Notes
-
[*]
Chargé de recherche à l’INRA.
-
[1]
C. Geertz, « The rotating credit association : a middle rung in development », Economic development and cultural change, 10 (1962), p. 240-263.
-
[2]
L. Fontaine, L’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, 2009 ; N. R. Lamoreaux, « Banks, kinship, and economic development : the New England case », The Journal of Economic History, 3 (1986) p. 647-667.
-
[3]
G. Postel-Vinay, La Terre et l’argent. L’agriculture et le crédit en France du xviiie au début du xxe siècle, Paris, 1998 ; P. Hoffman, G. Postel-Vinay et J.-L. Rosenthal, « Information and economic history : how the credit market in old regime Paris forces us to rethink the transition to capitalism », American Historical Review, 104 (1999), p. 69-94.
-
[4]
C. Muldrew, The Economy of Obligation. The Culture of Credit and Social Relations in Early Modern England, New York, 1998.
-
[5]
T. Guinnane, « Les économistes, le crédit et la confiance », Genèses, 79 (2010), p. 6-25.
-
[6]
A. Guseva et A. Rona-Tas, « Uncertainty, risk, and trust : Russian and American credit card markets compared », American Sociological Review, 66/5 (2001), p. 623-646 ; A. Guseva, Into the Red. The Birth of the Credit Card Market in Postcommunist Russia, Stanford, 2008 ; J. Lazarus, L’Épreuve de l’argent. Banques, banquiers, clients, Paris, 2012 ; H. Ducourant, Du crédit à la consommation à la consommation de crédits, autonomisation d’une activité économique, thèse de sociologie, Université Lille 1, 2009.
-
[7]
L. Fontaine, L’Économie morale…, op. cit.
-
[8]
I. Guérin, « Travail illégal et servitude pour dette en Inde du Sud », dans Les paradoxes de l’économie informelle : à qui profitent les règles ?, L. Fontaine et F. Weber dir., Paris, 2010, p. 93-111.
-
[9]
L. Calder, Financing the American Dream. A Cultural History of Consumer Credit, Princeton, 1999.
-
[10]
G. Lazuech, L’Argent du quotidien, Rennes, 2012.
-
[11]
B. Uzzi, « Embeddedness in the making of financial capital : how social relations and networks benefit firms seeking financing », American Sociological Review, 64/4 (1999), p. 481-505. Voir également le travail passionnant de Yuval Millo qui montre comment ces réseaux interpersonnels transcendant les frontières des hedges funds permettent un ajustement des décisions sur le marché, Y. Millo, « Hedge fund connectedness and the emergence of a consensus trade », Workshop Reembedding Finance, 20 et 21 mai 2010, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
-
[12]
G. Laferté, « De l’interconnaissance sociale à l’identification économique. Vers une histoire et une sociologie comparées de la transaction à crédit », Genèses, 79 (2010), p. 135-149. ; id., « Théoriser le crédit de face-à-face : un système d’information dans une économie de l’obligation », Entreprises et Histoire, 59 (2010), p. 57-67.
-
[13]
P. T. Hoffman, G. Postel-Vinay et J.-L. Rosenthal, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, Paris, 2001.
-
[14]
R. Olegario, A Culture of Credit : Embedding Trust and Transparency in American Business, Harvard, 2006 ; B. Carruthers et B. Cohen, « Noter le crédit : classification et cognition aux États-Unis », Genèses, 79 (2010), p. 48-73.
-
[15]
P. Bourdieu, Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles, Paris, 1977.
1L’analyse du crédit est aujourd’hui un thème important des sciences sociales et les avancées sont notables depuis une décennie. Les apports de l’anthropologie économique de Marcel Mauss ou Clifford Geertz [1], et aujourd’hui des sociologies économiques américaines et françaises ont largement contribué à forger les approches théoriques et, bien sûr, à contredire une approche économique standard basée sur les prix. Les historiens de l’économie ont, à leur tour, emprunté les chemins de l’économie de la petite taille, des interactions, rejoignant le concert des propositions théoriques contemporaines. Le crédit s’observe à l’échelle de la micro-histoire, de l’ethnographie économique ou de la sociologie des réseaux. Les récentes livraisons de Sociétés Contemporaines (n° 76), de Genèses (n° 79), d’Entreprise et Histoire (n° 59), ou de la Revue Française de Socio-Économie (n° 9) pour n’évoquer que les publications et les revues françaises, montrent que le thème croise autant les réflexions d’économistes, de sociologues, d’anthropologues que d’historiens. Les concepts circulent rapidement d’une discipline à l’autre, de sous-champs et d’écoles aux autres, multipliant les usages. On ne peut que s’en réjouir, le thème du crédit illustre le formidable mouvement d’unification des sciences sociales.
2À l’évidence, les mots de crédit, dette, confiance, recouvrent dans le temps et l’espace des acceptions différenciées. De même, le prêt d’argent entre proches, les comptabilités commerciales du xive siècle ou le système bancaire contemporain, mobilisent des techniques et des institutions sociales diverses qu’il est peut-être vain de mettre en série derrière le nominalisme du mot crédit. Face à la multiplication des situations de face-à-face et à la faiblesse de l’encadrement institutionnel du crédit ancien comparativement aux systèmes bancaires contemporains à la distribution du crédit parfois complètement automatisée, souvent, le rapprochement entre l’analyse historienne et anthropologique a été tenté. Beaucoup d’historiens ont réfléchi sur l’économie préindustrielle avec les concepts de l’économie du don [2]. Mais plus largement, les historiens du crédit refusent toute dichotomie analytique entre hier et aujourd’hui [3], cette lecture évolutionniste de l’économie capitaliste. Chaque forme de crédit engage toujours à la fois des éléments institutionnels comme de face-à-face dans les échanges.
3Ainsi, derrière la diversité des situations ici évoquées dans le temps et l’espace, se retrouvent des éléments d’analyse récurrents, un ensemble de concepts que l’on peut tenter d’articuler, de mettre en perspective.
Une économie de l’obligation [4], tenue par l’information et les sanctions sociales
4Dans nombre de travaux concernant le crédit, revient de manière récurrente le mot de « confiance ». En effet, particulièrement dans les échanges de face-à-face, ne faut-il pas avoir « confiance » dans le débiteur pour lui prêter de l’argent ? Inversement, ne faut-il pas gagner la « confiance » de son prêteur pour qu’il accède à votre requête ? La confiance serait le mode explicatif des échanges qui, par leur asymétrie dans le temps, suppose de tenir les personnes.
5Ainsi, au premier abord, le concept de confiance, de capital de confiance, semble s’imposer comme une évidence. Particulièrement pour les cas historiques a priori moins encadrés par des organisations bureaucratiques et techniques. Mais à suivre les réflexions d’un économiste comme Timothy Guinnane [5], on peut s’interroger sur l’apport analytique du mot. En effet, particulièrement si l’on adopte des lunettes durkheimiennes, la confiance ne tient que portée non pas par des relations de face-à-face, mais inscrite dans des institutions sociales. Le registre de la confiance présente le défaut de renvoyer trop rapidement à une lecture psychologique, morale ou macro sociale du social et de l’économie (notamment dans la presse ou les analyses économiques contemporaines mesurant le degré de « confiance » dans une économie). Elle est finalement un concept un peu magique, la confiance comme garantie des échanges, et esquive l’essentiel de l’analyse, à savoir, l’identification de l’institution sociale qui en construisant la « confiance », garantit les échanges. Ainsi, les papiers présentés ici montrent tout l’intérêt de s’en tenir au vocabulaire indigène, comme par exemple la fama, en se gardant de trop rapidement le ramener à la confiance, concept beaucoup trop large et mou pour rendre compte finement du processus qui se joue dans les échanges au Moyen Âge. Pour Cédric Quertier, la fama – et son inverse, l’infamie –, est un système de réputation tenue par le groupe des marchands et certifiée par l’institution judiciaire, qui sanctionne la bonne observation des règles morales pour stabiliser les échanges. De même, Rachel Renault souligne tout l’intérêt de se détourner du mot de confiance pour bien comprendre la singularité de la foi publique et de la fidélité dans le cadre du crédit public qui transcende les personnes et suit les institutions.
6La « confiance », mieux, la fama, l’honneur, ou la foi, le crédit (compris comme l’inverse du discrédit), la réputation, selon les textes, n’ont de sens ici qu’inscrits dans un cadre contextuel et institutionnel. Bien sûr, ce cadre institutionnel est souvent une organisation dans l’économie contemporaine : une banque, un registre commercial, le registre des hypothèques, le droit… Chaque institution développe alors une technique, une bureaucratie, pour collecter l’information et tenir la sanction contre ses mauvais payeurs. Pour une partie du marché du crédit, particulièrement du crédit à la consommation, la banque contemporaine n’a par exemple nullement besoin de la confiance, des relations de face-à-face, dans un monde où l’historique bancaire et le scoring probabilisent l’ensemble des transactions, gérant ainsi par la masse et les probabilités le risque de défaut. L’incertitude de l’économie n’est nullement contournée par la confiance et les face-à-face, mais par la gestion à distance des risques [6]. Cette institution sociale n’est pas nécessairement une organisation, et c’est majoritairement le cas dans les histoires anciennes. L’institution sociale peut être un groupe d’interconnaissance, la famille, les amis, les marchands, les nobles… fonctionnant sur un ensemble de règles et de normes. D’où l’importance du « crédit », du « discrédit » dans les analyses historiennes, comprises comme un ensemble reconnu d’observations des règles, ensemble de conformité aux normes du groupes, conformité décernée par le groupe. Le discrédit apparaît non pas quand les personnes sont moins « justes » ou moins « bonnes » qu’avant, mais justement quand les institutions qui garantissent les règles deviennent friables, comme dans les cas de défiance rapportés par Rachel Renault. Ce type de cas est particulièrement précieux comme toute situation où ce qui tient le social se défiloche.
7La réputation n’est pas une « confiance » comprise dans une relation stricte de face-à-face, mais s’inscrit dans un collectif qui le dépasse et dans le respect des normes partagées du groupe d’appartenance. Ce qui caractérise l’échange, c’est alors moins la magie de la confiance interpersonnelle, que les règles de régulation de l’institution qui garantissent l’information sur ses membres et qui les tient par un système de sanction, d’exclusion, en cas de manquement. La confiance est finalement un mot qui masque trop rapidement le travail des institutions sociales de concentration de l’information économique et de la sanction sociale, travail social au fondement des échanges économiques non instantanément soldés comme le crédit.
Distinguer le crédit de la dette
8Une autre question sémantique s’impose dans les analyses historiques. En effet, contrairement à la banque contemporaine où l’échange à crédit reste constamment dans un ordre marchand que l’histoire du capitalisme a arraché aux autres ordres sociaux pour en faire une sphère la plus stricte possible du calcul économique standard, les crédits évoqués ici ne s’inscrivent pas nécessairement sur un marché de l’argent. Mélanie Dubois note par exemple que l’intérêt du marchand n’est pas toujours de se faire rembourser un crédit. Il s’agit tout autant de construire des relations d’amitié, voire dans un calcul plus strictement économique, des relations d’affaires. En absence d’écrit, d’écrit notarié, séparant et rigidifiant la transaction, les agents économiques cherchent tout autant à ne pas rester sur une sphère du calcul pour gagner sur les personnes en interaction du pouvoir. De manière contre-intuitive, les prêteurs n’ont pas nécessairement intérêt à la formalisation du crédit. En ce sens, distribuer des crédits, c’est mettre en dette les personnes et gagner du pouvoir, de l’amitié, mettre les autres un peu ou beaucoup sous sa dépendance. Par exemple, Laurence Fontaine explique combien les Seigneurs prêtent aux paysans moins pour faire un profit économique que pour s’attacher la terre et les fruits de la terre, plaçant la famille endettée doublement sous sa dépendance [7]. Ou encore, en Inde, Isabelle Guérin observe les servitudes pour dettes de la main d’œuvre condamnée à travailler pour un patron exploiteur parce qu’ils sont endettés auprès de lui [8]. Les avances sur salaire sont en quelque sorte autant de pièges tendus pour fixer la main d’œuvre. Endetter les personnes est souvent le plus court moyen de gagner du pouvoir sur elles.
9Dans nombre d’opérations de crédit non bornées à la scène économique, il s’agit finalement moins de faire crédit que de mettre en dette. C’est bien là une distinction à avoir en tête dès que les scènes sociales peuvent se brouiller, permettant à l’endetté de rembourser autrement que monétairement sa dette, par du travail, de l’amitié, de la fidélité, du respect, de l’honneur… par tout ce qui peut avoir de la valeur sociale pour le prêteur. Pour bien circonscrire les deux situations, il conviendrait de distinguer d’un côté les échanges de crédits au sens premier, c’est-à-dire de dette remboursée strictement monétairement, marché canoniquement de l’argent tel que proposé par le système bancaire contemporain, des autres dettes, qui recouvrent un sens plus large et débordent le marché de l’argent. C’est là sans doute une spécificité bornée à l’époque contemporaine du développement aussi important de dettes purement économiques que l’on peut nommer crédit. L’économie du face-à-face peut garder un rôle central dans cette économie du crédit mais quel qu’il soit, le renflouement de la dette restera sur un horizon monétaire. Bien sûr le crédit est très loin d’avoir asséché la dette entre personnes, même dans les pays capitalistes où l’institution bancaire est omniprésente. Ce développement du crédit bancaire a pu faire croire à une économie de faible endettement pour le passé [9]. Les travaux plus récents sont alors venus critiquer ces visions à court terme d’une société de consommation qui croit avoir inventé le paiement différé. Elle a certainement développé le crédit, comme endettement strictement économique, certainement pas la dette et encore moins l’endettement. Et aujourd’hui, les endettements en dehors de la stricte sphère bancaire sont très importants, toujours non mesurés, dans l’économie capitaliste [10].
10Mais le crédit, basé sur la production de l’autonomie d’une sphère économique, est donc à jamais une situation impure, une production sociale à constamment renouveler. Toute relation d’échange en face-à-face réimprime l’économie des sentiments dans l’économie calculatrice de l’homo œconomicus. L’interconnaissance vient se rappeler au banquier aussi bien au cœur des marchés financiers tenu par mille réseaux informels [11], qu’au sein des agences bancaires qui multiplient les codes éthiques et de relations clientèles, qui favorisent la rotation des personnels, afin de réduire autant que possible les brouillages non économiques des relations économiques. Toute relation d’interconnaissance, de face-à-face, est d’une certaine manière un potentiel danger pour l’autonomisation strictement économique de l’économie, et donc pour un ordre marchand purement calculatoire.
Idéaux-types des échanges : économie de face-à-face et identification économique
11La littérature a tendance à opposer deux systèmes du crédit et de la dette. C’est ce que j’ai pu appeler l’économie de face-à-face et l’identification économique [12]. Les deux systèmes consistent à collecter de l’information en amont de l’échange économique et à produire des sanctions pour tenir la durée de l’échange économique. Mais le premier se base sur des institutions sociales de face-à-face, le second sur des organisations bureaucratiques. La différence fondamentale entre les deux économies réside non pas dans les principes de l’échange – la dette et le crédit sont toujours pris en amont dans des systèmes de collecte de l’information et en aval dans des systèmes de sanction – mais dans les techniques pour garantir l’échange. Les institutions dans l’économie du face-à-face sont les groupes sociaux et les normes qui les régulent, dans l’économie de l’identification économique, il s’agit de bureaucraties aux compétences technologiques fortement développées, comme les fichiers, le scoring, les historiques bancaires, les notations… Et bien souvent, en pratique, chaque situation de crédit mixe des institutions et des techniques issues des deux idéaux-types.
12Tout l’intérêt de l’analyse historienne est alors de faire le lien entre ces deux ordres de grandeur que la littérature et le découpage des frontières disciplinaires ont tendance à dichotomiser plutôt qu’à mixer. D’un côté, les analyses anthropologiques, de l’autre, celle de l’économie probabiliste. Les travaux historiques montrent à la fois qu’économie du face-à-face et identification économique sont le plus souvent entremêlées dans tout échange économique mais, mieux, l’analyse historienne montre la diversité des techniques mises en place pour élargir et garantir les marchés.
13L’une des voies canoniques d’extension des marchés, sortant du plus strict face-à-face, est alors la mise en réseau pour la circulation de l’information. La littérature a livré l’exemple central des notaires en France [13] ou des credit bureaus aux États-Unis [14], qui ont pu développer des formes instituées de crédit et réaliser des opérations de longue distance, sortant de l’économie du face-à-face, même pour les échanges à crédit. Dans la collecte de l’information économique, on retrouve dans les textes livrés ici des agents plus ordinaires que les notaires dans la structuration de l’information économique, avec le rôle mis en avant des concierges dans le texte d’Anaïs Albert. Ces derniers semblent jouer le rôle d’intermédiaires économiques disposant des informations sur les positions économiques des résidents permettant une première extension des premiers cercles de l’interconnaissance. Ou encore, du côté de la sanction, le rôle du crieur public pour diffuser l’infamie d’un mauvais payeur est un autre mode intermédiaire qui permet de diffuser, là encore, une sanction sociale au-delà du premier cercle.
14Plus largement, on retrouve ici la place de l’écrit, de sa diffusion dans la formalisation de l’économie. Écrire la dette, c’est la certifier, la formaliser, suppléer à la mémoire des interactions la preuve de l’écrit, et d’une certaine manière, travailler à faire de la dette des crédits. En effet, la maîtrise de l’écrit ou, en tout cas, la construction matérielle de la preuve des échanges est une contribution décisive à la construction d’une sphère économique autonome. L’écrit s’impose comme reconnaissance de dette dans les scènes privées et devient un outil de l’identification économique à disposition des lettrés, comme le montre Mélanie Dubois, pour la fin du xive siècle à Avignon. L’écrit, par sa formalisation, est une première façon de mettre une frontière entre les scènes sociales, séparant la relation de la dette économique, de crédit, de l’ensemble des autres relations sociales dans lesquelles elle s’enchâsse. À mesure de sa diffusion, l’écrit devient alors de plus en plus le support des échanges dans le temps, comme le montre Anaïs Albert au xixe siècle avec la place du carnet Dufayel, mémoire ambulante et certifiée des crédits. Progressivement, l’écrit, comme moyen de dépassement de la mémoire interpersonnelle des échanges, permet une mémoire de la dette extraite des relations de face-à-face. L’écrit est alors amélioré, optimisé, par le fichier, le carnet, le registre, et on entre progressivement dans une économie de l’identification des personnes, saisies non plus par la mémoire des échanges, mais par la catégorisation bureaucratique des informations écrites collectées, standardisées.
15Tout l’apport distinctif de l’histoire à l’analyse du crédit, est beaucoup moins d’opposer dans une vision évolutionniste une économie sommaire d’hier et une économie techniciste développée d’aujourd’hui, mais de comprendre la démultiplication technique qui sous-tend la reconstruction perpétuelle d’un ordre économique séparé des autres scènes sociales. Ce mouvement est inachevé et les formes contemporaines de crédit restent toujours des formes hybrides entre une économie du face-à-face et une économie de l’identification. Mais au-delà d’une histoire technique du crédit reste alors un chantier important à l’historien de l’économie, une histoire culturelle ou des mentalités du crédit. La construction d’une sphère autonomisée du calcul suppose, par ailleurs, le partage des dispositions au calcul, la construction mentale des homo œconomicus. Cette histoire a été engagée par divers auteurs mais, là encore, les apports de l’anthropologie pourraient être décisifs. De la même manière que les anthropologues ont pu saisir la violence de la domination coloniale sur la destruction des ethos économiques pré-coloniaux [15], la construction plus lente du capitalisme compris comme une sphère autonomisée du calcul sous-tend la production d’un marché du crédit, tel qu’on l’entend aujourd’hui sur le marché bancaire, comme un crédit borné à la scène marchande. L’histoire renouvelle constamment l’étude de la magie de l’adéquation ou des techniques et des mentalités. C’est l’inadaptation de l’un pour l’autre qui est le moteur des dynamiques sociales dans le temps.
Notes
-
[*]
Chargé de recherche à l’INRA.
-
[1]
C. Geertz, « The rotating credit association : a middle rung in development », Economic development and cultural change, 10 (1962), p. 240-263.
-
[2]
L. Fontaine, L’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, 2009 ; N. R. Lamoreaux, « Banks, kinship, and economic development : the New England case », The Journal of Economic History, 3 (1986) p. 647-667.
-
[3]
G. Postel-Vinay, La Terre et l’argent. L’agriculture et le crédit en France du xviiie au début du xxe siècle, Paris, 1998 ; P. Hoffman, G. Postel-Vinay et J.-L. Rosenthal, « Information and economic history : how the credit market in old regime Paris forces us to rethink the transition to capitalism », American Historical Review, 104 (1999), p. 69-94.
-
[4]
C. Muldrew, The Economy of Obligation. The Culture of Credit and Social Relations in Early Modern England, New York, 1998.
-
[5]
T. Guinnane, « Les économistes, le crédit et la confiance », Genèses, 79 (2010), p. 6-25.
-
[6]
A. Guseva et A. Rona-Tas, « Uncertainty, risk, and trust : Russian and American credit card markets compared », American Sociological Review, 66/5 (2001), p. 623-646 ; A. Guseva, Into the Red. The Birth of the Credit Card Market in Postcommunist Russia, Stanford, 2008 ; J. Lazarus, L’Épreuve de l’argent. Banques, banquiers, clients, Paris, 2012 ; H. Ducourant, Du crédit à la consommation à la consommation de crédits, autonomisation d’une activité économique, thèse de sociologie, Université Lille 1, 2009.
-
[7]
L. Fontaine, L’Économie morale…, op. cit.
-
[8]
I. Guérin, « Travail illégal et servitude pour dette en Inde du Sud », dans Les paradoxes de l’économie informelle : à qui profitent les règles ?, L. Fontaine et F. Weber dir., Paris, 2010, p. 93-111.
-
[9]
L. Calder, Financing the American Dream. A Cultural History of Consumer Credit, Princeton, 1999.
-
[10]
G. Lazuech, L’Argent du quotidien, Rennes, 2012.
-
[11]
B. Uzzi, « Embeddedness in the making of financial capital : how social relations and networks benefit firms seeking financing », American Sociological Review, 64/4 (1999), p. 481-505. Voir également le travail passionnant de Yuval Millo qui montre comment ces réseaux interpersonnels transcendant les frontières des hedges funds permettent un ajustement des décisions sur le marché, Y. Millo, « Hedge fund connectedness and the emergence of a consensus trade », Workshop Reembedding Finance, 20 et 21 mai 2010, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
-
[12]
G. Laferté, « De l’interconnaissance sociale à l’identification économique. Vers une histoire et une sociologie comparées de la transaction à crédit », Genèses, 79 (2010), p. 135-149. ; id., « Théoriser le crédit de face-à-face : un système d’information dans une économie de l’obligation », Entreprises et Histoire, 59 (2010), p. 57-67.
-
[13]
P. T. Hoffman, G. Postel-Vinay et J.-L. Rosenthal, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, Paris, 2001.
-
[14]
R. Olegario, A Culture of Credit : Embedding Trust and Transparency in American Business, Harvard, 2006 ; B. Carruthers et B. Cohen, « Noter le crédit : classification et cognition aux États-Unis », Genèses, 79 (2010), p. 48-73.
-
[15]
P. Bourdieu, Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles, Paris, 1977.