Notes
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[*]
Doctorante en histoire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, prépare une thèse, sous la direction de J.-C. Martin, intitulée, Entre France et Italie : agents diplomatiques, information politique et circulation des nouvelles (1774-1804).
-
[1]
L. Jaume, Le Discours jacobin et la démocratie, Paris, 1989, p. 209.
-
[2]
É. Quinet, La Révolution, Paris, 1987, p. 522 : « Robespierre ne sut que […] s’orienter sur des fantômes. À force de les dénoncer, il les produit […]. On accorda tout à celui qui soupçonnait tout. »
-
[3]
G. Walter, Actes du Tribunal révolutionnaire, Paris, 1986.
-
[4]
J. Guilhaumou, « Fragments of a Discourse of Denunciation (1789-1794) », dans The Terror, 4. The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, K.M. Baker, C. Lucas et F. Furet dir., Oxford, 1994, p. 139-153.
-
[5]
L.S. Mercier, Néologie ou Vocabulaire de Mots Nouveaux, à renouveler, ou pris dans des Acceptions nouvelles, Paris, 1801, p. 162-163 : « dénonciatueur : c’est celui qui révèle publiquement et authentiquement un délit qui trouble l’ordre social, et dont il apporte la preuve. L’accusateur public est celui qui en poursuit la punition devant les tribunaux. Sous l’Ancien Régime, le ministère fesait ou du moins, devait faire, l’exercice d’accusateur. Sous l’ère républicaine, tout citoyen, témoin d’un délit, doit en devenir le Dénonciateur. »
-
[6]
C.-P. Delay d’Agier, Compte rendu à l’assemblée générale des représentants de la Commune, par M. Agier, au nom du comité des Recherches, le 30 novembre 1789, p. 4-5, cité par C. Lucas, « The theory and practice… », art. cité, p. 773.
-
[7]
F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, Paris, 1967, t. IX, p. 1064, cité par L. Jaume, Le Discours jacobin…op. cit., p. 205.
-
[8]
Archives parlementaires, 1re série (1787-1799), (= AP), J. Madival et E. Laurent éd., Paris, 1867-1908, t. XXX, p. 697-699 : « Loi sur la police de sûreté, la justice criminelle et l’instauration des jurés » (16 septembre 1791), titre VI, article 1.
-
[9]
J.F. de La Harpe, « Diatribe sur les mots Délation, Dénonciation, Accusation », dans Le Mercure National, 19 décembre 1789, p. 95-111, cité par J. Guilhaumou, « Fragments of a Discourse of Denunciation … », art. cité, p. 142.
-
[10]
A. de Baecque, Le Corps de l’histoire, Paris, 1993, p. 257-302 ; et P. Serna, « Pistes de recherches : du secret de la monarchie à la république des secrets », dans Secret et République (1795-1840), B. Gainot et P. Serna dir., Clermont-Ferrand, 2004, p. 13-37.
-
[11]
T. Tackett, « Conspiracy obsession in a time of Revolution : French Elites and the Origins of the Terror, 1789-1792 », American Historical Review, 105-3 (2000), p. 691-713.
-
[12]
A. Aulard, La Société des Jacobins. Recueil de documents pour l’histoire du club des Jacobins de Paris, Paris, 1889-1897, vol. 2, p. 29-31 : « Tous les membres se sont liés par un serment et ont promis de dénoncer sans ménagement tout ce qui leur paraîtrait contraire au bien public. »
-
[13]
E. Brémond-Poulle, La Dénonciation chez Marat : « L’Ami du peuple » (1789-1791), mémoire de maîtrise, F. Gauthier dir., Université de Paris 7, 2003.
-
[14]
T. Tackett, « Conspiracy obsession… », art. cité, p. 706 et p. 711-712.
-
[15]
AP, t. LXXIV, p. 304-305.
-
[16]
A. Boulant, « Le suspect parisien en l’an II », Annales historiques de la révolution française (= AHRF), 280 (1990), p. 187-197 ; J.-L. Matharan, « Les arrestations de suspects en 1793 et en l’an II : professions et répressions », AHRF, 263 (1986), p. 74-85 ; « Suspects / Soupçon / Suspicion : la désignation des ennemis (1789-1793) », dans Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), t. 1, Paris, 1985, p. 187-211 ; « Suspects… (1793-an III) », ibid., t. 4, 1990, p. 167-183.
-
[17]
C. Lucas, « The theory and practice… », art. cité, p. 783-784.
-
[18]
G. Walter, Actes du tribunal…op. cit., (introduction).
-
[19]
AP, t. LXI, p. 337.
-
[20]
AP, t. XCI, article 9 : « Tout citoyen a le droit de saisir et de traduire devant les magistrats les conspirateurs et les contre-révolutionnaires. Il est tenu de les dénoncer dès qu’il les connaît. »
-
[21]
B. Baczko, Thermidor ou comment sortir de la Terreur, Paris, 1989, p. 191?255.
-
[22]
Ce qui est tout à fait manifeste si l’on compare la nature des dénonciateurs en l’an II et en l’an III (AN, F7* 87-88, Registre d’enregistrement de la correspondance à l’arrivée du Comité de sûreté générale).
-
[23]
J.B. Legoff, Les Lettres de dénonciation à l’encontre des conventionnels pendant la Terreur et la Réaction thermidorienne, thèse inédite de l’École nationale des Chartes, soutenue en 2007.
-
[24]
L.A. de Saint Just, Œuvres complètes, Paris, 2004, « Rapport sur les factions de l’étranger », présenté au nom du Comité de salut public à la Convention nationale, 23 ventôse an II, p. 681.
-
[25]
AN, F7 4390 / 2, Mémoire signé Pio, 1er mai an II.
-
[26]
AN, F7 4434, Papiers de Fabre d’Églantine. Document anonyme et sans date intitulé, Aventures du chevalier Pio, commis au bureau de la guerre.
-
[27]
AN, W 305 A, d. 365, Dossier d’accusation contre Lebrun-Tondu : « Qu’en effet, il est notoire que Lebrun appelé au ministère par les Brissotins, les Girondistes, les Rolandistes tout puissants, à l’époque de sa nomination était pour ainsi dire l’âme du parti d’Orléans qu’il voulait mettre sur le trône, soit personnellement soit par un de ses fils, que pour faire appuyer ce parti par l’Angleterre, Lebrun, ministre des Affaires étrangères, n’a pas craint de laisser entrevoir au machiavel Pitt, l’espoir d’un démembrement de la France au profit du fils du tyran anglais. »
-
[28]
Ibid., PV de la séance du tribunal révolutionnaire condamnant à mort Lebrun, 7 nivôse an II.
-
[29]
AN, F7 477428, d. 3, Dénonciation du citoyen Cranvin au citoyen Arthur, section des Piques, 22 brumaire an II, et Tableau de dénonciation contre Mackau, comité de surveillance de la section Le Pelletier.
-
[30]
AN, F7 4644, Dossier personnel Chauvelin : Arrêté du Comité de salut public, 1er frimaire an II ; AN, F7 4644, d. 2, Dénonciation contre Chauvelin de Pio au comité de surveillance de la section des Piques, 30 brumaire an II ; AN, F7 4434, d. 1, Papiers Danton : Lettre de Chauvelin à Danton, 22 pluviôse an II.
-
[31]
Ministère des Affaires étrangères (MAE) : les séries Correspondance politique et Personnel, dossiers individuels (volumes reliés).
-
[32]
L. Boltanski, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 51 (1984), p. 3-40.
1Dénoncer : le terme, omniprésent, apparaît comme un des maîtres mots du discours révolutionnaire. Sous la Révolution française, la dénonciation s’impose comme une pratique politique à part entière, indissociable de cette « passion de la surveillance » au service de la sauvegarde de la liberté [1].
2À partir du xixe siècle, nombreux sont les historiens qui ont considéré la dénonciation comme le symptôme d’un mal incurable : la suspicion [2]. Les détracteurs de la Révolution ont fait de cette « manie des dénonciations » le signe d’une dégradation générale des mœurs [3], la preuve d’un dysfonctionnement global du politique dont la Terreur aurait constitué l’apogée, ou encore pour certains, un argument pour faire de la Révolution la matrice des totalitarismes. À l’inverse, l’historiographie classique de la Révolution n’a pris en compte ces phénomènes que comme une conséquence logique de l’établissement progressif d’un régime d’exception justifié par les circonstances.
3L’examen des fondements théoriques de la dénonciation, de la place qui lui est accordée par les autorités politiques et dans l’opinion publique, permet-il de considérer la dénonciation comme « un acte de discours » qui aurait exprimé « l’essence de la Révolution française » [4] ? La suspicion endémique à l’égard de la diplomatie en particulier tient-elle à des caractères qui lui seraient spécifiques ou à une crise de confiance plus globale à l’égard des acteurs politiques en général ?
La dénonciation, consubstantielle à la Révolution ?
4La légitimité de la dénonciation a été l’objet d’un débat constant qui s’articule autour de deux questions : comment faire de la dénonciation une pratique proprement révolutionnaire et non une simple réplique des pratiques honnies de l’Ancien Régime ? Comment limiter et contrôler la dénonciation ?
5Les révolutionnaires ont tenté de donner un sens nouveau à un terme généralement déprécié, en le distinguant notamment d’autres termes synonymes ou voisins (tels que délation ou calomnie). Ainsi Louis Sébastien Mercier recense le terme « dénonciateur » parmi les mots nouveaux de la période révolutionnaire [5]. La dénonciation sort du champ strictement judiciaire et entre pleinement dans le champ politique et social : elle est à la fois un droit politique, un devoir civique et une preuve de l’engagement citoyen.
6Pour lever les préjugés inhérents à une pratique considérée comme moralement abjecte et inextricablement liée à l’Ancien Régime, les révolutionnaires insistent, dès 1789, sur le changement de contexte politique qui la légitime. Pour encourager les dénonciations au Comité des recherches, Agier souligne ainsi que « le silence en matière de délation est une vertu sous le despotisme ; c’est un crime, oui, c’en est un, sous l’empire de la liberté » [6] : il dédiabolise en quelque sorte le terme en le rapprochant de ceux d’information, de renseignement – la dénonciation recouvrant alors son sens premier et neutre, « signaler quelque chose aux autorités » [7].
7La différence entre l’indicateur ou le « mouchard » de l’Ancien Régime et le citoyen-dénonciateur de la période révolutionnaire repose ainsi sur trois critères : la gratuité (le citoyen, contrairement à l’indic, ne livre pas ses dénonciations en échange d’une rémunération) ; le désintéressement (le citoyen agit en cela au nom de l’intérêt général et non pour des motifs personnels) ; la spontanéité (le citoyen n’est pas, contrairement à l’indic, un professionnel de la dénonciation).
8La distinction juridique entre la déposition et la dénonciation est claire : la déposition est une action légale qui peut être obtenue sous la contrainte du mandat d’amener, alors que la dénonciation civique, définie comme un devoir en cas « d’attentat contre […] la sûreté publique et individuelle » [8], n’est qu’un premier indice, à l’origine de l’enquête policière ou judiciaire, mais qui ne peut en aucun cas servir de preuve ou se substituer aux preuves.
9Pour Jean-François de La Harpe, la crédibilité de la dénonciation civique repose sur les vertus immanentes au citoyen régénéré, sur le contexte politique (de liberté) et enfin sur la publicité [9], qui est à la fois la garantie contre le retour du despotisme et la caution contre la « calomnie ».
10Cette publicité, indissociable de l’exigence de transparence politique et conséquence de l’abolition du secret en politique [10], apparaît comme le pendant de l’obsession du complot contre-révolutionnaire. D’où la pérennité d’une pratique qu’on ne saurait réduire à la période 1793-1794, puisque : comme le complot, la dénonciation est déjà à l’ordre du jour en 1789.
11La dénonciation agit comme un révélateur : percer les ténèbres des complots, révéler le caché et démasquer les conspirateurs, telle est la mission dévolue aux bons citoyens dans le discours patriote, et la fonction explicite de toutes les structures de « surveillance », formelles ou informelles, nées durant la période révolutionnaire. La dénonciation devient donc, très tôt, constitutive de la pratique politique des patriotes en général et des jacobins en particulier [11], dont les nouveaux adhérents doivent, à partir de janvier 1791, prêter le serment de « dénoncer, même au risque de leurs vies et de leurs fortunes, tous les traîtres de la patrie » [12].
12La presse, les pamphlets et les pétitions à l’Assemblée sont autant de tribunes de la dénonciation patriote. De 1789 à 1792, les dénonciations sont surtout relayées par les journaux, qui les recueillent, les répercutent ou les lancent. La presse la plus populaire, comme L’Ami du peuple de Marat [13], se spécialise dans ces entreprises de dénonciation globale (dysfonctionnements politiques, complots, injustices) ou personnelle (mettant en cause des hommes politiques) [14]. S’arrogeant en quelque sorte un droit de censure qui équivaut à un droit de regard et de critique sur le politique, les journalistes radicaux dénoncent, aux deux sens du terme (informer et accuser). La dénonciation a une double finalité : elle apparaît autant comme un moyen de déjouer les complots que comme un outil de contrôle des autorités constituées. De la part des élites politiques comme de l’opinion publique, un véritable consensus se forme donc très tôt sur cette nécessité de la dénonciation.
13À partir de 1793, en devenant un outil au service du gouvernement révolutionnaire et un des rouages de la Terreur, la dénonciation comme « vertu civique » aurait été dévoyée, avec ici trois changements significatifs.
14D’une part, l’inflation des dénonciations privées durant cette période s’expliquerait autant par la conscience partagée des dangers croissants qui menacent la Révolution, que par l’apparition d’organes explicitement constitués pour les recevoir. Le Comité de sûreté générale, qui a pour rôle de « déjouer les complots des ennemis de la Révolution », est chargé de trier les milliers de dénonciations qui lui sont envoyées, de même que, à l’échelle locale, les comités de surveillance. La prolifération de ces structures à travers toute la France a donc entraîné une augmentation sans précédent de la dénonciation.
15D’autre part, entre 1793 et 1794, les dénonciations ne visent plus seulement les trois catégories d’ennemis stigmatisées jusqu’alors (aristocrates, prêtres et ministres du roi), mais des fractions de plus en plus larges de la population. La définition du suspect, retenue dans la loi du 17 septembre 1793 [15], est à la fois si large et si vague qu’elle permet de dénoncer et de faire arrêter tout individu qui ne répond pas strictement aux critères normatifs du « bon citoyen » [16]. En outre, cette loi pose la question des moyens d’identification du suspect. On reconnaît un suspect à ses relations, ses propos, son apparence physique, autrement dit à des « signes extérieurs » et non plus à des actes avérés. En ce sens, la dénonciation du suspect devient, selon Colin Lucas, un art de lire les signes, fondé sur les apparences et les préjugés [17].
16Enfin, sous la Terreur, la dénonciation n’est plus seulement envisagée comme une étape initiale qui lance l’enquête policière mais comme le fondement même de l’accusation, dans la mesure où elle a tendance à se substituer aux interrogatoires et aux preuves matérielles [18]. Le tribunal révolutionnaire comprend un bureau spécialement chargé de recevoir les dépositions des dénonciateurs bénévoles. Par le décret du 5 avril 1793 (article 2), « l’accusateur public près dudit tribunal est autorisé à faire arrêter, poursuivre et juger tous prévenus desdits crimes, sur la dénonciation des autorités constituées ou des citoyens » [19]. Enfin, la loi du 22 prairial an II fait de la dénonciation, orale ou écrite [20], le fondement même de l’acte d’accusation et, par là, le moteur des arrestations arbitraires et des exécutions sommaires qui caractérisent l’intermède de la Grande Terreur.
17Les conséquences de cette banalisation de la dénonciation sont considérables, sur le plan social et politique. Il faut cependant souligner que, paradoxalement, le paroxysme de la dénonciation privée ne se situe pas sous la Terreur (où ses auteurs sont moins les citoyens que les agents du pouvoir central et les militants révolutionnaires) mais sous la Convention thermidorienne [21] : les dénonciations participent alors pleinement de ces règlements de compte contre les terroristes de l’an II que certains historiens qualifient de « réaction thermidorienne » [22]. Du reste, les multiples barrages que les députés ont tenté d’ériger entre 1789 et 1794 pour se mettre à l’abri des dénonciations n’ont eu que peu d’effet, puisqu’à partir de 1793 et jusqu’en 1795, celles-ci justifient les différentes vagues d’épuration de la Convention [23]. Le pouvoir légal est donc indirectement mis en cause par ces entreprises de dénonciation que par ailleurs il encourage et institutionnalise – ce qui expliquerait aussi peut-être la difficulté à « sortir de la Révolution » et à fonder un ordre légal stable. De ce point de vue, la diplomatie fait figure de cas d’école.
Le procès contre la diplomatie : la dénonciation de ses acteurs
18Domaine par excellence du secret, outil aux mains de l’exécutif, et surtout, en lien direct avec l’étranger, la diplomatie inquiète.
19Entre 1789 et 1792, la « vigilance patriote » s’exerce en priorité sur ses acteurs, puisque le roi conserve le pouvoir de nommer les ambassadeurs et que c’est le ministère des Affaires étrangères qui a en main la conduite de la politique extérieure, et non l’Assemblée (en dépit de la création du Comité diplomatique). Brissot ne cesse de dénoncer les manœuvres du Comité autrichien, qui aurait agi comme une sorte de diplomatie parallèle et occulte visant à renverser la Révolution. Entre l’automne 1791 et l’été 1792, il est ainsi directement responsable de la chute de trois des ministres de Louis XVI (Montmorin, Delessart et Scipion de Chambonas) : lors de leurs procès, les rapports d’accusation reprennent, à la lettre près, les dénonciations portées contre eux par Brissot.
20À partir de 1792, les ministres des Affaires étrangères sont désormais dénoncés pour leur appartenance à des factions qui auraient trahi les intérêts de la Révolution. Le « complot de l’étranger », constamment invoqué dans le cadre des luttes de factions qui déchirent la Convention en 1793-1794, les désigne pour cibles. Les « signes certains » qui, selon Saint Just, caractérisent les « traîtres » sont d’ailleurs les mêmes que ceux invoqués par les dénonciateurs des ministres de Louis XVI : les contacts avec l’étranger et l’envoi d’agents diplomatiques suspects [24].
21Lebrun, le premier ministre « républicain » des Affaires étrangères, est ainsi dénoncé par un de ses commis, Louis Antoine Pio [25], sorte de dénonciateur professionnel, puisqu’il doit sa carrière à ses dénonciations [26]. Sa dénonciation se résume à un inventaire détaillé du réseau contre-révolutionnaire du ministre, amalgamant différentes factions politiques en disgrâce (girondins d’un côté, orléanistes et fayettistes de l’autre). Selon lui, le fait que Lebrun ait protégé des agents « suspects » (Chauvelin, Verninac et Mackau) prouve que le ministre est vendu à l’étranger. Or, l’on retrouve mot pour mot cet amalgame et cette conclusion dans la sentence du procès de Lebrun [27] (où Pio est d’ailleurs présent comme témoin à charge [28]).
22Les mises en accusation permettent aux dénonciateurs de s’assurer la mainmise sur la correspondance diplomatique, afin d’éviter que ces informations ne tombent entre les mains d’une faction adverse : celui qui monopolise la correspondance diplomatique contrôle de fait la politique extérieure française. La diplomatie est donc dénoncée parce qu’elle constitue, entre les groupes dirigeants, un enjeu évident de pouvoir.
23On reproche constamment aux diplomates français d’avoir été, « sous le masque du patriotisme », des agents de la contre-révolution, comme s’ils étaient par définition des suspects en puissance. La diplomatie a été, jusqu’en 1792, un des repaires des aristocrates, maintenus en poste sous la monarchie constitutionnelle à condition de prêter le serment civique. Avec l’avènement de la République, ils sont rappelés et considérés comme suspects, y compris les nobles qui ont réellement « joué le jeu » du nouveau régime. Mackau, ex-ambassadeur du roi à Naples, est ainsi arrêté comme « ci-devant » suite à deux dénonciations (l’une signée, l’autre anonyme) dans lesquelles trois motifs de suspicion se superposent [29] : sa noblesse, ses relations douteuses avec la cour de Naples, et les liens de sa femme (gouvernante des enfants Capet) avec Marie-Antoinette et avec des aristocrates contre-révolutionnaires (le marquis de Bombelles et les Polignac). Ainsi, les relations des diplomates – leurs liens, fantasmés ou avérés, avec les émigrés – les classent dans la catégorie des suspects, de même que leur appartenance à de prétendues factions contre-révolutionnaires. Les agents « girondins » nommés par Lebrun sont immédiatement considérés comme suspects après la chute de leur protecteur. Chauvelin, par exemple, est arrêté en l’an II, parce qu’il a été dénoncé par Pio au comité révolutionnaire de sa section comme un membre de la faction « fayettiste » à laquelle appartenait aussi le « traître Lebrun » [30]. La faiblesse de la diplomatie française tient finalement à la précarité de ses acteurs, à Paris comme à l’étranger.
24La diplomatie républicaine se caractérise par la prolifération d’agents sur un même poste : le Comité de salut public, puis le Directoire, se servent d’émissaires de confiance pour surveiller les représentants officiellement nommés par le ministère. Ces multiples missions parallèles de surveillance d’un agent par un autre entraînent une méfiance réciproque des diplomates entre eux et suscite des dénonciations qui sont, en quelque sorte, commandées depuis Paris.
25Cependant, les dénonciations les plus nombreuses à l’encontre des agents diplomatiques sont spontanées, émanant des Français implantés de façon plus ou moins durable à l’étranger (voyageurs, marins, négociants), qui considèrent que leurs représentants sont investis d’une mission de diffusion des principes révolutionnaires. Ils dénoncent donc fréquemment l’agent qui n’a pas osé exposer les symboles de la République de façon assez ostentatoire, celui qui entretient des rapports trop étroits avec les cours étrangères, ou encore celui qui n’a pas su défendre au mieux leurs intérêts dans les affaires judiciaires multiples qui les mettent en cause à l’étranger. Ces lettres de dénonciation, dont les archives diplomatiques et consulaires abondent [31], illustrent exactement ce que Luc Boltanski a décrit : le dénonciateur tente de démontrer, par une rhétorique « d’objectivation et de distanciation » [32], que derrière ses intérêts personnels, c’est l’intérêt national (le commerce français) qui est lésé. En définitive, ces dénonciations de la pratique des agents diplomatiques apparaissent comme la conséquence de la définition fluctuante et contradictoire que l’on donne, sous la Révolution, de la diplomatie républicaine (outil au service des intérêts de la Grande Nation ou véhicule de la propagande révolutionnaire ?), ainsi que des pouvoirs, du rôle et du statut de ses agents.
26Ces dénonciations ont eu deux conséquences directes : d’une part, elles expliquent l’instabilité de la structure diplomatique, puisque rares sont les agents qui demeurent longtemps en poste dans un même lieu ; d’autre part, elles constituent un véritable handicap pour les négociations puisque les souverains étrangers refusent leur confiance à des agents toujours susceptibles d’être désavoués par leurs supérieurs.
27Pourtant, on peut également se demander si, paradoxalement, ces dénonciations n’ont pas permis une redéfinition de la diplomatie. L’historiographie classique a beaucoup insisté sur les débordements des « émissaires » révolutionnaires, qui auraient confondu diplomatie et propagande. Or, étant toujours susceptibles d’être dénoncés par leurs collègues ou par leurs compatriotes, les agents français n’avaient-ils pas besoin de prouver, par des démonstrations spectaculaires, leur engagement républicain ? Le caractère subversif de certains agents s’explique peut-être moins par un parti pris politique marqué que par cette situation extrêmement délicate à l’étranger. Reste que, pour se préserver des dénonciations et conserver leur poste, les diplomates républicains doivent, contrairement à leurs homologues et à leurs prédécesseurs, défendre leur statut et prouver leur compétence. C’est donc parce qu’ils doivent faire la preuve de leur légitimité et rendre des comptes qu’ils ont, dans une certaine mesure, contribué à la professionnalisation de la diplomatie.
28À l’encontre de la thèse d’un vice structurel du politique ou d’un symptôme d’une crise de la démocratie, on peut envisager la dénonciation comme le symptôme d’un régime « faible », neuf, de transition, qui ne disposerait pas de tous les relais pour imposer son autorité et mener la lutte contre ses ennemis. Il est alors demandé au citoyen de prendre en charge une partie de la surveillance que les agents de l’État ne peuvent seuls assumer. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est seulement sous le Directoire, et surtout sous le Consulat, avec Fouché et la constitution d’un ministère de la police structuré, que la réapparition des professionnels de la dénonciation (les indics) coïncide avec une nette diminution de la dénonciation privée. En ce sens, la dénonciation citoyenne recule à mesure que l’État se dote des moyens d’obtenir des informations sur les crimes et les suspects.
29D’autre part, la prolifération des dénonciations à l’échelle locale peut également apparaître comme une preuve de l’adhésion des citoyens à la Révolution, une sorte d’étape dans un processus d’apprentissage de la citoyenneté où la prise de parole inclut l’acte de dénonciation.
30Enfin, la crise de confiance à l’encontre du politique n’est peut-être que le résultat d’une crise identitaire, individuelle et collective, générée par les bouleversements considérables propres à tous les contextes révolutionnaires. La défiance de l’Autre, moteur de la dénonciation, ne serait alors que le produit de cette perte de repères et de cette incertitude globale qui caractérisent la période révolutionnaire.
Notes
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[*]
Doctorante en histoire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, prépare une thèse, sous la direction de J.-C. Martin, intitulée, Entre France et Italie : agents diplomatiques, information politique et circulation des nouvelles (1774-1804).
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L. Jaume, Le Discours jacobin et la démocratie, Paris, 1989, p. 209.
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[2]
É. Quinet, La Révolution, Paris, 1987, p. 522 : « Robespierre ne sut que […] s’orienter sur des fantômes. À force de les dénoncer, il les produit […]. On accorda tout à celui qui soupçonnait tout. »
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[3]
G. Walter, Actes du Tribunal révolutionnaire, Paris, 1986.
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[4]
J. Guilhaumou, « Fragments of a Discourse of Denunciation (1789-1794) », dans The Terror, 4. The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, K.M. Baker, C. Lucas et F. Furet dir., Oxford, 1994, p. 139-153.
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[5]
L.S. Mercier, Néologie ou Vocabulaire de Mots Nouveaux, à renouveler, ou pris dans des Acceptions nouvelles, Paris, 1801, p. 162-163 : « dénonciatueur : c’est celui qui révèle publiquement et authentiquement un délit qui trouble l’ordre social, et dont il apporte la preuve. L’accusateur public est celui qui en poursuit la punition devant les tribunaux. Sous l’Ancien Régime, le ministère fesait ou du moins, devait faire, l’exercice d’accusateur. Sous l’ère républicaine, tout citoyen, témoin d’un délit, doit en devenir le Dénonciateur. »
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[6]
C.-P. Delay d’Agier, Compte rendu à l’assemblée générale des représentants de la Commune, par M. Agier, au nom du comité des Recherches, le 30 novembre 1789, p. 4-5, cité par C. Lucas, « The theory and practice… », art. cité, p. 773.
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[7]
F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, Paris, 1967, t. IX, p. 1064, cité par L. Jaume, Le Discours jacobin…op. cit., p. 205.
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[8]
Archives parlementaires, 1re série (1787-1799), (= AP), J. Madival et E. Laurent éd., Paris, 1867-1908, t. XXX, p. 697-699 : « Loi sur la police de sûreté, la justice criminelle et l’instauration des jurés » (16 septembre 1791), titre VI, article 1.
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[9]
J.F. de La Harpe, « Diatribe sur les mots Délation, Dénonciation, Accusation », dans Le Mercure National, 19 décembre 1789, p. 95-111, cité par J. Guilhaumou, « Fragments of a Discourse of Denunciation … », art. cité, p. 142.
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[10]
A. de Baecque, Le Corps de l’histoire, Paris, 1993, p. 257-302 ; et P. Serna, « Pistes de recherches : du secret de la monarchie à la république des secrets », dans Secret et République (1795-1840), B. Gainot et P. Serna dir., Clermont-Ferrand, 2004, p. 13-37.
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[11]
T. Tackett, « Conspiracy obsession in a time of Revolution : French Elites and the Origins of the Terror, 1789-1792 », American Historical Review, 105-3 (2000), p. 691-713.
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[12]
A. Aulard, La Société des Jacobins. Recueil de documents pour l’histoire du club des Jacobins de Paris, Paris, 1889-1897, vol. 2, p. 29-31 : « Tous les membres se sont liés par un serment et ont promis de dénoncer sans ménagement tout ce qui leur paraîtrait contraire au bien public. »
-
[13]
E. Brémond-Poulle, La Dénonciation chez Marat : « L’Ami du peuple » (1789-1791), mémoire de maîtrise, F. Gauthier dir., Université de Paris 7, 2003.
-
[14]
T. Tackett, « Conspiracy obsession… », art. cité, p. 706 et p. 711-712.
-
[15]
AP, t. LXXIV, p. 304-305.
-
[16]
A. Boulant, « Le suspect parisien en l’an II », Annales historiques de la révolution française (= AHRF), 280 (1990), p. 187-197 ; J.-L. Matharan, « Les arrestations de suspects en 1793 et en l’an II : professions et répressions », AHRF, 263 (1986), p. 74-85 ; « Suspects / Soupçon / Suspicion : la désignation des ennemis (1789-1793) », dans Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), t. 1, Paris, 1985, p. 187-211 ; « Suspects… (1793-an III) », ibid., t. 4, 1990, p. 167-183.
-
[17]
C. Lucas, « The theory and practice… », art. cité, p. 783-784.
-
[18]
G. Walter, Actes du tribunal…op. cit., (introduction).
-
[19]
AP, t. LXI, p. 337.
-
[20]
AP, t. XCI, article 9 : « Tout citoyen a le droit de saisir et de traduire devant les magistrats les conspirateurs et les contre-révolutionnaires. Il est tenu de les dénoncer dès qu’il les connaît. »
-
[21]
B. Baczko, Thermidor ou comment sortir de la Terreur, Paris, 1989, p. 191?255.
-
[22]
Ce qui est tout à fait manifeste si l’on compare la nature des dénonciateurs en l’an II et en l’an III (AN, F7* 87-88, Registre d’enregistrement de la correspondance à l’arrivée du Comité de sûreté générale).
-
[23]
J.B. Legoff, Les Lettres de dénonciation à l’encontre des conventionnels pendant la Terreur et la Réaction thermidorienne, thèse inédite de l’École nationale des Chartes, soutenue en 2007.
-
[24]
L.A. de Saint Just, Œuvres complètes, Paris, 2004, « Rapport sur les factions de l’étranger », présenté au nom du Comité de salut public à la Convention nationale, 23 ventôse an II, p. 681.
-
[25]
AN, F7 4390 / 2, Mémoire signé Pio, 1er mai an II.
-
[26]
AN, F7 4434, Papiers de Fabre d’Églantine. Document anonyme et sans date intitulé, Aventures du chevalier Pio, commis au bureau de la guerre.
-
[27]
AN, W 305 A, d. 365, Dossier d’accusation contre Lebrun-Tondu : « Qu’en effet, il est notoire que Lebrun appelé au ministère par les Brissotins, les Girondistes, les Rolandistes tout puissants, à l’époque de sa nomination était pour ainsi dire l’âme du parti d’Orléans qu’il voulait mettre sur le trône, soit personnellement soit par un de ses fils, que pour faire appuyer ce parti par l’Angleterre, Lebrun, ministre des Affaires étrangères, n’a pas craint de laisser entrevoir au machiavel Pitt, l’espoir d’un démembrement de la France au profit du fils du tyran anglais. »
-
[28]
Ibid., PV de la séance du tribunal révolutionnaire condamnant à mort Lebrun, 7 nivôse an II.
-
[29]
AN, F7 477428, d. 3, Dénonciation du citoyen Cranvin au citoyen Arthur, section des Piques, 22 brumaire an II, et Tableau de dénonciation contre Mackau, comité de surveillance de la section Le Pelletier.
-
[30]
AN, F7 4644, Dossier personnel Chauvelin : Arrêté du Comité de salut public, 1er frimaire an II ; AN, F7 4644, d. 2, Dénonciation contre Chauvelin de Pio au comité de surveillance de la section des Piques, 30 brumaire an II ; AN, F7 4434, d. 1, Papiers Danton : Lettre de Chauvelin à Danton, 22 pluviôse an II.
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[31]
Ministère des Affaires étrangères (MAE) : les séries Correspondance politique et Personnel, dossiers individuels (volumes reliés).
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[32]
L. Boltanski, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 51 (1984), p. 3-40.