Notes
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[*]
Prépare une thèse à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de G. Pécout et L. Mascilli Migliorini : Les insulaires du détroit de Sicile et les Italiens : échanges, circulation et appropriation (1820-1914).
-
[1]
F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. I, La part du milieu, Paris, 1990, p. 181 (1re éd. 1966).
-
[2]
Voir carte en annexe.
-
[3]
A. Meistersheim, « Introduction », dans L’Île laboratoire. Actes du colloque de l’université de Corse, 19-21 juin 1997, ead. éd., Ajaccio, 1999, p. 9-10.
-
[4]
A. Vincent-Buffault, « La domestication des apparences », dans La Pudeur : la réserve et le trouble, C. Habib dir., Paris, 1992, p. 134 : « Aux femmes sont progressivement réservés larmes, sensibilité, rougissements, bref tous les signes corporels qui expriment la pudeur. La maîtrise de soi, l’impassibilité appartiennent aux hommes. »
-
[5]
« Il en va tout autrement à Bali où, aujourd’hui encore, les deux sexes se baignent en public », H.P. Duerr, Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, Paris, 1998, p. 131 (1re éd. 1988).
-
[6]
R. Rossellini, Stromboli, Terra di Dio, 1949.
-
[7]
E. Morante, L’Isola di Arturo, Turin, 1957, p. 49-50.
-
[8]
A. d’Avezac, Îles de l’Afrique, Paris, 1848, p. 77 et suiv.
-
[9]
Voir également J. Potocki, Voyage dans l’Empire du Maroc. Fait en l’année 1791, 1997, p. 23 : « Comme cette île [Jerba] est le rendez-vous des corsaires de toute cette côte, elle abonde en filles de joie. J’en ai vu de très belles, et elles portent l’habillement de gaze des femmes de Tripoli, c’est-à-dire qu’il y a à leurs robes beaucoup plus d’espaces transparents que d’opaques. »
-
[10]
Hishma, Hshouma : la honte d’un groupe, d’un membre du groupe lorsqu’il a enfreint les codes sociaux, moraux, religieux.
-
[11]
Archives du Protectorat Tunisien (= APT), 1er versement, microfilm 2MI 1234, conseils administratifs Djerba, 3 mai 1944-20 décembre 1949.
-
[12]
S. Zeghidour, « La retenue islamique », dans La Pudeur…, op. cit., p. 105.
-
[13]
Ministère des Affaires étrangères (MAE), Correspondance commerciale, Girgenti, le 12 septembre 1882, note du Vice Consul de France à Girgenti : de Sambucy.
-
[14]
Comme ce fut le cas sur l’île de Lampedusa à l’époque moderne, où la seule présence humaine est celle d’un ermite chrétien qui entretient une chapelle consacrée à la Vierge et veille sur la tombe d’un saint musulman (sur laquelle il fait brûler une lampe) : voir D. Albera, « La Vierge et l’islam. Mélange de civilisations en Méditerranée », Le Débat, 137 (nov.-déc. 2005), p. 134-145.
-
[15]
Makhzen : l’État au Maghreb.
-
[16]
M. Merimi, La Pensée religieuse et ses rapports avec les données politiques et sociales dans l’île de Djerba du milieu du xvie siècle au milieu du xixe siècle, M. Jedidi trad., thèse en arabe non publiée.
-
[17]
Habous : fondation pieuse, bien de mainmorte affecté à une œuvre d’intérêt public.
-
[18]
L. Valensi, « Le fait divers, témoin des tensions sociales à Djerba 1882 », Annales ESC, 38 (juil.-août 1983), n°4, p. 884-910.
-
[19]
Voir ci-dessus l’exemple du crime dissimulé.
-
[20]
APT, 1er versement, microfilm 2MI 1234, conseils administratifs Djerba, 3 mai 1944-20 décembre 1949.
-
[21]
D. Albera, « La Vierge et l’islam…», art. cité, p. 134-145 ; W. Kaiser, « La grotte de Lampedusa. Pratiques et imaginaire d’un “troisième lieu” en Méditerranée à l’époque moderne », dans Topographien des Sakralen. Religion und Raumordnung in der Vormoderne, S. Rau et G. Schwerhoff dir., Hambourg, 2008, p. 306-325.
-
[22]
G. Fragapane, Lampedusa : dalla preistoria al 1878, Palerme, 1993.
-
[23]
Mgr. Mislin, Les Saints lieux. Pèlerinage à Jérusalem en passant par l’Autriche, la Hongrie, la Slavonie, les provinces danubiennes, Constantinople, l’archipel, le Liban, la Syrie, Alexandrie, Malte, la Sicile et Marseille, t. 3, Paris, 1858.
-
[24]
A. Dumas, Le Spéronare (1842), Paris, 1988, chap. XV : Il Signor Anga.
-
[25]
R. de Gregorio, « Descrizione delle principali isole adjacenti alla Sicilia°», dans Memorie su la Sicilia, tratte dalle piu celebri accademie e da distinti libri di società letterarie e di valent’uomini nazionali e stranieri, vol. 1, Palerme, 1840 : Gli abitanti di questa isola sono assai industriosi e inclinati al travaglio. Essi raccolgono poco grano ma coltivano abbondantemente vigne ed ulivi e cotone ; P. Rodi, Importanza economica e politica di Pantelleria, Palerme, 1939 : sono agricoltori che si tramandano da padre in figlio i segreti della terra, sono professionisti che con il loro intelligente tenace lavoro hanno saputo tenere alto il nome della loro Patria.
-
[26]
APT, Rapport de contrôle civil du capitaine Hartmayer, « Situation matérielle et morale des populations de Djerba », 1887.
-
[27]
Menzel : jardin jerbien comprenant la maison traditionnelle, munie d’un patio, et le terrain qui l’entoure.
-
[28]
A. Martel, Les Confins saharo-tripolitains de la Tunisie (1881-1911), Paris, 1965.
-
[29]
APT, 1er versement n° 421b, Agence consulaire de France à Gerby, octobre 1864.
-
[30]
M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », dans Sociologie et anthropologie, précédé d’une introduction à l’œuvre de Marcel Mauss par Claude Lévi-Strauss, Paris, 1950 (1res éd. 1923-1924).
-
[31]
A. Meistersheim, L’Île laboratoire, op. cit.
-
[32]
V. Mahler, « How do you translate Pudeur, From Table Manners to Eugenics », dans L’Anthropologie de la Méditerranée, A. Dionigi, A. Blok et C. Bromberger dir., Paris, 2001, p. 162 : Pudeur is a special case of interaction ritual. The frequent insistence on its “naturalness”, though it varies culturally and is not practised by everyone, indicates that it is a strongly normative notion.
1Au xixe siècle, les îles de la Méditerranée médiane sont dans une situation de relégation par rapport aux royaumes dont elles dépendent [1]. Du nord au sud, il s’agit des îles Égades, caractérisées par leur fonction pénitentiaire : Pantelleria, une île grevée d’une montagne au milieu du détroit qui en accentue l’âpreté ; l’archipel des Pélagie, qui n’est devenu italien qu’en 1843 ; Malte, entrée dans l’orbite britannique depuis 1800 ; enfin les dépendances de la régence de Tunis, l’archipel des Kerkena au large de Sfax et Jerba, dans la mer des Syrtes [2]. Dans cet espace maritime compris entre la Sicile et la Tunisie, les pratiques de pudeur sont liées non seulement à l’état d’insularité mais aussi à la situation méditerranéenne, à la culture et aux traditions qui en découlent. L’état d’insularité est déterminant, en particulier dans le cas des îles de petite dimension :
« En effet, l’échelle impose de prendre en compte l’étroite imbrication de tous les phénomènes : la faible taille de la population, qui en fait une société d’interconnaissances imposant la nécessité du secret et le port du masque ; l’espace réduit qui favorise, pour la défense contre les envahisseurs, ou simplement pour agrandir l’espace, la figure fascinante du labyrinthe, figure par excellence de l’espace insulaire ; des rapports sociaux où domine l’appartenance à la famille et qui teinte tous ces rapports sociaux d’une affectivité qui étonne les continentaux. » [3]
3Secret, labyrinthe, affectivité sont autant d’entrées par lesquelles il convient d’aborder ces îles.
4Au xixe siècle, ces îles ne sont pas les espaces du délassement et de l’oubli tant convoités de nos jours. Elles s’apparentent d’abord à des rochers décharnés, des espaces de la rareté que les habitants quittent pour survivre. Elles se caractérisent par un potentiel agricole très limité, le manque d’eau potable, les rigueurs du climat, les insuffisances de la ressource halieutique. Il s’agit d’observer ici le lien entre géographie et société. Si les contraintes naturelles conditionnent en partie les comportements des habitants, suffisent-elles à expliquer que ces îles soient des conservatoires de normes sociales révolues ailleurs ?
5Les insulaires constituent des populations bien spécifiques sous l’influence de plusieurs facteurs : l’éloignement du continent synonyme d’isolement, l’exiguïté de l’espace terrestre (toutes ces îles sont des confettis) comme l’environnement maritime modèlent une psychologie de reclus. Chez ces populations vulnérables, soumises au manque et à la rareté de territoires toujours déshérités, le sentiment de précarité pose sa marque sur les individus insérés dans une société repliée sur elle-même. Sur les îles, la part du social est en effet considérable, au point de ne laisser qu’une place minime à l’individu. Et si ce phénomène peut être décelé dans d’autres sociétés, il prend là des proportions sans commune mesure du fait de l’état insulaire. La promiscuité, qui peut se manifester par une affectivité parfois exubérante, commande tout autant des comportements strictement pudiques. Ce sont ces formes de pudeur, nées de la proximité forcée des individus, qu’il nous intéresse d’analyser ici.
6Dans le cadre de ces îles méditerranéennes, la pudeur, au sens physique et restreint, ce sont les femmes qui se cachent, se voilent, et les hommes qui courbent la tête, contrastant avec la pratique de la pudeur à l’européenne au xixe siècle [4]. Paradoxalement, la chaleur ne pousse pas au dénudement, au contraire du mythe des îles Caraïbes enchanteresses, paradis perdu, où tout est à l’image de la nature. On est loin des Balinaises nues sous les chutes d’eau [5].
7En effet, les habitantes des îles italiennes sont vêtues de noir et se couvrent également les cheveux d’un voile noir jusqu’à l’immédiat deuxième après-guerre, comme l’illustre le film de Roberto Rossellini, Stromboli, Terra di Dio [6]. Dans l’Isola di Arturo de Elsa Morante, témoignage sur l’île de Procida durant les années 1930, c’est par l’absence des femmes que se manifeste cette pudeur ou alors elles y sont décrites comme des êtres informes. L’oscuro popolo delle donne, l’expression prend tout son sens à la lecture de ce passage :
« Les femmes réelles ne possédaient aucune splendeur ni aucun attrait. C’étaient de petites créatures, elles ne pouvaient atteindre la taille d’un homme, et elles passaient leurs journées enfermées dans des chambres et des intérieurs ; c’est pourquoi elles étaient si pâles. Toutes fagotées dans leurs tabliers, jupes et jupons, sous lesquels elles devaient à jamais garder caché, selon la loi, leur mystérieux corps. Elles semblaient des silhouettes maladroites, presque informes […]. » [7]
9Ce texte est un témoignage authentique sur l’attitude des femmes dans des sociétés insulaires codifiées par une loi intériorisée de la pudeur.
10Quant aux habitantes des îles du sud, elles se déplacent vêtues de blanc, conformément à la tradition locale, mais elles sont entièrement enveloppées d’un tissu qui les dissimule aux regards. Or, pour les voyageurs qui ont sillonnés ces parages, les femmes qui y vivent sont invisibles, à l’exception des « femmes de mauvaise vie » qui, elles, sont richement vêtues de manière à attirer le regard. Ainsi un voyageur signale sa surprise en voyant :
« De[s] femmes diriger elles-mêmes la charrue attelée, tantôt d’un cheval, tantôt d’un âne, mais le plus souvent d’un chameau, et ce qui [l]’étonna le plus, ce fut de leur voir les jambes ornées de kalkals d’argent et d’or, des pendants briller à leurs oreilles, et toutes les apparences d’un luxe que leur genre de travail semblait repousser ; toutes ces femmes, et [il] en vit beaucoup, paraissaient jeunes ; il y en avait même d’assez jolies : elles étaient bien vêtues, et quelques-unes portaient un barracan cramoisi élégamment drapé autour de leur corps, et venant retomber gracieusement par-dessus leur tête. »
12Mais l’explication de ces mystères lui est fournie rapidement :
« J’appris que ces femmes sont de malheureuses prostituées envoyées en exil de Tunis, de Sousse, de Sfax, et de tous les points de la régence, où elles ont été arrêtées dans des querelles, des orgies, des scandales, dont le plus grave est d’avoir reçu des Européens. » [8]
14Il ressort de tels témoignages qu’approcher ou simplement « voir » des femmes de l’île est rare et même impossible pour un voyageur au xixe siècle [9]. Par ailleurs, les deux sexes s’évertuent à ne pas se croiser. Pourtant, en raison des situations de promiscuité inhérentes à la faible dimension des îles, le taux d’interaction des êtres y est plus grand, les deux sexes sont davantage susceptibles de se rencontrer qu’ailleurs. Or les déplacements sont si codifiés qu’il est tout à fait possible de s’éviter. Il y a, par exemple, un double escalier dans les maisons à Jerba pour que les hommes et les femmes ne se croisent pas, des chemins dédoublés pour que les hommes ne rencontrent pas les femmes. Sur les îles, la pudeur ne consiste donc pas seulement à se voiler en présence des hommes. Hudud el hishma est la version profane de la pudeur dans les sociétés traditionnelles du sud de la Méditerranée [10]. Il s’agit en réalité de fuir à tout prix le sexe opposé. On l’aura compris : l’évitement et la pudeur sont autant le fait des hommes que des femmes, mais ces comportements sont-ils dictés par la seule pudeur ? On peut en douter.
15Dans ces îles, l’activité sentimentale ou les manifestations des « sentiments » est grande, voire surdimensionnée. On aime plus, on hait plus, les amitiés sont plus solides, les vendettas plus inexpiables : l’activité sociométrique est intense et si les actes sont accomplis dans la plus grande discrétion, leurs conséquences éclatent au grand jour. Il en est ainsi d’événements de nature criminelle :
« L’auteur d’un crime a été découvert grâce à une enquête du caïd : un tunisien tue son beau-père à la suite d’une discussion d’ordre familial. Le cadavre est découvert sous de grosses pierres dans une huilerie. D’après la rumeur publique quatre ou cinq crimes auraient été perpétrés avant celui-ci mais dans le milieu wahabite, d’origine berbère, ce genre d’affaires est soigneusement dissimulé. » [11]
17Les agents du pouvoir constatent le particularisme du milieu social du crime et notent la pudeur ambiante qui porte les habitants de Jerba à la méfiance et à la dissimulation.
18Effectivement, dans les sociétés musulmanes [12], « la femme » est une cause de scandale pouvant ruiner l’unanimisme de la communauté. Aussi, l’encadrement de la pulsion sexuelle suscitée par le sexe féminin doit-il permettre de pacifier la société. Mais cet enjeu est présent dans toute société traditionnelle. Ainsi, un vice-consul de France à Girgenti ne se prive pas, en 1882, dans une note, d’insinuer que « l’attitude du Sicilien vis-à-vis de la femme n’est guère différente de celle du Maure de Tunis, son voisin » [13]. Au-delà de l’aspect de préjugé que revêt cette assertion, il faut souligner le rapprochement qui est fait des deux rives de la Méditerranée sur le plan culturel. Or la femme n’est pas la seule origine possible du désordre dans les sociétés insulaires, qui sont l’objet de notre propos. De même que la pudeur religieuse n’est pas uniquement liée aux femmes.
19En effet, la religion prescrit communément la pudeur. Si l’on « cache sa femme », de même on doit taire ses biens matériels, qui sont considérés comme superflus. Le dépouillement est le corollaire de la pudeur qui ne concerne alors pas seulement quelques ermites ou une poignée de moines [14], il est imposé à tous les membres de la communauté. C’est là une caractéristique de la religion particulière des Jerbiens, l’ibadisme, qui les conduit à professer un désintérêt pour les biens matériels. Mais bien plus que d’ascétisme, il s’agit prosaïquement de pratiquer la clandestinité, le secret (kitman), dans le but de préserver ses possessions. Les Jerbiens ne déclaraient pas leurs propriétés terriennes, passant intentionnellement par la tradition orale pour éviter tout contact avec le Makhzen et la confiscation des biens [15]. Selon Mohamed Merimi [16], les Jerbiens ordonnaient le secret sur les habous [17] et les aumônes (zaqat) pour ne pas s’en voir spoliés par la législation contraignante issue des autorités malékites, mais aussi par un esprit d’humilité qui est au cœur de leur doctrine.
20Le système ibadite présente une parenté avec celui des communautés juives voisines. Les deux groupes ont en commun d’essayer de régler d’abord leurs conflits sans intervention extérieure [18]. Les caïds et contrôleurs civils qui se sont succédé sur l’île ont sans cesse évoqué un climat calme et paisible, sans doute abusés par cette culture de la dissimulation [19], qui donne alors un sens bien différent à la pudeur et lui confère un pouvoir défensif : un groupe social règle par ce moyen ses affaires en dehors du regard des administrateurs. En attestent les demandes d’effectifs supplémentaires faites par ces derniers face à une population dite « difficile à mener » et « très particulariste » [20]. C’est l’aveu de l’incompréhension des autorités devant le mutisme et l’impassibilité des Jerbiens.
21Au nord du canal de Sicile, les insulaires ont une foi également marquée par l’héritage païen méditerranéen. Ce n’est pas la religion catholique qui incite les femmes à se couvrir la tête et à se vêtir de noir, mais la culture méditerranéenne rurale. Pour exemple, Lampedusa, inhabitée jusqu’au début du xixe siècle, était le lieu d’un pèlerinage marial fréquenté par des chrétiens et des musulmans durant l’époque moderne [21]. Quand des Maltais s’y installent en 1800, ils semblent y vivre durant une trentaine d’années sans le secours d’aucune instance religieuse : ils adoptent des pratiques matrimoniales réprouvées par l’Église catholique (les naissances ne sont suivies d’aucun baptême) ; et les accusations de « scandale et d’impiété » pèsent sur la petite communauté maltaise de Lampedusa, accusée même d’abriter un parricide [22]. Quel crédit accorder à ces accusations sur les mœurs et les actes de ces Maltais ? Les données dont nous disposons sont imprécises et vont à l’encontre d’autres témoignages qui considèrent les Maltais comme des catholiques fervents, soucieux de défendre leur religion, leur île, contre les pressions des Anglais. Ainsi écoutons ce prêtre français en visite : « Lorsque je sortais à pied, j’étais édifié en voyant le respect que les habitants de Lavalette portent au clergé ; il n’est si grand nulle part, excepté dans le Liban. » [23] Il est alors possible de penser que si c’est le particularisme insulaire qui prime, dans le cas de Malte, la religion fait office de moyen de résistance contre les Anglais.
22La pudeur sociale, qui se manifeste par l’adoption de comportements, de réserve, de sobriété et de dissimulation de la misère ou de la richesse matérielle, permet de pacifier ce type de société. L’ascétisme y est pratiqué non par modestie, mais dans un besoin de faire corps pour ne pas susciter de clivage au sein de la communauté. La pudeur est ici un moyen de défense contre l’autre, l’étranger, le continental, capable de traverser la mer pour piller ; il ne faut pas éveiller l’envie. Il s’agit d’un réflexe naturel participant de la culture de la survie, d’un instinct d’autoconservation.
23Alexandre Dumas fait un voyage en Sicile en 1842 [24], il y constate l’aspect farouche des insulaires, le dénuement des personnes, le mutisme ambiant à l’arrivée des voyageurs, signe de cette pudeur et de cette défiance poussées à l’extrême. Il fait étape en particulier à Pantelleria, qu’il décrit ainsi :
« Il est difficile de voir rien de plus pauvre et de plus misérable que cette espèce de bourgade semée au bord de la mer, et environnant d’une ceinture de maisons sales et décrépites le petit port où nous avions jeté l’ancre. Une auberge où l’on nous conduisit nous repoussa par sa malpropreté ; et, sur la promesse de Pietro, qui s’engagea à nous faire faire un bon déjeuner à la manière des gens du pays, nous passâmes outre, et nous nous mîmes en chemin à jeun. »
25Dès qu’il envisage la population de l’île, Dumas se livre à une confondante revue de la pauvreté qu’il observe autour de lui. En outre, rien n’échappe, du moins le croit-il, à son regard de continental civilisé porté sur les populations de territoires reculés :
« Aussitôt, du groupe qui nous environnait et qui nous avait suivis depuis la ville, nous regardant avec une curiosité à demi sauvage, se détacha un homme d’une trentaine d’années, qui, se glissant entre les rochers, disparut bientôt derrière un accident de terrain. »
27Cet homme, présenté comme un rustre, s’avère être un curé de paroisse. Mais Dumas n’en est pas moins moqueur à son égard car ce personnage le déconcerte. Enfin, l’auteur est horrifié au point d’en ignorer que ces gens sont affamés. Dumas est donc suivi par une escorte de mendiants qui convoitent seulement son repas. Il ne semble pas s’en émouvoir. Or, lorsqu’il offre à ses suiveurs les restes de son festin, il est forcé de constater que cette troupe silencieuse et frustre n’était demeurée auprès des intrus que dans cet espoir.
28Ce récit de voyage est trompeur ou celui d’un voyageur trompé, car il n’est pas attesté que les habitants de Pantelleria aient été tous misérables. Plus que de discrétion, il faut évoquer ici encore l’esprit de dissimulation qui règne sur l’île. En effet, Pantelleria est décrite comme verdoyante par d’autres voyageurs [25]. Les habitants qui y demeurent sont des cultivateurs et des propriétaires terriens prospères, mais discrets.
29En attestent les registres paroissiaux dans lesquels les indications sur propriétaires et propriétés sont épurées. Il n’y a pas d’ingérence dans l’intimité et les biens des individus même de la part des autorités ecclésiastiques, alors que ces documents sont voués a priori à rester confidentiels au xixe siècle. Les mariages sont signalés de manière laconique : noms des pères et mères des deux époux, profession (où est fréquemment indiqué possidente), lieu de résidence, puis allusion à une indispensable demande de dispense d’interdiction pour endogamie (une autre preuve de leur aisance). Les registres de naissances et de décès sont encore plus succincts. Toutefois, d’après ces minces registres, les insulaires sont loin d’être dans une situation de famine.
30Le capitaine Jacob Hartmayer, nommé juge de paix et contrôleur civil de l’île en 1887, vient à peine de prendre ses fonctions lorsqu’il rédige son rapport sur la « situation matérielle et morale des populations de Djerba » :
« Les friches s’amoncellent et les indigènes sont obligés de s’expatrier pour ne pas s’exposer à mourir de faim ou à périr de soif en demeurant dans l’île. » [26]
32En effet, comment pourrait-il douter des pratiques de sobriété et de l’ascèse chez les Jerbiens alors qu’elles se manifestent dans la construction de leurs maisons et jusque dans l’architecture de leurs mosquées ? Il ne peut soupçonner, ainsi fraîchement débarqué, que cette misère apparente est feinte. Il ignore encore que les Jerbiens sont réputés cacher leur argent dans des trous qu’ils creusent dans le sable de leurs menzels [27]. Peut-être le capitaine est-il cependant particulièrement aveugle, car d’autres témoignages le contredisent et montrent combien les Jerbiens sont parmi les plus riches des sujets de la régence. Ainsi, bénéficiant d’un climat plus amène que le sud tunisien désertique, l’île attire rapidement les convoitises. En 1864, la grande révolte des sujets du bey contre l’impôt se manifeste d’une manière tout à fait spécifique à Jerba [28]. L’agent consulaire de la France décrit une révolte où les habitants de la Tunisie continentale se ruent sur l’île pour semer le trouble, piller et saccager, car il est connu que les Jerbiens sont plus aisés que les autres populations du sud tunisien [29]. La pudeur, comme instrument de protection contre les dangers du dehors, est, malgré les précautions prises par les Jerbiens, insuffisante : l’île est régulièrement l’objet des razzias des nomades du continent, y compris durant la présence française.
33La nécessité de se protéger du dehors ne suffit pas à éclairer les pratiques de la pudeur au sein de ces sociétés. La pudeur protège également les individus du dedans. À l’encontre de ce qu’écrit Alexandre Dumas, la misère n’est jamais criante. Il est une économie spécifique aux îles. Chaque individu possède une terre à cultiver, aussi petite et peu fertile soit-elle. La pêche est une alternative au travail agricole, de même que le commerce. La pression sociale interdit à un individu de demeurer oisif. En outre, les services rendus ne le sont jamais à sens unique. D’où la nécessité absolue du contre-don afin d’éviter le déshonneur [30]. D’où l’homogénéisation de l’apparence du dépouillement : un habitat identique pour tous. Sur ces îles, la pudeur est une disposition pleinement sociale dans la mesure où elle est liée aux conditions économiques dont elle est un des régulateurs : l’indigence et l’aisance pondérées par la pudeur se côtoient pacifiquement, la condition sociale de chacun est connue mais les différences sont nivelées au moins en apparence.
34L’insularité est une condition géographique. Une île est un territoire cerné par les eaux et les insulaires vivent dans une relation de rejet-dépendance à l’égard de cette mer nourricière et ombrageuse. Mais la vie sur les îles, la vie des insulaires n’est pas réductible à ce carcan. L’« iléité » est une autre entrée par laquelle il est possible de l’appréhender [31]. L’île est un vécu, le vécu des insulaires liés par un sentiment d’identité fort, né du partage d’une existence commune et en commun, dans les conditions d’un isolement exposé.
35Exclusivisme et particularisme, repli sur soi, pudeur extrême, tels ont été les moyens de défense d’îles qui ont tenté de se prémunir contre les changements dérangeants, les offensives du continent. Le rapport a été d’évitement, de mutisme, aggravé par un a priori bien ancré chez les continentaux, celui de l’archaïsme des sociétés insulaires.
36Pourtant la pudeur sociale que nous avons observée, sous presque toutes les formes qu’elle revêt – nous avons peu pénétré dans les maisons –, est moins symptôme d’archaïsme que d’ingéniosité dans l’art de se préserver et se défendre. Elle a pour fonction principale de garantir la paix sociale en prévenant les querelles, et l’attitude des individus est pleinement conditionnée par cette modalité relationnelle : égaliser les conditions pour ne pas perturber l’équilibre de la société. Rien de plus périlleux pour la communauté que le désordre. Les insulaires essayent de l’enrayer par la mise en place de codes sociaux, d’un contrôle social qui définit à chaque époque et dans toute société une norme [32]. En général, l’usage exige un respect absolu de la collectivité, une uniformisation des attitudes et des conditions.
37C’est ainsi aussi que ces îles ont préservé leur originalité et qu’on a pu y voir des conservatoires non seulement du point de vue du naturaliste, mais également et surtout de ceux de l’ethnologue et de l’anthropologue, qui ont pu y camper leurs « observatoires » à des fins diverses. Ces îles offrent un autre terrain d’observation pour l’historien : le cadre de réclusion inhérent à l’état insulaire, qui façonne une culture de la pudeur, peut se révéler mortifère, en ceci qu’une stricte normalisation des comportements favorise une inertie et une pesanteur dans les rapports sociaux, qui entravent le développement individuel. D’où l’importance, au xixe siècle, même si tous les regards n’ont pas été amènes, de l’intérêt renouvelé pour la Méditerranée, qui a permis de faire évoluer ces territoires insulaires et de les ouvrir sur le monde.
Situation des îles et des États de la Méditerranée médiane (1800-1860)
Situation des îles et des États de la Méditerranée médiane (1800-1860)
Notes
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Prépare une thèse à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de G. Pécout et L. Mascilli Migliorini : Les insulaires du détroit de Sicile et les Italiens : échanges, circulation et appropriation (1820-1914).
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[1]
F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. I, La part du milieu, Paris, 1990, p. 181 (1re éd. 1966).
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[2]
Voir carte en annexe.
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[3]
A. Meistersheim, « Introduction », dans L’Île laboratoire. Actes du colloque de l’université de Corse, 19-21 juin 1997, ead. éd., Ajaccio, 1999, p. 9-10.
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[4]
A. Vincent-Buffault, « La domestication des apparences », dans La Pudeur : la réserve et le trouble, C. Habib dir., Paris, 1992, p. 134 : « Aux femmes sont progressivement réservés larmes, sensibilité, rougissements, bref tous les signes corporels qui expriment la pudeur. La maîtrise de soi, l’impassibilité appartiennent aux hommes. »
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[5]
« Il en va tout autrement à Bali où, aujourd’hui encore, les deux sexes se baignent en public », H.P. Duerr, Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, Paris, 1998, p. 131 (1re éd. 1988).
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[6]
R. Rossellini, Stromboli, Terra di Dio, 1949.
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[7]
E. Morante, L’Isola di Arturo, Turin, 1957, p. 49-50.
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[8]
A. d’Avezac, Îles de l’Afrique, Paris, 1848, p. 77 et suiv.
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[9]
Voir également J. Potocki, Voyage dans l’Empire du Maroc. Fait en l’année 1791, 1997, p. 23 : « Comme cette île [Jerba] est le rendez-vous des corsaires de toute cette côte, elle abonde en filles de joie. J’en ai vu de très belles, et elles portent l’habillement de gaze des femmes de Tripoli, c’est-à-dire qu’il y a à leurs robes beaucoup plus d’espaces transparents que d’opaques. »
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[10]
Hishma, Hshouma : la honte d’un groupe, d’un membre du groupe lorsqu’il a enfreint les codes sociaux, moraux, religieux.
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[11]
Archives du Protectorat Tunisien (= APT), 1er versement, microfilm 2MI 1234, conseils administratifs Djerba, 3 mai 1944-20 décembre 1949.
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[12]
S. Zeghidour, « La retenue islamique », dans La Pudeur…, op. cit., p. 105.
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[13]
Ministère des Affaires étrangères (MAE), Correspondance commerciale, Girgenti, le 12 septembre 1882, note du Vice Consul de France à Girgenti : de Sambucy.
-
[14]
Comme ce fut le cas sur l’île de Lampedusa à l’époque moderne, où la seule présence humaine est celle d’un ermite chrétien qui entretient une chapelle consacrée à la Vierge et veille sur la tombe d’un saint musulman (sur laquelle il fait brûler une lampe) : voir D. Albera, « La Vierge et l’islam. Mélange de civilisations en Méditerranée », Le Débat, 137 (nov.-déc. 2005), p. 134-145.
-
[15]
Makhzen : l’État au Maghreb.
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[16]
M. Merimi, La Pensée religieuse et ses rapports avec les données politiques et sociales dans l’île de Djerba du milieu du xvie siècle au milieu du xixe siècle, M. Jedidi trad., thèse en arabe non publiée.
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[17]
Habous : fondation pieuse, bien de mainmorte affecté à une œuvre d’intérêt public.
-
[18]
L. Valensi, « Le fait divers, témoin des tensions sociales à Djerba 1882 », Annales ESC, 38 (juil.-août 1983), n°4, p. 884-910.
-
[19]
Voir ci-dessus l’exemple du crime dissimulé.
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[20]
APT, 1er versement, microfilm 2MI 1234, conseils administratifs Djerba, 3 mai 1944-20 décembre 1949.
-
[21]
D. Albera, « La Vierge et l’islam…», art. cité, p. 134-145 ; W. Kaiser, « La grotte de Lampedusa. Pratiques et imaginaire d’un “troisième lieu” en Méditerranée à l’époque moderne », dans Topographien des Sakralen. Religion und Raumordnung in der Vormoderne, S. Rau et G. Schwerhoff dir., Hambourg, 2008, p. 306-325.
-
[22]
G. Fragapane, Lampedusa : dalla preistoria al 1878, Palerme, 1993.
-
[23]
Mgr. Mislin, Les Saints lieux. Pèlerinage à Jérusalem en passant par l’Autriche, la Hongrie, la Slavonie, les provinces danubiennes, Constantinople, l’archipel, le Liban, la Syrie, Alexandrie, Malte, la Sicile et Marseille, t. 3, Paris, 1858.
-
[24]
A. Dumas, Le Spéronare (1842), Paris, 1988, chap. XV : Il Signor Anga.
-
[25]
R. de Gregorio, « Descrizione delle principali isole adjacenti alla Sicilia°», dans Memorie su la Sicilia, tratte dalle piu celebri accademie e da distinti libri di società letterarie e di valent’uomini nazionali e stranieri, vol. 1, Palerme, 1840 : Gli abitanti di questa isola sono assai industriosi e inclinati al travaglio. Essi raccolgono poco grano ma coltivano abbondantemente vigne ed ulivi e cotone ; P. Rodi, Importanza economica e politica di Pantelleria, Palerme, 1939 : sono agricoltori che si tramandano da padre in figlio i segreti della terra, sono professionisti che con il loro intelligente tenace lavoro hanno saputo tenere alto il nome della loro Patria.
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[26]
APT, Rapport de contrôle civil du capitaine Hartmayer, « Situation matérielle et morale des populations de Djerba », 1887.
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[27]
Menzel : jardin jerbien comprenant la maison traditionnelle, munie d’un patio, et le terrain qui l’entoure.
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[28]
A. Martel, Les Confins saharo-tripolitains de la Tunisie (1881-1911), Paris, 1965.
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[29]
APT, 1er versement n° 421b, Agence consulaire de France à Gerby, octobre 1864.
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[30]
M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », dans Sociologie et anthropologie, précédé d’une introduction à l’œuvre de Marcel Mauss par Claude Lévi-Strauss, Paris, 1950 (1res éd. 1923-1924).
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[31]
A. Meistersheim, L’Île laboratoire, op. cit.
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[32]
V. Mahler, « How do you translate Pudeur, From Table Manners to Eugenics », dans L’Anthropologie de la Méditerranée, A. Dionigi, A. Blok et C. Bromberger dir., Paris, 2001, p. 162 : Pudeur is a special case of interaction ritual. The frequent insistence on its “naturalness”, though it varies culturally and is not practised by everyone, indicates that it is a strongly normative notion.