Hypothèses 2014/1 17

Couverture de HYP_131

Article de revue

Une communication politique reproduite ?

L'exemple du cartulaire de Passau, folios 39-41v

Pages 305 à 312

Notes

  • [1]
    Sept ensembles documentaires composés de cartulaires originaux rédigés au ixe siècle ont été conservés : en Bavière, à Passau, à Ratisbonne, à Mondsee, à Freising, où une ou plusieurs compilations ont été écrites dans des institutions dirigées par les évêques. En dehors de cet espace, les abbayes de Werden, Wissembourg et Fulda se sont dotées de telles compilations.
  • [2]
    Le cartulaire de Ratisbonne de la fin du ixe siècle garde aussi la trace de deux actes royaux mais sous forme de notice et non de diplôme (actes 24 et 44, Die Traditionen des Hochstifts Regensburg und des Klosters S. Emmeram, J. Widemann éd., Munich, 1943). Le cas de Passau reste donc exceptionnel.
  • [3]
    En 1990, Stephan Molitor a défini quatre fonctions principales pour les cartulaires : juridique, administrative, historiographique et sacrale (S. Molitor, « Das Traditionsbuch. Zur Forschungsgeschichte einer Quellengattung und zu einem Beispiel aus Südwestdeutschland », Archiv für Diplomatik, 36 (1990), p. 61-92). De son côté, en 1991, Patrick Geary a montré que ces compilations répondaient à une triple préoccupation, de gestion, de protection et de commémoration (P. Geary, « Entre gestion et gesta », dans Les cartulaires : actes de la Table ronde organisée par l’École nationale des chartes et le GDR 121 du CNRS, Paris, 5-7 décembre 1991, L. Morelle, O. Guyotjeannin et M. Parisse dir., Paris, p. 12-26).
  • [4]
    L’édition de référence est celle de M. Heuwieser, Die Traditionen des Hochstifts Passau, Munich, 1930 (2e édition 1969). Les folios 43-55 n’ont pas la même unité de sens que les folios 1-42 avec des actes datant des xe et xie siècles (ibid., p. XXI) et les folios 56 à 58 n’appartiennent pas à la compilation originale. Les dénominations des mains employées dans le présent article sont celles définies par Max Heuwieser.
  • [5]
    Les cahiers 3 et 4 ont un ou plusieurs feuillets centraux manquants, indice qu’ils n’ont pas été cousus immédiatement. Pour le cahier 2, la situation semble plus complexe. En effet, l’acte 90 à la fin du folio 12v est coupé et sur le folio 13, il manque le début de l’acte 22. Dans un premier temps, on pourrait donc penser qu’il manque le troisième feuillet double du quaternio. Cependant, dans la suite du cahier, aucun acte n’est coupé, ce qui laisse supposer que ce n’est pas un feuillet double qui manque. Les actes 22 et 90 sont des actes copiés à deux reprises dans le cartulaire par la main ? et par la main ? (no 22) et ? (no 90). On pourrait alors envisager qu’au lieu de gratter les débuts d’acte déjà copiés ailleurs, la main ? ait enlevé dans un premier temps un feuillet double qui contenait la fin du 90 et le début du 22 puis reconstitué un cahier de trois feuillets.
  • [6]
    M. Heuwieser, Die Traditionen…, op. cit., p. XIX-XX.
  • [7]
    Les « éléments figurés » sont définis de la manière suivante par le Vocabulaire international de la diplomatique : « des signes ou des figures qui sont dessinés sur le support des actes pour donner à ceux-ci un supplément de validation ou simplement pour répondre à un souci de plus grande solennité. Parmi eux, les signes ou les marques de validation proprement dits » (M. Orti, Vocabulaire international de la diplomatique, Valence, 1997, p. 47 (2e édition)).
  • [8]
    Un autre cas de figure se présente avec l’acte 33 copié à deux reprises dans le cartulaire, au folio 1 par une main proche de ? (début ixe siècle) et au folio 41v par la main ?. Seule la copie la plus récente contient un chrismon. Cependant, il faut rester extrêmement prudent sur les conclusions car cet exemple est différent de l’acte 6. Le cartulaire de Passau contient quelques actes reproduits à l’identique mais aussi des actes « proches » (no 5, 33, 73, 83). Ces reproductions sont à interpréter moins comme une variation de la part des cartularistes (sur les mots, les formules) que comme la copie de deux documents originaux différents entérinant la même action juridique et se démarquant parfois sur les formulations employées. Il est donc difficile de conclure pour l’acte 33 car il n’est pas certain que les copistes aient eu le même original sous les yeux.
  • [9]
    Ce diplôme royal a été numérisé sur le site des archives [En ligne : http://www.mom-ca.uni-koeln.de/mom/DE-BayHStA/HUPassau/6/charter].
  • [10]
    P. Rück, « Die Urkunde als Kunstwerk », dans Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends. Gedenkschrift des Kölner Schnütgen-Museums zum 1000. Todesjahr der Kaiserin, A. von Euw et P. Schreiner dir., Cologne, vol. 2, 1991, p. 311-333 ; id., Graphische Symbole in mittelalterlichen Urkunden. Beiträge zur diplomatischen Semiotik, Sigmaringen, 1996.
  • [11]
    J. Morsel, « Ce qu’écrire veut dire au Moyen Âge. Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », dans Memini. Travaux et documents publiés par la Société des études médiévales du Québec, 4 (2000), p. 3-43, ici p. 37 et p. 40.
  • [12]
    J.-L. Chassel, « Dessins et mentions de sceaux dans les cartulaires médiévaux », dans Les Cartulaires…, op. cit., n. 3, p. 153-170 ; L. Morelle, « Instrumentation et travail de l’acte : quelques réflexions sur l’écrit diplomatique en milieu monastique au xie siècle », Médiévales, 56 (2009), p. 41-74.
  • [13]
    Cette journée n’a malheureusement pas fait l’objet d’une publication. Laurent Morelle a écrit un compte rendu très détaillé des différentes interventions qui permet de voir que la question de la « rhétorique visuelle » a été au centre de nombreuses communications (Bulletin d’information de la Mission historique française en Allemagne, 39 (2003), p. 31-38).
  • [14]
    Ibid., p. 38.
  • [15]
    H. Atsma et J. Vezin, « Originaux et copies : la reproduction des éléments graphiques des actes des xe et xie siècles dans le cartulaire de Cluny », dans Charters, Cartularies and Archives. The Preservation and Transmission of Documents in the Medieval West, A. J. Kosto et A. Winroth dir., Toronto, 2002, p. 113-126 ; id., « Pouvoir par écrit : les implications graphiques », dans Les Actes comme expression du pouvoir du haut Moyen Âge, M-J. Gasse-Grandjean et B-M. Tock dir., Turnhout, 2003, p. 19-32.
  • [16]
    H. Atsma et J. Vezin, « Originaux et copies »…, art. cité, p. 121.
  • [17]
    Ibid., p. 126.
English version

1Les cartulaires du ixe siècle comportent peu d’actes d’autorité, notamment royaux, car ces derniers étaient probablement conservés sous leur forme originale et non sous forme de copie  [1]. Le cartulaire de Passau constitue une exception notable  [2], puisque deux diplômes royaux y sont retranscrits entre les folios 39 et 41v par une même main (?) qui a pris soin de reproduire les signes de recognition de la chancellerie royale, soit deux ruches, deux monogrammes et les lettres allongées. Or les analyses centrées sur les cartulaires, notamment sur leurs différentes fonctions, ont toujours mis en doute la valeur probatoire de ces premières compilations  [3], qui n’auraient pu avoir valeur de preuve lors d’un procès, où les témoins et les actes originaux auraient seuls fait foi. Comment interpréter ces mentions qui apparaissent comme des signes de légitimation et d’autorité et quelle est la signification de cette communication politique reproduite dans le cadre des cartulaires ? La réflexion sera conduite en deux temps. Tout d’abord la présentation des deux diplômes royaux permettra de questionner le travail au sein du scriptorium de Passau afin de comprendre si le travail de la main ? diffère de celui des autres copistes intervenant dans le cartulaire. Ensuite, les études autour de la « rhétorique visuelle » serviront de clef de lecture pour cette copie de signes figurés.

Présentation du manuscrit et premiers questionnements

2Le cartulaire de Passau est conservé au Bayerisches Hauptstaatsarchiv de Munich sous la cote Hochstift Passau Lit 1. Sur les cinquante-cinq folios de la compilation d’origine, seuls les quarante-deux premiers ont été rédigés au cours du ixe et au début du xe siècle par neuf mains  [4]. Les six cahiers conservés ainsi que deux feuillets simples ont des dimensions et des caractéristiques différentes, ce qui rend difficile la compréhension du travail au sein du scriptorium et le déroulé du processus d’écriture qui se prolonge sur un siècle. Il est tout aussi complexe d’évaluer les deperdita de cette compilation car de nombreux cahiers sont incomplets et aucune table d’ensemble n’est proposée  [5].

3Entre les folios 39 et 41v, deux diplômes royaux ont été reproduits au début du xe siècle par la main ? (les numéros 82 et 88 de l’édition)  [6]. Dans l’acte 82, daté du 7 février 852, Louis le Germanique donne la permission à l’évêque Hartwich et à ses successeurs d’échanger des biens. Lors de la retranscription, on emploie des lettres allongées pour l’invocation, pour le signum du roi et du scribe ; il y a aussi un chrismon et on trace une ruche dans la marge ainsi qu’un monogramme. Un passage de l’acte, oublié dans un premier temps, est copié par la même main dans la marge et dans le sens vertical, ce qui rend le folio peu lisible et très chargé. Dans le deuxième diplôme (acte 88), daté du 7 janvier 886/887, l’empereur Charles II concède son immunité et sa protection à l’église de Passau et règle un problème lié à la forêt. Cette reproduction s’accompagne d’un chrismon, d’un monogramme (karolus), d’une ruche et de lettres allongées pour le signum du scribe. La copie des signes figurés constitue-t-elle ou non une spécificité de la main de la main ? ?  [7] L’étude paléographique du cartulaire laisse apparaître un certain nombre d’éléments figurés reproduits. Des chrismons sont tracés par la main ? (milieu du ixe siècle, rédaction des folios 3-10) aux actes 6, 18, 20, 23, 32, 34, 42, 53, 73 ; par la main ? (seconde moitié du ixe siècle, rédaction des folios 35-37) pour les actes 54 et 57b, mais aussi par la main ? (début du xe siècle, rédaction des folios 37-42) dans les actes 33b, 82 et 88. Sur un siècle, des copistes décident de porter dans la marge certains signes, mais tous n’agissent pas de la même manière. Par exemple, les mains ? et ?, toutes deux en activité au début du xe siècle, n’y ont pas recours, à la différence de la main ? qui leur est contemporaine. L’acte 6 montre les différents choix adoptés : cette charte est un des rares « doublons » du cartulaire, c’est-à-dire un acte reproduit à l’identique par deux mains, la ? et ?, à plusieurs décennies d’écart. Dans la version ?, la charte est précédée d’un chrismon alors que ce n’est pas le cas, au folio 13, lors de la copie par la main ?. Pourquoi ces différences ? Dans ce cas précis, il faut exclure l’inclusion a posteriori d’une marque car la main qui a reproduit le chrismon est plus ancienne que celle qui ne l’a pas tracé. Cette mention/omission est complexe à interpréter car il s’agit d’un acte ducal et le chrismon est peut-être là pour (re)présenter l’autorité de l’émetteur  [8].

4Ces reports de signes ne sont donc pas systématiques, autant entre les différentes mains que dans le contenu des cahiers copiés par une même main qui ne les trace pas forcément de manière systématique. Comme les actes originaux recopiés dans les cartulaires du ixe siècle ont quasiment tous disparu, il est très difficile de saisir la signification de ces signes ; peu de comparaisons sont possibles qui permettraient de différencier ce qui relève d’une particularité sur les originaux ou d’une originalité du cartulariste dans son travail. L’acte a-t-il été recopié fidèlement avec le formulaire dans son intégralité ? Les noms des lieux ont-ils été modernisés ? A-t-on reproduit les signes visuels ? Toutes ces questions restent bien souvent sans réponse. En d’autres termes, il est souvent difficile de savoir si des éléments figurés ou d’autres signes (qui sont rendus par des chrismons lors de la copie pour marquer la solennité de l’acte) étaient déjà présents sur les originaux ou si ces mentions ont été ajoutées lors de la copie par différentes mains. En absence des originaux, aucune conclusion paléographique ne saurait être définitive.

5D’un point de vue diplomatique, les actes concernés par les chrismons sont de natures différentes : chartes, notices, donations simples (acte 34), ou donations avec rétrocession en usufruit (acte 18). Ainsi, le contenu ne semble pas l’élément discriminant qui expliquerait l’inclusion ou non de ces éléments graphiques, même s’il faut noter que les actes 18, 20 et 32 copiés par la main ? ont des formulaires diplomatiques proches. Cependant, aucune conclusion ne peut être avancée car ce formulaire se retrouve dans les actes copiés par la main ? (no 16) et la ? (no 30), copistes qui n’ont jamais recours aux chrismons ; c’est pourquoi il est impossible de supposer la présence de ce type de marque sur les originaux. Il faut selon toute probabilité en déduire des habitudes de mains qui copient ou non des chrismons, sans qu’on puisse réellement savoir quel(s) élément(s), notamment sur l’original, les ont poussées à tracer ces signes.

6La main ? du cartulaire de Passau n’est donc pas une exception dans la mesure où copier des signes figurés est une habitude perpétuée depuis le début du ixe siècle, mais ce copiste est le seul à reproduire des signes de recognition de la chancellerie royale, tout simplement parce qu’il est le seul à retranscrire des diplômes royaux. Certes, un autre acte de Louis le Germanique est présent dans la compilation, mais sous forme de notice (acte 81, 11 mai 848) où le roi concède au diacre Engildeo une chapelle à Inzing à condition qu’elle revienne à l’église de Passau après la mort du bénéficiaire et de sa mère. L’absence de signes figurés peut s’expliquer de plusieurs façons : l’acte est copié par la main ? qui n’insère aucune marque, et surtout la nature diplomatique de l’acte fait douter de leur présence sur l’original. Aucune comparaison n’est envisageable avec les autres actes d’autorité présents dans le cartulaire car un seul acte émane de la famille ducale, l’acte 6 évoqué précédemment du fait de la présence d’un chrismon dans une version et son absence dans une autre. Certes, les ducs sont présents dans l’acte 3, mais dans une notice qui résume de nombreuses donations et qui est certainement une liste synthétique et non un acte original. Ainsi, rien ne peut être déduit de cette énumération car elle n’a pas la même forme que l’acte 6, ce dernier cas étant problématique dans l’étude des signes figurés. Aucun acte du duché de Bavière n’est conservé en original et les cartulaires sont les seuls vecteurs de transmission de cette diplomatique. Les compilations du ixe siècle ne comportent pas d’indices de la présence de signes d’autorité dans les actes ducaux. La main ? semble avoir agi de manière isolée en recopiant des diplômes royaux et les signes de recognition correspondants. Pourquoi cette inclusion, unique dans les cartulaires du ixe siècle, et surtout dans quels buts ?

La « rhétorique visuelle » comme clef de compréhension

7Sous la cote Kaiserselekt 58 (Bayerisches Hauptstaatsarchiv, Munich) est conservé un diplôme royal très proche de l’acte 88 recopié dans le cartulaire  [9]. Le texte est quasiment analogue, sauf sur un passage, et la date est différente (le diplôme est daté du 10 janvier, la copie, du 7). Cet original permet de comprendre le sens de la copie de cette communication politique reproduite, notamment avec l’apport des études sur la « rhétorique visuelle ».

8En 1991, Peter Rück définit la « rhétorique visuelle » à travers l’analyse de l’acte de mariage de Théophano de 972  [10]. Pour lui, l’historien est face à une « œuvre d’art » (Kunstwerk), et toute analyse diplomatique doit réfléchir à la rhétorique verbale tout autant que visuelle, notamment à travers l’étude des signes graphiques, comme les monogrammes. Ces signes de representatio s’accompagnaient certainement de gestes, de rituels lors de la rédaction et la remise de l’acte. Des recherches sur le rapport entre image et texte, dont la séparation n’est pas nette au Moyen Âge, ont approfondi la réflexion. Joseph Morsel considère :

9

[…] que le document écrit médiéval était probablement considéré non comme un texte, ni même un objet écrit, mais comme un objet graphique [….] [l’auteur ajoute qu’] en prenant au sérieux l’absence de séparation sémiotique et le sens médiéval d’imago, on devrait en conclure que le document n’est pas autre chose qu’une image, c’est-à-dire une représentation de celui qui “parle”.  [11]

10Tous ces questionnements sont appliqués aux cas de « reproduction(s) »  [12], notamment à celui des cartulaires. Lors d’une journée d’études organisée par la Mission historique française en Allemagne, Copier les actes du haut Moyen Âge (viie-xie siècle) (Göttingen, 2003), Karl Heidecker a avancé l’idée que les transcriptions dans les cartulaires fournissent une image du document, notamment par l’imitation de l’écriture  [13]. Ce qui est recherché, c’est moins une reproduction exacte qu’une « image vraisemblable »  [14]. Hartmut Atsma et Jean Vezin ont développé la même idée dans plusieurs articles  [15]. Ils ont notamment comparé le cartulaire C de Cluny avec les originaux pour évaluer comment les mains reproduisent certains éléments graphiques (les écritures, les chrismons). Ils démontrent que les copies ne sont pas exactement fidèles mais qu’« on peut donc penser que le copiste cherchait seulement à donner une idée de la présentation du document original plutôt que de reproduire fidèlement ses particularités graphiques »  [16]. Ce décalage entre l’original et la copie est fondamental pour le cartulaire de Passau : la main ? a reproduit assez grossièrement les ruches, les monogrammes car ce qui est le plus important, c’est la présence de ces signes de recognition plus qu’une imitation soignée, à l’identique. Les signes graphiques sont là pour avertir une tierce personne de la solennité de l’acte et de son importance ; le copiste cherche à en donner les contours pour que l’œil du lecteur identifie immédiatement la nature de l’acte.

11Hartmut Atsma et Jean Vezin finissent leur analyse du cartulaire de Cluny par un avertissement :

12

Ainsi le “cartulaire C” donne une impression de l’apparence des originaux des documents qu’il contient plutôt qu’une reproduction fidèle. Les diplomatistes qui seraient tentés de l’utiliser pour faire une critique d’authenticité des actes disparus à partir des reproductions des signes graphiques qu’il contient risqueraient de commettre de lourdes erreurs.  [17]

13La mise en garde est particulièrement judicieuse pour le cartulaire de Passau car, les originaux ayant disparu, il convient de veiller à ne pas tirer de conclusions hâtives. Faut-il considérer ces deux actes, l’original conservé dans les archives de Munich et le 88, comme identiques ou « proches » afin de les comparer, notamment sur la fiabilité de la copie des signes figurés ? Le passage du formulaire qui diffère entre les deux versions a trait à un conflit autour de la forêt, ce qui conduit à penser à un acte émis deux fois et conservé soit par les deux parties, soit en deux exemplaires à Passau. On aurait donc affaire à deux originaux, presque identiques mais non comparables car ce sont deux actes différents qui ont été copiés avec de légères variations entre eux. Un rapprochement entre les deux versions semble hasardeux, même si on peut noter que l’acte 88 ne contient pas de lettres allongées au début du diplôme pour l’invocation alors que c’est souvent le cas dans la diplomatique impériale. Il faut peut-être y voir une adaptation libre des signes de recognition et ne pas forcément imputer cette absence à l’original recopié.

14Les différentes pistes de réflexion développées à partir des remarques de Peter Rück sur la rhétorique visuelle apportent des éléments de réponses à l’utilisation des signes de recognition reproduits dans le cartulaire de Passau. Ce mimétisme qui demeure approximatif rend présente la valeur intrinsèque du diplôme royal. Il rappelle l’autorité du roi/empereur, mais aussi les gestes effectués lors de l’action juridique et de l’écriture de l’acte. Ainsi, ces signes sont porteurs d’une valeur commémorative car ils mettent en exergue des actes fondamentaux pour l’institution bénéficiaire.

15La communication politique à travers l’écrit se traduit par plusieurs éléments : la configuration du folio, le choix de l’écriture, mais aussi les signes de recognition. La diplomatique royale a développé plusieurs normes qui servent à identifier, à la simple vue d’un acte, la qualité de son émetteur. Dans les cartulaires, ces signes de recognition sont les plus aisés à reproduire et indiquent immédiatement la nature de l’acte. La rhétorique visuelle du diplôme original est à la fois conservée et transformée, adaptée, et la copie de ces signes a un effet immédiat. Cette communication politique reproduite est efficace, impressionne le lecteur et re-présente la puissance de l’émetteur. Même si la valeur probatoire de la copie est probablement inexistante, sa valeur symbolique persiste dans toute son importance.

Notes

  • [1]
    Sept ensembles documentaires composés de cartulaires originaux rédigés au ixe siècle ont été conservés : en Bavière, à Passau, à Ratisbonne, à Mondsee, à Freising, où une ou plusieurs compilations ont été écrites dans des institutions dirigées par les évêques. En dehors de cet espace, les abbayes de Werden, Wissembourg et Fulda se sont dotées de telles compilations.
  • [2]
    Le cartulaire de Ratisbonne de la fin du ixe siècle garde aussi la trace de deux actes royaux mais sous forme de notice et non de diplôme (actes 24 et 44, Die Traditionen des Hochstifts Regensburg und des Klosters S. Emmeram, J. Widemann éd., Munich, 1943). Le cas de Passau reste donc exceptionnel.
  • [3]
    En 1990, Stephan Molitor a défini quatre fonctions principales pour les cartulaires : juridique, administrative, historiographique et sacrale (S. Molitor, « Das Traditionsbuch. Zur Forschungsgeschichte einer Quellengattung und zu einem Beispiel aus Südwestdeutschland », Archiv für Diplomatik, 36 (1990), p. 61-92). De son côté, en 1991, Patrick Geary a montré que ces compilations répondaient à une triple préoccupation, de gestion, de protection et de commémoration (P. Geary, « Entre gestion et gesta », dans Les cartulaires : actes de la Table ronde organisée par l’École nationale des chartes et le GDR 121 du CNRS, Paris, 5-7 décembre 1991, L. Morelle, O. Guyotjeannin et M. Parisse dir., Paris, p. 12-26).
  • [4]
    L’édition de référence est celle de M. Heuwieser, Die Traditionen des Hochstifts Passau, Munich, 1930 (2e édition 1969). Les folios 43-55 n’ont pas la même unité de sens que les folios 1-42 avec des actes datant des xe et xie siècles (ibid., p. XXI) et les folios 56 à 58 n’appartiennent pas à la compilation originale. Les dénominations des mains employées dans le présent article sont celles définies par Max Heuwieser.
  • [5]
    Les cahiers 3 et 4 ont un ou plusieurs feuillets centraux manquants, indice qu’ils n’ont pas été cousus immédiatement. Pour le cahier 2, la situation semble plus complexe. En effet, l’acte 90 à la fin du folio 12v est coupé et sur le folio 13, il manque le début de l’acte 22. Dans un premier temps, on pourrait donc penser qu’il manque le troisième feuillet double du quaternio. Cependant, dans la suite du cahier, aucun acte n’est coupé, ce qui laisse supposer que ce n’est pas un feuillet double qui manque. Les actes 22 et 90 sont des actes copiés à deux reprises dans le cartulaire par la main ? et par la main ? (no 22) et ? (no 90). On pourrait alors envisager qu’au lieu de gratter les débuts d’acte déjà copiés ailleurs, la main ? ait enlevé dans un premier temps un feuillet double qui contenait la fin du 90 et le début du 22 puis reconstitué un cahier de trois feuillets.
  • [6]
    M. Heuwieser, Die Traditionen…, op. cit., p. XIX-XX.
  • [7]
    Les « éléments figurés » sont définis de la manière suivante par le Vocabulaire international de la diplomatique : « des signes ou des figures qui sont dessinés sur le support des actes pour donner à ceux-ci un supplément de validation ou simplement pour répondre à un souci de plus grande solennité. Parmi eux, les signes ou les marques de validation proprement dits » (M. Orti, Vocabulaire international de la diplomatique, Valence, 1997, p. 47 (2e édition)).
  • [8]
    Un autre cas de figure se présente avec l’acte 33 copié à deux reprises dans le cartulaire, au folio 1 par une main proche de ? (début ixe siècle) et au folio 41v par la main ?. Seule la copie la plus récente contient un chrismon. Cependant, il faut rester extrêmement prudent sur les conclusions car cet exemple est différent de l’acte 6. Le cartulaire de Passau contient quelques actes reproduits à l’identique mais aussi des actes « proches » (no 5, 33, 73, 83). Ces reproductions sont à interpréter moins comme une variation de la part des cartularistes (sur les mots, les formules) que comme la copie de deux documents originaux différents entérinant la même action juridique et se démarquant parfois sur les formulations employées. Il est donc difficile de conclure pour l’acte 33 car il n’est pas certain que les copistes aient eu le même original sous les yeux.
  • [9]
    Ce diplôme royal a été numérisé sur le site des archives [En ligne : http://www.mom-ca.uni-koeln.de/mom/DE-BayHStA/HUPassau/6/charter].
  • [10]
    P. Rück, « Die Urkunde als Kunstwerk », dans Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends. Gedenkschrift des Kölner Schnütgen-Museums zum 1000. Todesjahr der Kaiserin, A. von Euw et P. Schreiner dir., Cologne, vol. 2, 1991, p. 311-333 ; id., Graphische Symbole in mittelalterlichen Urkunden. Beiträge zur diplomatischen Semiotik, Sigmaringen, 1996.
  • [11]
    J. Morsel, « Ce qu’écrire veut dire au Moyen Âge. Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », dans Memini. Travaux et documents publiés par la Société des études médiévales du Québec, 4 (2000), p. 3-43, ici p. 37 et p. 40.
  • [12]
    J.-L. Chassel, « Dessins et mentions de sceaux dans les cartulaires médiévaux », dans Les Cartulaires…, op. cit., n. 3, p. 153-170 ; L. Morelle, « Instrumentation et travail de l’acte : quelques réflexions sur l’écrit diplomatique en milieu monastique au xie siècle », Médiévales, 56 (2009), p. 41-74.
  • [13]
    Cette journée n’a malheureusement pas fait l’objet d’une publication. Laurent Morelle a écrit un compte rendu très détaillé des différentes interventions qui permet de voir que la question de la « rhétorique visuelle » a été au centre de nombreuses communications (Bulletin d’information de la Mission historique française en Allemagne, 39 (2003), p. 31-38).
  • [14]
    Ibid., p. 38.
  • [15]
    H. Atsma et J. Vezin, « Originaux et copies : la reproduction des éléments graphiques des actes des xe et xie siècles dans le cartulaire de Cluny », dans Charters, Cartularies and Archives. The Preservation and Transmission of Documents in the Medieval West, A. J. Kosto et A. Winroth dir., Toronto, 2002, p. 113-126 ; id., « Pouvoir par écrit : les implications graphiques », dans Les Actes comme expression du pouvoir du haut Moyen Âge, M-J. Gasse-Grandjean et B-M. Tock dir., Turnhout, 2003, p. 19-32.
  • [16]
    H. Atsma et J. Vezin, « Originaux et copies »…, art. cité, p. 121.
  • [17]
    Ibid., p. 126.
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