Hypothèses 2005/1 8

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Article de revue

Historiographie comparée de l'esclavage

Rome et le Nouveau Monde

Pages 203 à 212

Notes

  • [1]
    Prépare une thèse d’histoire ancienne intitulée Historiographie comparée de l’esclavage : Rome et le Nouveau Monde, à l’Université Paris 7 Denis-Diderot, sous la direction de Jean-Pierre Vallat.
  • [2]
    Les réflexions que je présente ici sont le résultat d’une première année de recherche. On n’en attendra donc pas de conclusion définitive mais un exposé des pistes actuelles.
  • [3]
    M. I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, 1981 (1re éd. 1979).
  • [4]
    H. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Aalen, 1974, (1re éd. 1847).
  • [5]
    M. I. Finley, op. cit., p. 78-85. Il s’agit là du congrès international d’histoire et plus précisément d’une séance consacrée à l’esclavage antique.
  • [6]
    J. Andreau et R. Étienne, « Vingt ans de recherches sur l’archaïsme et la modernité des sociétés antiques », Revue des Études Anciennes, LXXXVI (1984), p. 55-83.
  • [7]
    A. Carandini, Settefinestre : una villa schiavistica nell’Etruria romana, Modène, 1985.
  • [8]
    Pour un guide bibliographique très complet, utiliser l’essai de P. Kolchin placé en appendice de son ouvrage : American slavery, 1619-1877, New York, 2003 (1re 1999).
  • [9]
    R. Fogel, S. Engerman, Time on the cross, Boston, 1974.
  • [10]
    Parmi de nombreux ouvrages : P. Curtin, The Rise and Fall of the Plantation Complex, Essays in Atlantic history, Cambridge, 1990, qui propose une vision globale de l’économie de plantation, avec une typologie précise ; P. Kolchin, Unfree labor : American Slavery and Russian Serfdom, Cambridge (Mass.), 1988 ; O. Patterson, Slavery and social Death : a comparative Study, Cambridge (Mass.), 1983, ouvrage jusqu’à aujourd’hui considéré comme la tentative la plus aboutie d’approche globale de l’esclavage.
  • [11]
    On citera notamment R. Blackburn, The Making of New World Slavery : from the Baroque to the Modern 1492-1800, Londres, 1998.
  • [12]
    Dans les grands ensembles géographiques comme les États-Unis ou le Brésil, les différences locales sont très importantes ; le type de production et de la taille des plantations, notamment, créent une grande diversité dans le quotidien des esclaves et des maîtres, et influent sur leurs relations.
  • [13]
    J. Miller, Slaver : a Worldwide bibliography, New York, 1985.
  • [14]
    Op. cit.
  • [15]
    R. Blackburn, op. cit.
  • [16]
    P. Kolchin, op. cit.
  • [17]
    M. Finley, op. cit., p. 13.
  • [18]
    U. Philips, American Negro slavery, a survey of the supply, employment and control of Negro labor as determined by the Plantation régime, New York, 1918. Précisons que cet ouvrage est resté une référence jusque dans les années cinquante.
  • [19]
    Les immenses plantations de canne à sucre inspirées du modèle de Saint-Domingue qu’on trouve en Louisiane s’opposent par exemple aux plantations de tabac de Caroline du Nord, aux dimensions généralement plus modestes.
  • [20]
    U. Phillips, op. cit., et la tradition historiographique qu’il représente.
  • [21]
    P. Curtin, op. cit.
  • [22]
    U. Philips, op. cit.
  • [23]
    S. Elkins, Slavery : A problem in American institutional life, Chicago, 1959.
  • [24]
    Sambo est l’archétype de l’esclave noir qui possède toutes les tares que les Blancs lui ont attribuées depuis le début de la traite : la paresse, la lâcheté, des pulsions sexuelles incontrôlables notamment.
  • [25]
    C’est d’ailleurs toute la période de la guerre de Sécession, chez les Blancs comme chez les Noirs qui ne cesse d’être d’actualité. Des ouvrages historiques aussi bien que des romans ou des enquêtes de journalistes qui participent un peu des deux et traitent essentiellement de la mémoire sont régulièrement en tête des ventes. Les exemples sont très nombreux, un des meilleurs étant sans doute l’ouvrage de T. Horwitz, Confederates in the Attic, New York, 1998, qui a obtenu le prix Pulitzer.
English version

1L’idée de comparer les formes d’esclavage connues dans la Rome antique et le Nouveau Monde est née de la constatation des liens complexes qui existent entre elles. Les nombreuses références des planteurs du Nouveau Monde, notamment ceux des États-Unis, au monde classique en général, et à Rome en particulier, sont un exemple de ces liens. Elles vont de l’architecture résolument classique des maisons de planteurs à la justification morale offerte par le précédent antique dans le cadre des débats qui opposent les défenseurs de l’esclavage à ceux qui le condamnent. D’autre part, la réflexion sur les formes de l’esclavage antique s’appuie sur les exemples puisés dans le Nouveau Monde, notamment dans la comparaison menée entre villa esclavagiste et plantation.

2Le lien le plus fort est la notion d’esclavage elle-même, mais c’est aussi le plus délicat à aborder. Cette difficulté tient à la grande élasticité de sa définition. La variété des situations que l’on regroupe sous ce même nom crée une confusion certaine. L’aspect sur lequel je vais insister ici est celui des problèmes soulevés par la place des formes d’esclavages pratiquées à Rome et dans le Nouveau Monde au sein du cadre très large que constitue la définition de l’esclavage. Il s’agit donc de se demander jusqu’à quel point ces deux formes sont deux manifestations comparables du même fait esclavagiste, si elles constituent un groupe à part entière au sein des différentes formes d’esclavage, ou si elles sont radicalement différentes.

3Rome et le Nouveau Monde sont les pivots du présent travail comparatif. Il est donc utile de commencer par les détailler et énoncer les aspects comparables et les principales différences, déjà observés. Ensuite je proposerai ce que je vois comme une méthode prometteuse pour atteindre les principaux objectifs : définition des deux formes d’esclavage, l’une par rapport à l’autre, ainsi que dans le cadre de l’esclavage en général [2].

4Avant de revenir plus précisément sur la comparaison proprement dite, il paraît opportun d’en préciser les termes. Cet aperçu historiographique ne se veut pas exhaustif, il a pour but de mettre en perspective la pratique du comparatisme sur le thème de l’esclavage en histoire ancienne et en histoire moderne.

5Dans Esclavage antique et idéologie moderne[3], Moses Finley définit cinq sociétés véritablement esclavagistes : la Rome et l’Athènes classiques, ainsi que le sud des États-Unis, le Brésil et les Caraïbes. Cette analyse fait écho à un sentiment de parenté qui remonte à l’implantation de l’esclavage dans les colonies du Nouveau Monde. Le premier représentant de cette tradition est l’historien Henri Wallon, auteur en 1847 d’une Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité qu’il ouvre par un long chapitre introductif sur l’esclavage dans les colonies [4]. Cette œuvre, qui s’inscrit résolument dans le courant abolitionniste, place l’historiographie de l’esclavage antique sous le signe des conflits idéologiques qui la caractérisent encore. La synthèse de Moses Finley, presque un siècle plus tard, retrace cette longue histoire de luttes – avec un apogée au congrès de Stockholm en 1960 [5] – et son travail décrit parfaitement l’évolution du discours historique sur cette question.

6Au fil du temps, l’esclavage a été considéré comme un élément important de l’économie antique que l’on devait tenter d’appréhender en dehors des questions de morale ou d’idéologie. Un article de Jean Andreau et Robert Étienne souligne cette évolution de l’histoire de l’économie antique, qui tend entre autres à déterminer plus précisément l’ampleur du phénomène esclavagiste dans l’Antiquité [6]. Il s’agit de montrer quelles régions ont connu un type d’esclavage qui permette de qualifier l’économie romaine d’esclavagiste. On assiste clairement à un glissement des débats centrés sur les jugements moraux que l’existence incontestée de l’esclavage permettait de porter sur la civilisation ancienne à une volonté de mieux connaître ce phénomène dans ses expressions les plus concrètes et les plus quotidiennes. Cette nouvelle orientation a été marquée par plusieurs projets significatifs qui ont abouti à une connaissance plus exacte de la réalité de l’esclavage à Rome. L’essentiel de cet effort a porté sur le fonctionnement du monde rural de l’Italie romaine. Les travaux d’Andrea Carandini sur la villa de Settefinestre illustrent les débuts de cette tendance [7].

7Ce tournant pris en direction d’une histoire plus strictement économique a permis de cerner des zones où la pratique de l’esclavage semble moins courante que ce que l’on avait considéré jusque-là comme acquis. Ainsi plusieurs piliers de l’historiographie de l’esclavage antique se trouvent-ils ébranlés à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt : l’existence d’une économie rurale essentiellement centrée sur le travail servile est fortement remise en question. Actuellement les seules régions de l’empire considérées comme des sociétés esclavagistes sont l’Italie et la Sicile du premier siècle av. J.-C. et des deux premiers siècles de notre ère. Ailleurs, il n’existe pas assez de preuves matérielles suffisantes pour affirmer la prépondérance du travail servile dans le domaine agricole. Pour notre propos, on retiendra que l’histoire de l’esclavage à Rome se trouve alors fortement liée à celle de l’économie du monde rural romain, mais dans certaines zones géographiques seulement. La villa, en tant qu’unité d’exploitation aussi bien que centre de la vie rurale en est une des clefs ainsi qu’un des objets de débat essentiels.

8Si la tendance historiographique qui prévaut en histoire ancienne a vu une attention plus grande portée aux aspects strictement économiques de l’esclavage, elle ne s’est pas dissociée pour autant de la tradition comparatiste présente depuis Henri Wallon. Par exemple, la publication définitive des recherches d’Andrea Carandini et de son équipe sur la villa de Settefinestre se termine par une comparaison avec les plantations du sud des États-Unis d’avant la guerre de Sécession. Mais cet exemple constitue une forme d’exception dans la mesure où les comparaisons se font de préférence au sein de l’histoire ancienne, entre plusieurs régions de l’empire romain, ou entre Rome et l’Athènes classique.

9Pour la recherche concernant l’histoire de l’esclavage dans le Nouveau Monde à l’époque moderne, la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt marquent également un tournant. Plutôt qu’une atténuation des conflits idéologiques que la permanence des conflits raciaux ne permet pas, il s’agit d’une explosion quantitative de la production scientifique [8]. On peut toutefois dire que par rapport à la période précédente, on met moins l’accent sur les questions de rentabilité économique de l’esclavage, et l’on s’attache d’avantage à décrire l’institution du point de vue des esclaves. L’accueil très défavorable fait au Time on the Cross de Stanley Fogel et Robert Engerman en 1974 [9], qui est exclusivement consacré à une évaluation de l’efficacité économique du travail servile, marque le début d’une période où l’on se consacre plus volontiers aux aspects culturels et sociaux de l’esclavage. Pour notre propos, on retiendra surtout que c’est à partir des années quatre-vingt que naît un intérêt très grand pour une approche comparatiste. Jusque-là, l’esclavage avait surtout été envisagé dans des perspectives nationales et il existait peu d’études comparatives entre les formes d’esclavage connues au Brésil, dans les Caraïbes et aux États-Unis. Les œuvres capitales d’Orlando Patterson, de Philipp Curtin, puis de Peter Kolchin [10] consacrent l’idée que l’esclavage du Nouveau Monde ne saurait se comprendre hors d’un contexte continental américain, voire atlantique.

10On notera cependant, au sein de cette tendance comparatiste, une préférence pour son emploi dans un cadre endogène, l’essentiel des comparaisons se faisant notamment dans le cadre du continent américain. Ainsi se sont multipliées les études comparant les systèmes esclavagistes du sud des États-Unis, du Brésil, et des Caraïbes. Plus récemment, on assiste à une collaboration accrue des africanistes et des américanistes, dans le but de mieux connaître le statut des esclaves africains en amont de la vente aux marchands européens [11]. De fait, la connaissance accrue des spécificités de chaque ensemble national, voire local [12], a d’une certaine manière contraint beaucoup d’historiens à utiliser les méthodes ou le vocabulaire comparatistes qui leur permettent de continuer à traiter l’esclavage comme un ensemble, tout en tenant compte des importantes variations locales. Cette montée en puissance des approches comparatistes a beaucoup enrichi la connaissance de l’esclavage à l’époque moderne. Depuis 1985, Joseph Miller a même édité une bibliographie générale de l’esclavage, actualisée chaque année dans la revue Slavery and Abolition[13]. D’une certaine manière, cet ouvrage, qui recense des travaux concernant toutes les périodes historiques, témoigne d’une forte tendance à envisager l’histoire de l’esclavage dans sa globalité.

11À mon sens, l’évolution récente de l’historiographie de l’esclavage à l’époque moderne conduit à penser que l’histoire de l’esclavage ne peut faire l’économie de l’approche comparatiste. Elle n’existe en effet que par l’utilisation arbitraire d’un même terme qui recoupe des réalités très éloignées et différentes ; toutefois, ces réalités possèdent une caractéristique commune suffisamment importante et présentent des similitudes fondamentales pour être désignées par un seul et même nom : esclavage. Ainsi, quelle que soit la période concernée, certains thèmes sont toujours présents : quels sont les critères de définition d’une société esclavagiste ? Quelles sont les conditions d’apparition et de disparition d’une société esclavagiste ? Peut-on parler d’économie esclavagiste ?

12Le groupe des cinq sociétés « véritablement » esclavagistes proposées par Finley présente des points communs précis. Le lien le plus fort est à rechercher dans le fait que ces deux mondes pratiquent un esclavage à dominante agricole, c’est-à-dire que l’agriculture constitue au sein de ces sociétés l’activité la plus importante employant des esclaves. C’est ce qui les distingue le plus clairement des autres sociétés esclavagistes, selon Orlando Patterson [14]. Les thèmes de la modernité ou de l’archaïsme de l’économie esclavagiste de plantation sont également communs aux réflexions antiquisantes et modernistes. Il sera notamment intéressant de comparer les débats autour du degré de complexité de l’économie antique à ceux qui existent encore à propos de la nature de l’économie esclavagiste du sud des États-Unis.

13La question de l’existence d’un modèle universel de société esclavagiste fondé sur l’élément clef que représente la plantation de l’époque moderne est également commune. Cette réflexion dépasse le cadre strict de l’histoire économique. En effet, la plantation comme la villa sont à la fois les centres culturels, les cadres de la vie sociale et les centres du pouvoir de la société esclavagiste. Au stade actuel de mon travail, je tente de cerner les thèmes qui vont servir d’axes de comparaison. Je cherche notamment à repérer les orientations principales de la recherche sur la villa et sur la plantation depuis la fin des années soixante-dix.

14Ces points de contact permettent de suivre en parallèle deux types de productions scientifiques différentes partageant des interrogations communes. De la même manière que la comparaison des systèmes du Nouveau Monde a permis de mieux connaître l’esclavage, je pense pouvoir encore approfondir la réflexion en y associant l’histoire ancienne.

15Le problème posé par l’énorme diversité des réalités désignées par le nom d’esclavage ne fait que croître avec l’étude plus approfondie des réalités africaines [15]. Plus que jamais, il existe un risque d’amalgame qui rend nécessaire une approche comparatiste. Le travail de Peter Kolchin [16] souligne cette difficulté en montrant quelles grandes similitudes on peut trouver entre le servage russe et l’esclavage américain. La méthode comparatiste devrait ici permettre de préciser un point particulièrement délicat de la définition de l’esclavage. La frontière entre servage et esclavage est en effet un problème qui touche aussi l’histoire ancienne, notamment dans l’Antiquité tardive, lorsqu’on cherche à déterminer avec précision la disparition de la pratique de l’esclavage.

16Les différences existant entre ces deux formes d’esclavage sont importantes, et elles sont essentielles pour déterminer jusqu’à quel point il est légitime de les associer. La question de la race est un élément qui est propre à l’esclavage dans le Nouveau Monde. Il s’agit d’une différence historique importante, puisque la vie des esclaves s’en trouve fortement influencée. En effet, la barrière de la couleur renforce celle qui sépare l’homme libre de l’esclave et rend toute tentative d’évasion beaucoup plus difficile. C’est aussi une différence historiographique notable, car elle implique des enjeux idéologiques comme le racisme qui sont nettement moins présents en histoire ancienne. L’affranchissement, dont la pratique à grande échelle caractérise l’esclavage romain, constitue également une grande différence. On peut d’ailleurs associer ce point au précédent, en effet, l’absence de barrière de couleur joue beaucoup dans l’apparente facilité avec laquelle les affranchis se fondent dans la société romaine.

17Une autre différence majeure réside dans l’état des connaissances permis par la qualité des sources dont disposent les historiens des deux périodes. L’ensemble des recherches portant sur le détail de la vie quotidienne des esclaves ou les tentatives d’imaginer leur vision de l’institution, qui existent en histoire moderne, ne sont pas envisageables en histoire ancienne.

18Bien que les différences soient importantes, le lien entre l’esclavage antique et moderne dans le domaine de l’agriculture est particulièrement fort. Il s’exprime notamment à travers les notions de plantation et de villa. La plantation est la structure qui caractérise l’esclavage du Nouveau Monde. Même si la villa romaine n’est plus aujourd’hui considérée comme une version antique de celle-ci, leurs points communs sont les pierres angulaires du rapprochement entre ces deux systèmes qu’opèrent la plupart des ouvrages traitant de l’esclavage dans sa globalité. J’ai donc choisi d’organiser ma réflexion méthodologique autour de ces deux structures.

19Moses Finley estime que l’on peut « pour les besoins de l’analyse, […] établir une distinction approximative et en partie artificielle entre une conception morale ou spirituelle et une conception sociologique du processus historique » [17]. À propos de la plantation et de la villa, l’impact de cette distinction entre approche « morale » et « économique » est le suivant, le débat est structuré par quatre notions, deux « couples », rentabilité / non-rentabilité de l’économie esclavagiste ; bienfait civilisateur / crime contre l’humanité. Le débat sur l’abolition semble s’être occupé des deux couples de façon paritaire, mais depuis la fin de l’esclavage, les débats se concentrent sur l’aspect économique. Il est en effet acquis pour tous que le système esclavagiste qui sous-tendait l’économie de plantation est monstrueux. À l’exception notable de l’historiographie blanche américaine qui, jusqu’à Ulrich Philips, continue d’affirmer que l’esclavage a eu des conséquences bénéfiques [18].

20Pour rendre compte plus précisément de ce que pourrait être une historiographie comparée qui se fonderait sur ces grands axes, j’ai tenté de cerner deux séries de thèmes. La première concerne des aspects plutôt d’ordre économique, la seconde aborde les problèmes posés par l’approche « morale ».

21L’organisation du travail est un point clef de la description de l’économie de plantation : comment les esclaves sont-ils organisés pour effectuer les tâches agricoles ? En histoire moderne, il est possible de se faire une idée de ce à quoi pouvaient ressembler les gangs of labor dans les différentes plantations. En histoire ancienne, les sources sont plus délicates à utiliser ; quelques ouvrages traitent de ces questions et permettent d’interpréter les restes archéologiques des villae – il n’est cependant pas toujours aisé de déterminer si un ensemble découvert est bien une villa, et si des esclaves y étaient présents.

22La relation du propriétaire à son exploitation est un deuxième thème sur lequel réfléchissent les spécialistes de Rome et des États-Unis. Il s’agit du débat qui existe autour de la présence ou de l’absence du propriétaire sur sa plantation. Une des caractéristiques de l’économie de plantation est en effet que le planteur est souvent absent de son domaine.

23Un troisième point concerne la dimension et la variété des types d’exploitations que recouvre le terme d’économie de plantation. Pour l’histoire moderne des États-Unis, il est attesté que la diversité des situations est très grande : en effet, la taille des exploitations varie beaucoup selon le type de production agricole et l’État dans lequel on se situe [19]. Certaines tendances historiographiques, notamment celles qui concentraient leur attention sur les aspects « moraux » de l’esclavage, ont négligé cette diversité au profit de généralisations [20]. Et ce choix délibéré de gommer les différences visait à proposer une image unique et homogène de la plantation comme un lieu de travail agricole assez bénin. En histoire ancienne, compte tenu des différences de sources, les débats se concentrent sur les dimensions moyennes des exploitations qui représentent le mieux le système esclavagiste. Actuellement, plutôt que d’opposer les différentes échelles que sont le latifundium et la villa, la tendance est à l’association de ces différents modèles en précisant surtout la nature des mots, en différenciant propriété et exploitation, agriculture extensive et intensive, nature des productions pour le marché, pour l’autoconsommation.

24La nature autarcique ou ouverte de l’économie de plantation constitue un cinquième point. Dans les derniers développements de l’historiographie moderne, particulièrement engagée sur la voie du comparatisme [21], l’économie de plantation est par définition vouée à l’exportation de masse d’une production très spécialisée. Pourtant, une des caractéristique de l’idéal de l’Old South est de voir la plantation comme un univers autosuffisant et replié sur lui-même, ne vendant que quelques surplus. C’est entre ces deux visions opposées qu’intervient le débat. En histoire ancienne, on est confronté à une difficulté assez comparable dans la mesure où les idéaux romains de production limitée, et destinée largement à l’autoconsommation se heurtent pour nous à la réalité des sites fouillés qui laissent apparaître parfois une intense activité commerciale, confirmée par l’étude des grandes villes importatrices et consommatrices de produits agricoles. Dans les deux cas, l’idéal proclamé semble en contradiction avec la réalité qui semble fort lucrative pour les propriétaires de plantations.

25D’un point de vue moral, la nature de la relation entre le maître et l’esclave dans la plantation ou la villa est un problème commun aux deux historiographies. Cet aspect est particulièrement intéressant pour nous puisqu’il regroupe certains des thèmes historiographiques les plus solides. En effet, il reste toujours difficile d’analyser cette relation, dont l’image oscille entre un tableau insoutenable de violences psychologiques et physiques, et une vision idyllique de l’esclavage comme un bienfait qui a notamment apporté la lumière de la Foi aux Noirs. Certes, peu d’historiens professent de nos jours l’un ou l’autre de ces points de vue, mais tous se positionnent par rapport à ces deux extrêmes. Cela est très clair sur un certain nombre de points précis comme celui des abus sexuels sur les esclaves, ou celui des conditions de vie matérielles des esclaves. Un autre aspect capital des relations entre maîtres et esclaves, qui est au centre des débats, est la notion de paternalisme. Là encore, les descriptions oscillent entre celles qui parlent d’une plantation comme d’un camp à la discipline martiale, et celles qui y ont parfois vu un modèle de développement et de civilisation pour les « sauvages ».

26En prolongation de cet aspect, celui de la marge de manœuvre de l’esclave face au pouvoir théoriquement absolu qui est exercé sur lui prend une dimension particulière dans le cadre de l’économie de plantation. On a déjà souligné le fait que les esclaves pouvaient connaître des situations très différentes selon les plantations où ils se trouvaient. Mais cela ne répond pas à toutes les questions. Par exemple il est toujours difficile d’évaluer ce que peut représenter pour un esclave une amélioration de ses conditions de vie matérielles. Des historiens comme Ulrich Phillips aimaient à souligner la relative « douceur » du modèle américain par rapport à ceux des Caraïbes ou du Brésil [22], et ce thème historiographique connaît encore un certain succès. Ses contradicteurs, en particulier Stanley Elkins [23], insistent quant à eux sur le fait qu’aucun adoucissement des conditions de vie ne peut compenser la privation de liberté. S. Elkins a même poussé la critique beaucoup plus loin, puisqu’il est allé jusqu’à affirmer que le système américain, loin d’être plus doux, parvenait en réalité à détruire la personnalité des esclaves et à en faire de véritables « Sambos » [24].

27L’histoire ancienne n’offre pas la même richesse de détails sur la vie quotidienne des esclaves, cependant la question se pose de savoir à quel point l’absence de barrière de couleur entre maîtres et esclaves a pu jouer en faveur de ces derniers. D’une façon générale, la marge de manœuvre de l’esclave semble beaucoup plus difficile à mesurer.

28Que ce soit à Rome ou aux États-Unis, certains éléments limitaient les possibilités d’action des esclaves. L’emploi des chaînes, le recours aux chiens en cas de tentative de fuite, les peines réservées aux esclaves sont autant de questions qui font l’objet de débats.

29Ces thèmes constituent la base d’une hiérarchisation nécessaire entre les nombreux aspects abordés. Mais cette comparaison représente parfois un exercice délicat dans la mesure où elle associe des réalités historiques très variées et de nombreuses traditions historiographiques. Au terme d’une première année de recherche, elle apparaît toutefois essentielle. Et la négliger reviendrait à se priver d’un outil très pratique, voire indispensable, pour clarifier cette notion et prendre en compte sa très grande complexité.

30Je souhaite enfin souligner que les enjeux de cette comparaison ne se limitent pas aux dimensions économique et sociale. La dimension nationale des historiographies est ainsi un aspect que je n’ai pas choisi de développer ici, mais qui constitue l’un de mes axes de recherche. L’histoire de l’esclavage ne s’écrit pas et ne se pense pas de la même manière aux États-Unis et en Europe. La continuité qui existe outre-Atlantique entre les périodes de l’esclavage, de l’émancipation, puis de la lutte pour les droits civiques, fait de l’esclavage un sujet beaucoup plus sensible et beaucoup plus présent qu’en Europe [25]. Chacun des pays qui a connu l’esclavage au cours de la même période que les États-Unis, c’est-à-dire principalement le Brésil et les îles des Caraïbes, possède également sa vision propre de l’esclavage, qui diffère sensiblement de celle que l’on propose en Europe. Il y a aussi un terme de comparaison qui pourrait porter sur l’écriture de l’histoire ancienne par les historiens américains et de l’histoire de l’esclavage écrite par les Européens.

Notes

  • [1]
    Prépare une thèse d’histoire ancienne intitulée Historiographie comparée de l’esclavage : Rome et le Nouveau Monde, à l’Université Paris 7 Denis-Diderot, sous la direction de Jean-Pierre Vallat.
  • [2]
    Les réflexions que je présente ici sont le résultat d’une première année de recherche. On n’en attendra donc pas de conclusion définitive mais un exposé des pistes actuelles.
  • [3]
    M. I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, 1981 (1re éd. 1979).
  • [4]
    H. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Aalen, 1974, (1re éd. 1847).
  • [5]
    M. I. Finley, op. cit., p. 78-85. Il s’agit là du congrès international d’histoire et plus précisément d’une séance consacrée à l’esclavage antique.
  • [6]
    J. Andreau et R. Étienne, « Vingt ans de recherches sur l’archaïsme et la modernité des sociétés antiques », Revue des Études Anciennes, LXXXVI (1984), p. 55-83.
  • [7]
    A. Carandini, Settefinestre : una villa schiavistica nell’Etruria romana, Modène, 1985.
  • [8]
    Pour un guide bibliographique très complet, utiliser l’essai de P. Kolchin placé en appendice de son ouvrage : American slavery, 1619-1877, New York, 2003 (1re 1999).
  • [9]
    R. Fogel, S. Engerman, Time on the cross, Boston, 1974.
  • [10]
    Parmi de nombreux ouvrages : P. Curtin, The Rise and Fall of the Plantation Complex, Essays in Atlantic history, Cambridge, 1990, qui propose une vision globale de l’économie de plantation, avec une typologie précise ; P. Kolchin, Unfree labor : American Slavery and Russian Serfdom, Cambridge (Mass.), 1988 ; O. Patterson, Slavery and social Death : a comparative Study, Cambridge (Mass.), 1983, ouvrage jusqu’à aujourd’hui considéré comme la tentative la plus aboutie d’approche globale de l’esclavage.
  • [11]
    On citera notamment R. Blackburn, The Making of New World Slavery : from the Baroque to the Modern 1492-1800, Londres, 1998.
  • [12]
    Dans les grands ensembles géographiques comme les États-Unis ou le Brésil, les différences locales sont très importantes ; le type de production et de la taille des plantations, notamment, créent une grande diversité dans le quotidien des esclaves et des maîtres, et influent sur leurs relations.
  • [13]
    J. Miller, Slaver : a Worldwide bibliography, New York, 1985.
  • [14]
    Op. cit.
  • [15]
    R. Blackburn, op. cit.
  • [16]
    P. Kolchin, op. cit.
  • [17]
    M. Finley, op. cit., p. 13.
  • [18]
    U. Philips, American Negro slavery, a survey of the supply, employment and control of Negro labor as determined by the Plantation régime, New York, 1918. Précisons que cet ouvrage est resté une référence jusque dans les années cinquante.
  • [19]
    Les immenses plantations de canne à sucre inspirées du modèle de Saint-Domingue qu’on trouve en Louisiane s’opposent par exemple aux plantations de tabac de Caroline du Nord, aux dimensions généralement plus modestes.
  • [20]
    U. Phillips, op. cit., et la tradition historiographique qu’il représente.
  • [21]
    P. Curtin, op. cit.
  • [22]
    U. Philips, op. cit.
  • [23]
    S. Elkins, Slavery : A problem in American institutional life, Chicago, 1959.
  • [24]
    Sambo est l’archétype de l’esclave noir qui possède toutes les tares que les Blancs lui ont attribuées depuis le début de la traite : la paresse, la lâcheté, des pulsions sexuelles incontrôlables notamment.
  • [25]
    C’est d’ailleurs toute la période de la guerre de Sécession, chez les Blancs comme chez les Noirs qui ne cesse d’être d’actualité. Des ouvrages historiques aussi bien que des romans ou des enquêtes de journalistes qui participent un peu des deux et traitent essentiellement de la mémoire sont régulièrement en tête des ventes. Les exemples sont très nombreux, un des meilleurs étant sans doute l’ouvrage de T. Horwitz, Confederates in the Attic, New York, 1998, qui a obtenu le prix Pulitzer.
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