selon Strabon, « la grande quantité de bétail, surtout de moutons et de porcs, qu'ils possèdent, explique comment ils peuvent approvisionner si abondamment de saies et de salaisons, non seulement Rome, mais la plupart des autres marchés de l’Italie »  [3]. D’autres sources permettent d’ajouter les céréales et des métaux sous forme de matière première (de type or ou étain) à cette liste d’exportations. Il est ici important de préciser que ces témoignages historiques ne disent rien des modalités de transactions commerciales effectuées entre l’Europe nord-alpine et méridionale. Il serait en effet abusif de considérer ces formes d’exportation depuis le monde celtique comme résultant d’échanges terme à terme contre les marchandises méditerranéennes évoquées ci-dessus. Les uns ne sont pas forcément la contrepartie des autres.

6La péninsule européenne ainsi que la mer Méditerranée sont des ensembles géographiques relativement favorables aux échanges. En effet, depuis trois grands ports méditerranéens actifs à la fin de l’âge du Fer, à savoir Narbonne, Marseille et Aquilée, il est possible de gagner une très grande partie de l’Europe, parcourue par d’importants réseaux fluviaux, bien distribués. L’étude de la répartition des importations, de même que des épaves retrouvées en mer et en rivière ainsi que certains passages des textes antiques permettent de restituer les routes et les moyens d’acheminement de ces objets méditerranéens.

7La circulation des marchandises se fait aussi bien par voie d’eau  [4] que par les routes terrestres  [5]. Par ailleurs, les données iconographiques de stèles funéraires ou de bas-reliefs permettent d’illustrer les moyens utilisés pour les transports d’objets (barques et chalands, charrerie) ; toutefois, ces représentations sont généralement postérieures à la conquête romaine. Les principales routes connues sont les suivantes :

8– l’axe Aude-Garonne, desservant la Gaule du Sud et la façade atlantique, y compris jusque dans les îles Britanniques ;

9– l’axe Rhône-Saône-Loire ou Seine, desservant la Gaule centrale et du Nord ;

10– les cols alpins, desservant l’Europe centrale, vers les oppida de Heidengraben et Manching, en Allemagne ; ces dernier sont situés à proximité du Danube, donc d’un axe est-ouest permettant d’atteindre les Celtes orientaux (dans les espaces situés aujourd’hui en République tchèque, Slovaquie et Hongrie).

11Les échanges à longue distance nécessitent forcément une certaine organisation pour faire parvenir la marchandise intacte, et les convois doivent être sécurisés contre les aléas de la route, la piraterie, les intempéries, etc. Des épaves aux cales encore remplies de leur cargaison (notamment celles de la côte illyrienne) sont des preuves éloquentes des difficultés du commerce mené sur de longues distances.

12La circulation des importations n’est pas due au hasard, mais à une rencontre entre la demande celtique en produits de luxe (le vin, la vaisselle métallique) et l’offre romaine de ces biens de consommation, produits en grande quantité. Peut-on déjà parler de « marché », au sens économique du terme ? Peut-on seulement considérer que ces objets témoignant de contacts révèlent l’existence d’un « système économique » ? En d’autres mots, ces importations sont-elles des objets d’échange ou de commerce ? Plusieurs facteurs sont à prendre en considération : leur quantité, importante étant donné leur valeur, leurs types, somme toute assez limités au regard d’une production romaine très diversifiée  [6], et surtout leur diffusion entre les deux entités et au sein de la zone réceptrice. Il faut ici s’interroger sur les acteurs et les contreparties.

13Du côté méditerranéen, ce sont de grandes familles de citoyens, possédant des terres et les exploitant – ou les faisant exploiter – qui sont les productrices du vin exporté. Ces propriétaires sont souvent en relation directe avec des officines responsables de la fabrication des amphores. Le Falerne produit en Campanie, l’un des plus grands crus romains, est issu de la même région que les amphores de type Dressel 1A et 1B, les plus répandues des amphores italiques de l’époque républicaine. Ces propriétaires sont-ils également responsables de la commercialisation de leur production, et donc de l’exportation de leurs produits ? Il semble que d’autres acteurs, des négociants qui sont aussi souvent armateurs, se chargent de la diffusion  [7].

14Du côté celtique, ces produits sont associés la plupart du temps à la classe aristocratique, notamment dans les riches sépultures. Sans doute les intéressés en avaient-ils fait usage de leur vivant et fait profiter leur entourage (famille, relations, clients ?). Par ailleurs, ces produits sont redistribués à la population, ou du moins à une partie de celle-ci, comme acte de générosité servant à l’affirmation de la richesse et, par extension, du pouvoir de la classe dirigeante.

15Entre les acteurs de ces deux espaces, que faut-il imaginer ? Est-ce une prise de contact directe, par le biais de relations diplomatiques par exemple, comme le font encore aujourd’hui ces chefs d’États qui vont négocier des marchés et faire la promotion des produits de grosses entreprises nationales à l’étranger ? On doit aussi envisager la présence d’une classe de marchands jouant les intermédiaires. César, dans la Guerre des Gaules, relate la présence de commerçants romains en Gaule :

16

Ce jour arrivé, les Carnutes, sous les ordres de Cotuatos et de Conconnétodumnos, hommes déterminés à tout, se jettent, à un signal donné, dans Cenabum (Orléans), massacrent les citoyens romains qui s’y trouvaient pour affaires de commerce, entre autres C. Fusius Cita, estimable chevalier romain, que César avait mis à la tête des vivres, et ils pillent tous leurs biens.  [8]

17De même, Cicéron, lors du procès de Fonteius, affirme que « la Gaule  [9] est remplie de négociants et de citoyens romains ; aucun Gaulois ne fait d’affaire sans eux ; il ne circule pas dans la Gaule une seule pièce d’argent qui ne soit portée sur les livres des citoyens romains »  [10]. N’y a-t-il donc aucune corporation marchande chez les populations celtiques ? C’est peu probable.

18Dans tous les cas, la demande gauloise ne fait aucun doute. Celle-ci correspond à des commandes bien précises, relayées par une classe marchande gauloise et/ou romaine, empruntant un réseau de communication bien développé pour fournir en biens de luxe les sociétés celtiques sollicitant des produits de consommation méditerranéen.

Un fait politique

19La situation au La Tène D (150-30 av. J.-C.) est bien différente de celle observée à la période hallstattienne (xiie-ve siècle av. J.-C.). En effet, aux vie et ve siècles av. J.-C., les importations se retrouvaient en grande majorité sur des sites dits « princiers ». À la fin de la période laténienne, elles se retrouvent désormais sur tous les différents types de sites, de la « ferme opulente » au site fortifié de plusieurs dizaines d’hectares, du sanctuaire à la nécropole et à la tombe à char isolée. Ainsi, comme Peter Wells le propose, on peut envisager d’une dispersion de l’aristocratie dans le paysage  [11]. On peut conjointement considérer que ces importations sont accessibles à une plus grande variété de statuts sociaux. Cette dernière hypothèse impliquerait que, d’une petite frange aristocratique concernée par ces importations au Hallstatt, le phénomène se serait en quelque sorte démocratisé et concernerait désormais une plus grande partie de la population au La Tène C et D. Cette idée est à nuancer car ces importations, lorsqu’elles sont retrouvées en dehors des grands centres urbains, notamment sur les établissements ruraux, sont souvent associées, là encore, à d’autres marqueurs de l’aristocratie  [12].

20Par ailleurs, le fait que la consommation se démocratiserait n’implique pas pour autant l’effacement du rôle des classes dirigeantes dans l’acheminement des importations. Au contraire, l’implication des élites doit être mise en avant et leur visibilité dans ces opérations commerciales est un gage de longévité pour leur avenir sur la scène politique. Il est donc dans leur intérêt de garder la main mise sur ces produits. En effet, la capacité à apporter à la cité des biens de luxe et à en faire profiter une partie de la société, si ce n’est son ensemble, est un marqueur de puissance et de richesse, qualités nécessaires pour maintenir son rang, voire intégrer la classe dirigeante. L’acquisition de tels produits a un coût relativement élevé et l’accès à ces importations pour la grande majorité de la population doit certainement se faire par les largesses de leurs dirigeants. En effet, les banquets, par exemple, sont le moment où les classes aristocratiques se livrent à une sorte de redistribution de ces biens et participent, au même titre que le pain et les jeux offerts par les potentats romains, à l’effort fourni pour contenter la population. Cet acte d’évergétisme est donc un marqueur du pouvoir. La générosité doit être perçue comme un moyen de communication permettant de revendiquer son statut et de s’assurer le soutien de l’opinion publique  [13].

21L’importance politique de ces importations est aussi mise en évidence grâce au monnayage produit par certains peuples. La monnaie, attribut d’indépendance politique et économique, est le symbole de l’autorité émettrice, ici de la classe dirigeante ; en témoignent les légendes des monnaies rappelant le nom d’un chef. Elle a donc servi de vecteur à des messages de propagande où le chef attirait l’attention sur sa capacité à obtenir des produits étrangers, tels que le vin. C’est le cas de certains statères à l’effigie de Vercingétorix, où une amphore est représentée en bonne place sur la monnaie. On note toutefois que ces amphores représentées sur les monnaies celtiques le sont généralement sur les fortes valeurs monétaires (statères ou hémistatères), qui ne doivent pas circuler beaucoup dans les classes inférieures mais rester cantonnées aux classes aristocratiques. On peut donc penser que c’est à ces dernières que le message est destiné.

22Comme on l’a vu, les importations sont le reflet d’un certain statut social. En conséquence, elles constituent, à titre individuel, des marqueurs statutaires. Mais elles sont aussi des signes d’appartenance communautaire, car ce sont les relations de la cité avec les États méditerranéens qui permettent l’arrivée de ces produits sur le territoire concerné. En effet, la présence de ces importations dans les civitates celtiques n’est pas anodine. Elle implique des contacts, au moins économiques, si ce n’est politiques entre les Celtes et le monde méditerranéen. De ces rapports politiques, il ne reste que quelques traces ténues pour mettre l’historien sur la voie.

23Le cas des Éduens est tout à fait intéressant. La capitale de leur cité, Bibracte (Mont Beuvray, Saône-et-Loire), est aujourd’hui l’un des sites de hauteur fortifiés les mieux connus de la Gaule et c’est aussi l’un des pôles de concentration de découvertes de ces importations (amphores, vaisselles métalliques, monnaies romaines, écriture, etc.). De plus, les textes antiques et notamment le témoignage de César éclairent sur des relations privilégiées que ce peuple entretenait avec les Romains. Les Éduens y sont décrits comme fratres consanguineosque du peuple romain  [14], titre de confiance, très rarement décerné par les Romains. Ce titre remonterait au milieu du iie s. av. J.-C.  [15], précisément au moment où du mobilier d’importation commence à apparaître sur leurs sites. L’une des hypothèses expliquant l’arrivée tardive de mobiliers méditerranéens sur les sites éduens serait la mainmise des Arvernes, peuple très puissant au iiie s. av. J.-C.  [16], sur le commerce méridional, empêchant ainsi l’accès de celui-ci aux Éduens. La défaite de Bituitos, roi arverne, face aux Romains, en 121 av. J.-C., a peut-être remodelé la carte des courants économiques de cette région, ouvrant ainsi les portes de la Méditerranée aux Éduens.

Conséquences

24Grâce au Pro Fonteio laissé par Cicéron, il est possible de dire qu’en Gaule narbonnaise, les Romains prélevaient des impôts, manifestement trop élevés (c’est la raison du procès intenté à Fonteius), sur le vin acheminé, notamment vers Toulouse. De même, le témoignage de César, à propos de l’Éduen Dubnorix, fait référence à des péages  [17] et à des douanes  [18]. Ces taxes démontrent l’existence d’un contrôle de la classe dirigeante sur ce qui circule en Gaule, mais aussi la présence de routes de commerce, connues et très fréquentées.

25L’impact de ces évolutions peut être résumé de la manière suivante (voir figure). L’ouverture du monde celtique à ces nouveaux marchés méditerranéens a, entre autres, permis l’apparition de nouvelles vaisselles, de nouvelles manières de consommer et de nouveaux produits comme le vin ou la monnaie, qui circulent d’abord sous forme de biens de prestige dans le courant du iiie s. av. J.-C., avant d’intégrer un système monétaire dès le début du iie s. av. J.-C. Il faut aussi noter que ces échanges à longue distance, nécessitant la tenue de comptes, ont aussi facilité l’intégration de l’écriture dans les usages celtiques.

26De plus, parallèlement à l’augmentation du nombre d’importations, au cours du iie s. av. J.-C., et à leur adoption par les populations celtiques, il est intéressant de remarquer le développement interne de ces sociétés, tant en matière d’administration, de croissance économique (société prospère et productrice de surplus adoptant un système monétaire), d’urbanisation (naissance de véritables villes, lieux et places du commerce) qu’en matière politique et religieuse (implantation de sanctuaires de type communautaire dans le nord-est des Gaules, dans le courant du iiie s. av. J.-C.).

Chronologie des changements internes et de l’introduction des importations méditerranéennes

figure im1

Chronologie des changements internes et de l’introduction des importations méditerranéennes

27Mais les Celtes ne se sont pas contentés de sélectionner rigoureusement les objets qu’ils importaient : ils ont également adapté ceux-ci. C’est le cas avant tout des alphabets grecs et latins qui ont donné naissance au gallo-grec et gallo-latin. Il fallait nécessairement modifier l’alphabet grec de manière à pouvoir transcrire la langue gauloise, qui possède certains sons inexistants en grec. Ainsi, après une phase d’apprentissage de cet alphabet dans le midi de la Gaule  [19], il y a eu appropriation : certains signes n’ont plus été utilisés et d’autres ont vu leur utilisation modifiée. D’autres importations ont même été copiées et fabriquées localement, au prix de quelques différences. Des œnochoés, utilisées pour servir le vin lors des banquets et fabriquées en alliage cuivreux dans le monde méditerranéen, ont été réalisées en fer par les artisans celtes. On observe le même phénomène pour des passoires romaines en argent copiées en bronze  [20].

28Bien plus que des objets d’échanges ou de commerce, les importations méditerranéennes sont le reflet de relations politiques, de modes de consommation, de choix culturels ou encore d’évolutions techniques. Elles font partie intégrante d’un ensemble de modifications qui affecte les sociétés celtiques à la fin de la période laténienne. Il est donc important de comprendre comment ces importations ont été intégrées aux pratiques indigènes de manière à pouvoir mesurer l’impact de ces apports extérieurs sur l’organisation sociale et politique du monde celtique.

29La question de ces choix sélectifs réalisés par les sociétés celtiques concernant les types d’importation qu’elles souhaitaient obtenir fait l’objet de ma thèse, dirigée par Patrice Brun (Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Ce travail s’efforce de comprendre quel a été l’impact de ces nouveaux apports et comment les sociétés celtiques y ont répondu. À quel point l’arrivée de ce nouveau mobilier entraine-t-elle la modification de pratiques de consommation, d’organisation sociopolitique et commerciale ? Ces modifications sont-elles observables dans l’ensemble de la zone étudiée ? Quels facteurs sont liés à l’adoption de ces importations (choix politique, culturel, proximité des réseaux d’échange naturels, etc.) ? On a tenté de démontrer ici qu’il ne suffit pas d’observer la présence / absence des importations, mais de mesurer l’impact de ces nouveaux produits dans des sociétés déjà profondément marquées par des changements internes.


Date de mise en ligne : 05/01/2015

https://doi.org/10.3917/hyp.131.0313

Notes

  • [1]
    P. Brun et P. Ruby, L’Âge du fer en France : premières villes, premiers États celtiques, Paris, 2008.
  • [2]
    Poseidonius d’Apamée, Histoires, XXIII. On cite ici la traduction d’E. Cougny, Paris, 1879. L’auteur (135-55 av. J.-C.) est un des rares témoins directs des sociétés celtiques du La Tène final : il a rapporté dans ses écrits ce qu’il avait lui-même observé, au début du Ier siècle av. J.-C. La quasi-totalité de son travail a été perdue ; son contenu est toutefois connu par des citations d’auteurs postérieurs, et notamment par le biais de Strabon (vers 64/63 av. J.-C. - vers 21/25 ap. J.-C.).
  • [3]
    Strabon, Géographie, IV, 4, 3. On cite ici la traduction d’A. Tardieu, Paris, 1867.
  • [4]
    « Puis ces cours d’eau se trouvent entre eux dans un si heureux rapport qu’on passe aisément d’une mer dans l’autre, en charriant les marchandises sur un court espace et avec facilité, puisque c’est par des plaines ; mais le plus souvent, c’est bien la voie des fleuves que l’on suit, soit en montant soit en descendant. » Ibid., IV, 1, 2.
  • [5]
    « Mais, comme le Rhône est rapide et difficile à remonter, certains marchandises de ces contrées sont expédiées par terre sur des chariots : ce sont celles à destination du pays des Arvernes et des rives de la Loire. » Ibid., IV, 1, 14.
  • [6]
    Ce que révèle l’étude des importations méditerranéennes, c’est le choix, sélectif, des sociétés celtiques qui n’ont finalement intégré et adapté que le mobilier voulu. Certains objets, comme les lampes à huile, produites dans les mêmes ateliers que les poteries à vernis noir introduites pour les banquets celtiques, n’ont, elles, pas été importées (il n’en a été retrouvé qu’une vingtaine dans tout le monde celtique). Il y a donc là une demande celtique bien spécifique.
  • [7]
    Dans certains cas, on se demande toutefois si le propriétaire n’« engage » pas un affranchi ou ne charge pas un de ses esclaves de le faire pour lui, contournant ainsi les interdits sociaux relatifs au négoce mais récupérant une partie des profits générés par la commercialisation. Cf. A. Tchernia, « Des timbres d’amphore à l’organisation du commerce », dans The Inscribed Economy: Production and Distribution in the Roman Empire in the Light of instrumentum domesticum, W. V. Harris dir., Ann Arbor, 1993, p. 183-185 (Journal of Roman archaeology, Supplementary series, 6) ; et id., « La vente du vin », dans Mercati permanenti e mercati periodici nel mondo romano. Atti degli incontri capresi di storia dell’economia antica. Capri, 13-15 octobre 1997, E. Lo Cascio dir., Bari, 2000, p. 199-209.
  • [8]
    César, Guerre des Gaules, VII, 3. On cite ici la traduction de D. Nisard, Paris, 1861.
  • [9]
    À l’époque du procès de Fonteius, la Gaule romanisée se résume à la Narbonnaise. Il est probable que la référence à la Gaule ne désigne donc que cette partie acculturée du territoire.
  • [10]
    Cicéron, Pro Fonteio, IV, 11. On cite ici la traduction de D. Nisard, Paris, 1840.
  • [11]
    P. S. Wells, « Exchange and social status in the late Iron Age », dans Fonctionnement social de l’âge du Fer. Opérateurs et hypothèses pour la France. Table-ronde de Lons-le-Saunier (Jura), 24-26 oct. 1990, A. Daubigney dir., Lons-le-Saunier, 1993, p. 239-245, ici p. 242.
  • [12]
    M. Feugère et M. Poux, « Le festin, miroir privilégié des élites celtiques de Gaule indépendante », dans L’Aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer (du iie siècle avant J.-C. au ier siècle après J.-C.). Actes de la table-ronde du centre archéologique européen du Mont-Beuvray, 1999, V. Guichard et F. Perrin dir., Glux-en-Glenne, 2002, p. 199-222, ici p. 213 (Bibracte, 5).
  • [13]
    On renvoie ici au système globalement clientéliste bien décrit, pour le monde romain, par P. Veyne, Le Pain et le cirque : sociologie religieuse d’un pluralisme politique, Paris, 1976 ; et, pour le monde gaulois, par C. Jullian, Histoire de la Gaule, Paris, 1920-1926, livre II, IIIe partie, chap. V, p. 75-78.
  • [14]
    César, Guerre des Gaules, I, 33.
  • [15]
    Y. Roman, « Chronologie du commerce italique et économie monétaire en Gaule du sud aux iie et ier siècles avant J.-C. », Ktema : Civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques, 7 (1982), p. 121-128.
  • [16]
    F. Olmer, « Les aristocrates éduens et le commerce », dans L’Aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer…, op. cit., p. 289-299, ici p. 295 (Bibracte, 5).
  • [17]
    « Les marchands ne circulaient jusque-là qu’au prix de grands dangers et en payant de forts péages. » César, Guerre des Gaules, III, 1.
  • [18]
    « Depuis de longues années, il avait à vil prix la ferme des douanes et de tous les autres impôts des Éduens, parce que, lorsqu’il enchérissait, personne n’osait enchérir contre lui. Cela lui avait permis d’amasser, tout en enrichissant sa maison, de quoi pourvoir abondamment à ses largesses. » Ibid., I, 18.
  • [19]
    Découverte de deux abécédaires à Lattes (cf. M. Bats, « Grec et gallo-grec : les graffites sur céramique aux sources de l’écriture en Gaule méridionale (iie-ier siècles av. J.-C.) », dans L’Écriture dans la société gallo-romaine. Éléments d’une réflexion collective, M. Feugère et P. Lambert dir., Paris, 2004, p. 7-20, ici p. 9 et p. 17). Voir aussi le témoignage de Strabon : « À preuve, ce qui se passe aujourd’hui [à Marseille] : les meilleurs esprits s’adonnent tous à l’art oratoire et à la philosophie, de sorte que, il y a peu, la cité s’était ouverte comme école aux barbares et avait fait des Gaulois des amis des Grecs au point qu’ils écrivaient en grec jusqu’à leurs contrats. » Strabon, Géographie, IV, 1, 5.
  • [20]
    J.-P. Guillaumet, « Les passoires », dans La Vaisselle tardo-républicaine en bronze. Table-ronde CNRS, Lattes, 26 au 28 avril 1990, M. Feugère et C. Rolley dir., Dijon, 1991, p. 92-93.

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