Notes
-
[*]
Directeur de recherche au Centre d’histoire de Sciences Po Paris.
-
[1]
Voir notamment, J. Keegan, Anatomie de la bataille, Paris, 1993.
-
[2]
V.D. Hanson, Carnage et Culture. Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Paris, 2002.
-
[3]
H. Drévillon, Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, 2007.
-
[4]
T. Camous, Orients. Occidents. 25 siècles de guerres, Paris, 2007.
-
[5]
C’est ce qu’attestent, dans le présent volume, les propos d’Hervé Drévillon, et ceux de Bernard Gainot sur les paniques.
-
[6]
Jean-Marc Largeaud le montre, dans ce volume.
-
[7]
Nous nous permettons de renvoyer, notamment, aux travaux du séminaire de recherches « Sorties de guerre des deux conflits mondiaux » qu’avec Bruno Cabanes nous animons depuis trois ans au Centre d’histoire de Sciences Po. Ces travaux ont fait l’objet d’un dossier de la revue Histoire@ Politique, 3 (automne 2007) [http:// www. histoire-politique. fr].
-
[8]
E.P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the 18th century », Past and Present, 50 (février 1971), p. 76-136.
-
[9]
Bruno Cabanes, le premier, a évoqué, à propos de la sortie de Première Guerre mondiale des soldats français, « l’économie morale de la démobilisation: […] l’ensemble des procédures de reconnaissance et de réparation en œuvre lors du retour des hommes » : B. Cabanes, « La démobilisation des soldats français », Les Cahiers de la paix, 7 (2000), p. 55-65 ; et G. Piketty, « Économie morale de la reconnaissance. L’ordre de la Libération au péril de la sortie de Seconde Guerre mondiale », Histoire@ Politique, 3 (automne 2007) [http:// www. histoire-politique. fr].
-
[10]
C. Barrois, Psychanalyse du guerrier, Paris, 1993, p. 261.
-
[11]
Une sorte de « gloire aux vaincus » avant la lettre, pour reprendre l’expression employée dans ce volume par Alfred Wahl.
-
[12]
G.L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, 1999.
-
[13]
« Démobilisations culturelles après la Grande Guerre », dossier dirigé par J. Horne, dans 14-18. Aujourd’hui. Today. Heute, 5 (2002), p. 41-157.
-
[14]
Voir dans le présent volume les propos d’Hervé Drévillon.
-
[15]
Pensons, par exemple, aux victoires de Pyrrhus sur les Romains à Héraclée (280 av. J.-C.) et Ausculum (279 av. J.-C.).
-
[16]
C’est ce que montre Bernard Gainot, dans le présent volume.
-
[17]
Ici encore, on peut se reporter aux propos de Bernard Gainot.
-
[18]
Pour reprendre l’expression employée dans ce volume par Bernard Gainot.
-
[19]
« Examen de conscience d’un Français », dans M. Bloch, L’Étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, Paris, 1990, p. 159-208.
-
[20]
Voir dans le présent volume les propos de Jean-Marie Le Gall.
-
[21]
Philippe Pétain, 13 et 17 juin 1940.
-
[22]
Voir le chapitre « Ciroyens-soldats », dans V.D. Hanson, Carnage et Culture, op. cit., p. 130-169.
-
[23]
Voir, pour ne citer que ce texte, la déclaration adressée par le général de Gaulle aux organisations de la Résistance intérieure au printemps 1942, dans C. de Gaulle, Discours et messages, I, Pendant la guerre 1940-1946, Paris, 1970, p. 205-207.
-
[24]
C. de Gaulle, La Discorde chez l’ennemi, Paris, 1924, rééd. dans Id., Le Fil de l’épée et autres écrits, Paris, 1999, p. 7-140.
-
[25]
Jean-Marie Le Gall l’étudié dans le présent volume.
-
[26]
H. Puiseux, Les Figures de la guerre. Représentations et sensibilités 1839-1996, Paris, 1997.
-
[27]
R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, 1990.
-
[28]
M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, 2001 (2e éd.), p. 181 : « Les mythes rappellent continuellement que des événements grandioses ont eu lieu sur la terre, et que ce “passé glorieux” est en partie récupérable. »
-
[29]
Le 22 avril 1941.
-
[30]
C. D’Aragon, Journal de guerre, 24 avril 1941, à paraître dans G. Piketty, Les Français des années noires, Paris, 2008.
-
[31]
Voir dans le présent volume les propos de Jean-Marc Largeaud et Alfred Wahl.
-
[32]
Car l’important était, surtout, de ne pas baisser les bras et de combattre, y compris au risque de la défaite.
-
[33]
Pour reprendre la distinction proposée et explicitée, notamment, par M. Walzer, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, Paris, 2006.
-
[34]
Et peut-être bientôt au retour d’Irak…
-
[35]
Voir dans le présent volume les propos de Jean-Marc Largeaud.
-
[36]
W. Schivelbusch, The Culture of Defeat. On National Trauma, Mourning and Recovery, New York, 2004.
1Après John Keegan [1], Victor Davis Hanson [2] ou, plus récemment, Hervé Drévillon [3] et Thierry Camous [4], pour ne citer qu’eux, l’importance pour l’historien de l’événement « bataille » n’est plus à démontrer. Il arrive cependant que les conflagrations guerrières recueillent une attention inégale selon que leur issue a été heureuse ou malheureuse. Comme le prouvent les interventions réunies dans le présent volume, la défaite mérite pourtant plus ample examen. Ce numéro d’Hypothèses invite à voyager sur près de vingt-quatre siècles. Il conduit à envisager des défaites variables dans le temps et dans l’espace, par la nature de la confrontation, guerrière ou sportive, de laquelle elles découlèrent, et par leurs conséquences. Il propose de les considérer avec les yeux des vaincus, bien sûr, mais aussi avec ceux des vainqueurs. L’étendue du champ ainsi étudié et la richesse des exposés présentés font de toute conclusion une véritable gageure. Aussi les lignes qui suivent ont-elles davantage vocation à revenir sur certains des axes de recherche évoqués dans ce numéro et à proposer quelques pistes de réflexion. Nous examinerons, tout d’abord, le vécu de la défaite par l’individu, combattant ou civil, qui la subit de plein fouet. Nous considérerons ensuite les tenants et aboutissants de la « sortie de défaite ». Nous en viendrons enfin à certaines des conséquences induites par la défaite aux plans militaire, politique et culturel. Faute de compétence scientifique sur la notion de défaite telle qu’elle est envisagée par les historiens du sport, nous l’étudierons essentiellement dans sa dimension militaire.
2Qu’il soit engagé sur le champ de bataille ou spectateur forcé de l’événement guerrier, l’individu vit la défaite dans son corps et dans son esprit. Se posent alors une série de questions notamment inspirées par les méthodes de l’anthropologie historique. Que deviennent les sociabilités combattantes entre « frères d’armes » dans de telles circonstances ? Il est permis de penser qu’elles survivent, dans un premier temps au moins. En effet, la solidarité du « groupe primaire » est d’autant plus nécessaire que la situation s’aggrave et que le trouble gagne les esprits, pour tenir le coup, résister à la peur et, si possible, échapper à la captivité ou à la mort. A contrario, la dissolution de ce lien vient parachever le basculement dans la débâcle [5]. Songeons, par exemple, à la retraite française de mai-juin 1940 puis aux centaines de milliers de soldats qui se laissèrent emmener en captivité sans tenter de réagir alors qu’ils n’étaient gardés, durant les premiers jours au moins, que par de petites escouades de soldats allemands. Pour le combattant confronté au vent de la défaite, la délicate question se pose de savoir à partir de quand le désastre est inévitable. Viennent ensuite ï’abattement et le dégoût, puis la recherche des causes et des responsables, avec en corollaire, fondé ou non, le sentiment de trahison. Qui s’intéresse à la défaite doit aussi se pencher sur le devenir de la figure de l’ennemi. Comment évoluent les représentations de cet ennemi, combattant ou civil, sous les armes ou prisonnier, de guerre civile ou non, à mesure que le sort des armes devient contraire ? Il convient également de s’interroger sur l’éventuelle transformation des gestes de la guerre. En d’autres termes, se bat-on et tue-t-on différemment dans le triomphe ou le désastre ? La violence de guerre a-t-elle tendance à diminuer ou devient-elle plus extrême selon que la défaite se profile ou non à l’horizon [6] ? Les atteintes au corps, les souffrances infligées ou subies sont-elles pires en situation de catastrophe ? Les atteintes traumatiques et les réponses psychiques qu’elles induisent changent-elles d’ampleur, voire pour ces dernières de nature, lorsqu’elles se produisent au fort d’un désastre ? Enfin, une attention particulière doit être accordée aux populations civiles plongées dans le tourbillon de la défaite. Qu’elles se lancent à corps perdu dans un exode ou se refusent à quitter leurs pénates, que le désastre national débouche ou non sur une occupation par l’ennemi vainqueur, id est sur des spoliations de toutes sortes, voire sur des massacres, sur la déportation et/ou le travail forcé, que l’éventuelle occupation suscite ou non une résistance ou une guerre de partisans, la catastrophe sur le champ de bataille ne laisse pas d’avoir de lourdes conséquences sur la vie des civils, qui méritent l’attention de l’historien.
3La problématique de « sortie de guerre » [7] prend une acuité particulière en situation de défaite. Quelles sont, en effet, les caractéristiques spécifiques de la période de transition entre guerre et paix au cœur d’un pays « vaincu » ? La question se pose, en premier lieu, de l’éventuelle déconstruction de la figure de l’ennemi « vainqueur ». Est-elle réellement possible et, le cas échéant, à quelles conditions ? Peut-on par exemple formuler l’hypothèse selon laquelle une telle déconstruction n’est envisageable qu’après que la distinction vainqueur-vaincu a perdu de son acuité, au risque sinon de faire de la figure de l’ennemi le ferment du sursaut et de la revanche espérés, id est de la guerre future ? La question du retour fournit également d’intéressantes pistes, qu’il s’agisse des civils ou des soldats, que ces derniers reviennent du front ou des camps de prisonniers. Comment reprend-on une vie intime - familiale, affective, amoureuse, sexuelle -, estudiantine, professionnelle après un désastre ? Dans le même temps, quelle forme d’« économie morale » [8] de la reconnaissance [9] peut être mise en place, et avec quelle ampleur, afin de convaincre les soldats vaincus que la « collectivité reconnaît sa dette et que les années de souffrances, inscrites dans leur chair et leur esprit, reçoivent un sens » [10] malgré la catastrophe ? Pensons par exemple aux Croix de la Légion d’honneur, Médailles militaires et Croix de guerre, généreusement accordées par le gouvernement de Vichy aux officiers et soldats français engagés dans la malheureuse campagne de mai-juin 1940 [11]. Par ailleurs, que deviennent normalisation et pacification à l’épreuve de la sortie de défaite et selon que les individus ont vécu des expériences contrastées (combat, déplacement forcé, emprisonnement, déportation, etc.) ? Le concept de « brutalisation », proposé par George Mosse [12], fournit à cet égard un intéressant cas d’étude. On peut, en effet, se demander si la sortie de « défaite » est ou non propice à l’extension de la « brutalisation » car fragilisant les anciens combattants et, plus largement, le corps social. Le délicat sujet de la mort et du deuil mérite aussi d’être analysé à la lumière de l’événement guerrier malheureux. À la suite de John Horne [13], il convient d’examiner la « démobilisation culturelle » mise en œuvre à la suite d’une défaite, le cas échéant d’un désastre. Quels en sont les voies et moyens, quelles formes symboliques prend-elle, quels aléas connaît-elle en fonction des expériences de guerre et des contextes de retour ? L’enjeu est d’importance, car il conditionne les processus spécifiques d’épuration et de reconstruction, mais également de récit et de formation de mémoires sur lesquels nous reviendrons. Enfin, une attention particulière doit être accordée aux rescapés et aux héritiers de la défaite. Comment se reconstruire après avoir supporté les souffrances provoquées par un conflit qui a débouché sur un désastre ? Comment se remettre des traumatismes ainsi engendrés ?
4Par-delà le retour, la question se pose de tirer toutes les conséquences de la catastrophe. Au plan militaire, tout d’abord [14]. Rappelons au passage que la distinction victoire-défaite peut prêter à discussion. Des victoires furent en réalité, et demeurent pour l’éternité, des défaites [15], tandis qu’à l’inverse certaines défaites s’avérèrent des victoires [16]. De tout temps, les vaincus, lorsqu’ils étaient lucides et honnêtes, se sont interrogés sur les causes militaires de leur défaite afin d’en tirer les leçons en matière de recrutement et d’organisation militaires, d’armement et de formation technique, ainsi qu’en termes tactique et stratégique. Afin, si possible, de corriger le tir. Afin, plus encore, que la défaite du moment forme le terreau de la victoire future. Il arriva quelquefois que cette réflexion présente une dimension « coup de poignard dans le dos », ou comporte en filigrane une question sur le génie et/ou sur le pouvoir de décision [17]. Bien sûr, la problématique inverse fut examinée par les vainqueurs, soucieux de faire en sorte que leur suprématie ne soit pas mise en cause. Songeons par exemple aux conditions terribles imposées par l’Allemagne nazie à la France vaincue selon les termes de l’armistice de juin 1940.
5Il appartient également au vaincu d’envisager sa défaite comme un événement politique, en particulier lorsqu’il s’est agi d’une « défaite décisive » [18]. Intervient alors, en premier lieu, la recherche de responsabilité – trahison, corruption, impéritie. En allant quelquefois jusqu’à l’invocation du « destin » ou la stigmatisation du bouc émissaire. Il arrive aussi qu’une remise en cause fondamentale soit provoquée par le désastre. Il n’est, pour en juger, que de relire le magistral « examen de conscience d’un Français » proposé par Marc Bloch dans son Étrange défaite [19]. Certaines catastrophes marquent tout simplement la fin d’un monde. Il est aussi des défaites qui tournent à la débâcle et dont les survivants saisissent l’occasion pour faire table rase du passé récent. Ainsi de la France après 1870-1871 qui, le regard tourné vers la « ligne bleue des Vosges », fit fond sur la défaite pour établir un nouveau régime qui liait patriotisme et République, et faisait de la revanche à préparer un moteur de sa consolidation. Ainsi, dans un genre différent, de Philippe Pétain et de ceux qui lui emboîtèrent le pas en 1940 afin d’en finir avec la « Gueuse ». En toile de fond cette fois, le projet de régénérer le pays par une sorte de retour aux sources et, peut-être aussi, la notion de « royauté sacrificielle » [20]. Songeons au vieux Maréchal qui fit « à la France le don de (s)a personne pour atténuer son malheur » [21].
6D’autres défaites provoquent le retour sur eux-mêmes d’un État et d’un peuple décidés à réagir pour forcer la victoire. Un bon exemple en est donné par la République romaine après que ses armées avaient été une nouvelle fois écrasées par Hannibal, à Cannes, le 2 août 216 av. J.-C. Rome se releva en devenant plus que jamais elle-même et finit victorieuse [22]. Songeons également à Charles de Gaulle en 1940 qui, après avoir réduit la débâcle française à la simple dimension d’une bataille perdue dans la guerre mondiale, provoqua le sursaut français libre puis rallia progressivement la Résistance intérieure à sa bannière, en assignant à celles et ceux qui l’avaient rejoint des objectifs dépassant la seule dimension militaire et touchant bien plus à la rénovation politique, économique et sociale de la France [23]. Pensons enfin à Pierre Mendès France, appelé au pouvoir après Dien Bien Phu, qui saisit l’occasion de cette défaite pour mettre en œuvre des conceptions et une pratique du pouvoir bien particulières, et entreprit ce qu’il estimait être l’indispensable réforme de la France. En poussant le trait probablement un peu loin, il est même permis de se demander si l’aura qui, aujourd’hui encore, entoure PMF n’est pas d’abord liée à sa remarquable gestion de la défaite subie par les forces françaises dans la cuvette indochinoise.
7L’analyse politique peut également porter sur la défaite de l’autre, de l’ennemi ou du voisin. Pour l’observateur lucide, il convient en effet de tirer tous les enseignements d’un tel événement. Ainsi, par exemple, du capitaine de Gaulle qui, prisonnier de guerre, observa de l’intérieur la défaite du IIe Reich. Il en tira une série de conférences puis un ouvrage, La Discorde chez l’ennemi, dans lequel il exposa ce que devaient être à ses yeux les rapports entre pouvoir politique et responsables militaires, proposant au passage, quelque quinze années à l’avance, une analyse du désastre français de 1940 [24]. Plus largement, surgissent les questions de l’exploitation politique de sa victoire par le vainqueur, des droits de ce dernier sur le vaincu. Songeons, par exemple, aux lendemains de Pavie [25] ou aux rapports entre la France et l’Allemagne engagées au début du xxe siècle dans ce que certains contemporains ont appelé une « guerre de trente ans » scandée par les déflagrations de 1918, 1940 et 1945.
8Il importe, enfin, de considérer le jeu des représentations qui s’attachent aux défaites, entendues cette fois comme événements culturels, et véhiculées par le truchement de traces quelquefois délibérément conservées, d’images [26] et de récits, de légendes et de mythes. Dans ce jeu, la défaite, comme la victoire, fait le plus souvent césure. Il y a bien un « avant » et un « après » désastre, et donc un « âge d’or » correspondant aux temps heureux qui ont précédé la défaite, ou bien un « âge d’or » auquel celle-ci pourrait donner naissance. Il n’est, pour en juger, que de relire, par exemple, les écrits de Raoul Girardet sur la défaite de 1940 et le mythe de l’âge d’or en France [27].
9Des défaites mythiques s’imposent alors à l’esprit [28], dont les exemples abondent. Citons simplement celui des Thermopyles qui figurent en bonne place dans le Journal de guerre du résistant Charles d’Aragon, à la date du 24 avril 1941 :
« Une partie de l’armée grecque a capitulé [29]. Le reste tient bon aux environs d’Athènes et en Morée. Le roi Georges et son gouvernement sont en Crète. Ce qui reste d’armée est décidé à mourir autour de son roi ou à lutter jusqu’à la victoire. Il y a deux raisons pour mourir à la guerre, l’espoir de la victoire et la volonté de mériter sur sa tombe l’inscription qui ornait celle de Léonidas : “Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts pour obéir à ses saintes lois.”
La Grèce antique et la Grèce moderne se rejoignent superbement. Quoi qu’il arrive, l’honneur de la Grèce vivra.
J’écris ces lignes dans un pays dont l’honneur est mort et qui n’a même plus la force de n’être plus ridicule. Dérision d’applaudir aux grandes actions quand on est confiné dans la médiocrité ! » [30]
11Aux yeux d’Aragon, pionnier de l’armée des ombres qui s’efforçait de s’orienter au tout début des années noires, les Thermopyles symbolisaient les défaites qui furent en réalité des victoires. Très concrètement, car le temps ainsi gagné et le sursaut provoqué se trouvèrent à l’origine du succès final. Et plus encore à titre symbolique, car la défaite militaire, totale, fut malgré tout synonyme de victoire sur soi, de victoire « morale » [31], et donc de victoire pour l’avenir [32]. Il y aurait ainsi des défaites « justes » comme il y a des guerres « justes » [33].
12À l’inverse, certains désastres empoisonnent le champ des représentations pendant des années, voire des décennies. Pensons à la France d’après 1945 qui ne cesse de porter 1940 et ses conséquences comme l’envers maudit des jours glorieux de la Libération, et ce quoi qu’en aient affirmé le général de Gaulle, les Français libres et nombre de résistants de l’intérieur. Pensons également aux États-Unis au sortir de la guerre du Vietnam [34].
13Plus modestement, mais très essentiellement et régulièrement, certaines représentations de la défaite ne laissent pas de poser question chez le vaincu, comme d’ailleurs chez nombre d’observateurs, en ce qu’elles interpellent son modèle, les représentations qu’il s’est forgées de lui-même par le passé et pour l’avenir [35]. Ainsi des ex-États confédérés après leur défaite en 1865, comme l’a montré Wolfgang Schivelbusch dans son stimulant essai [36]. Ainsi, également, de la France d’après 1870-1871. Songeons à la fondation par Émile Boutmy et les siens de l’École libre des sciences politiques, sur le modèle prussien, afin de former les élites susceptibles de préparer et conduire la revanche. De ces jeux de représentations découlent, en tout état de cause, des mémoires éventuellement douloureuses et bien souvent évolutives.
14Quoi qu’en aient pensé les contemporains, vaincus ou vainqueurs, l’ombre d’une défaite est longue à s’effacer, si tant est d’ailleurs qu’elle puisse s’estomper tout à fait. Au moment où le désastre se produit, il est synonyme pour celles et ceux qui le vivent de souffrances et de traumatismes spécifiques. La situation de « perdant » induit une sortie de conflit – ou de compétition – bien particulière. Qu’il s’agisse de l’analyser sous le coup de l’événement ou par la suite, la défaite débouche sur une série de débats, voire de remises en cause profondes, desquels le pays ou le camp vaincu sort le plus souvent transformé. Traces, représentations et mémoires jouent et rejouent ensuite, pour les rescapés, d’abord, puis leurs héritiers. Force est ainsi de constater, après Marc Bloch et au terme de ce volume, que l’étrangeté de la défaite a encore de beaux jours devant elle dans le champ scientifique. En rappelant toutefois qu’un désastre, militaire ou sportif, est le plus souvent générateur de crises et d’évolutions, et donc de sujets d’étude variés, mais qu’il est également synonyme de complexité. Autant d’invites à l’analyser dans le temps long et dans une perspective pluridisciplinaire.
Notes
-
[*]
Directeur de recherche au Centre d’histoire de Sciences Po Paris.
-
[1]
Voir notamment, J. Keegan, Anatomie de la bataille, Paris, 1993.
-
[2]
V.D. Hanson, Carnage et Culture. Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Paris, 2002.
-
[3]
H. Drévillon, Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, 2007.
-
[4]
T. Camous, Orients. Occidents. 25 siècles de guerres, Paris, 2007.
-
[5]
C’est ce qu’attestent, dans le présent volume, les propos d’Hervé Drévillon, et ceux de Bernard Gainot sur les paniques.
-
[6]
Jean-Marc Largeaud le montre, dans ce volume.
-
[7]
Nous nous permettons de renvoyer, notamment, aux travaux du séminaire de recherches « Sorties de guerre des deux conflits mondiaux » qu’avec Bruno Cabanes nous animons depuis trois ans au Centre d’histoire de Sciences Po. Ces travaux ont fait l’objet d’un dossier de la revue Histoire@ Politique, 3 (automne 2007) [http:// www. histoire-politique. fr].
-
[8]
E.P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the 18th century », Past and Present, 50 (février 1971), p. 76-136.
-
[9]
Bruno Cabanes, le premier, a évoqué, à propos de la sortie de Première Guerre mondiale des soldats français, « l’économie morale de la démobilisation: […] l’ensemble des procédures de reconnaissance et de réparation en œuvre lors du retour des hommes » : B. Cabanes, « La démobilisation des soldats français », Les Cahiers de la paix, 7 (2000), p. 55-65 ; et G. Piketty, « Économie morale de la reconnaissance. L’ordre de la Libération au péril de la sortie de Seconde Guerre mondiale », Histoire@ Politique, 3 (automne 2007) [http:// www. histoire-politique. fr].
-
[10]
C. Barrois, Psychanalyse du guerrier, Paris, 1993, p. 261.
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[11]
Une sorte de « gloire aux vaincus » avant la lettre, pour reprendre l’expression employée dans ce volume par Alfred Wahl.
-
[12]
G.L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, 1999.
-
[13]
« Démobilisations culturelles après la Grande Guerre », dossier dirigé par J. Horne, dans 14-18. Aujourd’hui. Today. Heute, 5 (2002), p. 41-157.
-
[14]
Voir dans le présent volume les propos d’Hervé Drévillon.
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[15]
Pensons, par exemple, aux victoires de Pyrrhus sur les Romains à Héraclée (280 av. J.-C.) et Ausculum (279 av. J.-C.).
-
[16]
C’est ce que montre Bernard Gainot, dans le présent volume.
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[17]
Ici encore, on peut se reporter aux propos de Bernard Gainot.
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[18]
Pour reprendre l’expression employée dans ce volume par Bernard Gainot.
-
[19]
« Examen de conscience d’un Français », dans M. Bloch, L’Étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, Paris, 1990, p. 159-208.
-
[20]
Voir dans le présent volume les propos de Jean-Marie Le Gall.
-
[21]
Philippe Pétain, 13 et 17 juin 1940.
-
[22]
Voir le chapitre « Ciroyens-soldats », dans V.D. Hanson, Carnage et Culture, op. cit., p. 130-169.
-
[23]
Voir, pour ne citer que ce texte, la déclaration adressée par le général de Gaulle aux organisations de la Résistance intérieure au printemps 1942, dans C. de Gaulle, Discours et messages, I, Pendant la guerre 1940-1946, Paris, 1970, p. 205-207.
-
[24]
C. de Gaulle, La Discorde chez l’ennemi, Paris, 1924, rééd. dans Id., Le Fil de l’épée et autres écrits, Paris, 1999, p. 7-140.
-
[25]
Jean-Marie Le Gall l’étudié dans le présent volume.
-
[26]
H. Puiseux, Les Figures de la guerre. Représentations et sensibilités 1839-1996, Paris, 1997.
-
[27]
R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, 1990.
-
[28]
M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, 2001 (2e éd.), p. 181 : « Les mythes rappellent continuellement que des événements grandioses ont eu lieu sur la terre, et que ce “passé glorieux” est en partie récupérable. »
-
[29]
Le 22 avril 1941.
-
[30]
C. D’Aragon, Journal de guerre, 24 avril 1941, à paraître dans G. Piketty, Les Français des années noires, Paris, 2008.
-
[31]
Voir dans le présent volume les propos de Jean-Marc Largeaud et Alfred Wahl.
-
[32]
Car l’important était, surtout, de ne pas baisser les bras et de combattre, y compris au risque de la défaite.
-
[33]
Pour reprendre la distinction proposée et explicitée, notamment, par M. Walzer, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, Paris, 2006.
-
[34]
Et peut-être bientôt au retour d’Irak…
-
[35]
Voir dans le présent volume les propos de Jean-Marc Largeaud.
-
[36]
W. Schivelbusch, The Culture of Defeat. On National Trauma, Mourning and Recovery, New York, 2004.