Hypothèses 2004/1 7

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Article de revue

Les séductions de Paris au xixe siècle vues des gares

Pages 119 à 128

Notes

  • [*]
    Allocataire normalienne à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et monitrice à l’Université Rennes 2 Haute-Bretagne. Prépare une thèse sous la direction de Dominique Kalifa sur Les Gares parisiennes au xixe siècle : perceptions, pratiques et imaginaire social.
  • [1]
    L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle, Paris, 1958.
  • [2]
    Centre des Archives du Monde du Travail, à Roubaix.
  • [3]
    Mémoire présenté à la Chambre des Pairs, à la Chambre des Députés, au ministre des Travaux publics et au conseil municipal de la Ville de Paris par les habitants de la rive gauche, Paris, 10 février 1845.
  • [4]
    L. Say, « Les chemins de fer », Paris-Guide, 1864, p. 1657.
  • [5]
    A. Delvau, « Chronique du lundi soir, 10 juillet 1865 », dans Du pont des Arts au pont de Kehl (Reisebilder d’un Parisien), Paris, 1866.
  • [6]
    C. Merruau, Souvenirs de l’Hôtel de Ville de Paris, 1848-1852, Paris, 1875.
  • [7]
    L’Illustration. Journal universel, Chronique de G. d’Abadie, « Le voyage du Président de la République », 23 octobre 1852 (504), p. 263.
  • [8]
    É. Zola, « Notes parisiennes, une exposition : les peintres impressionnistes », Le Sémaphore de Marseille, 19 avril 1877.
  • [9]
    Lettre à un correspondant inconnu, 7 janvier 1877, Argenteuil, citée par J. Wilson-Bareau dans Manet, Monet, la gare Saint-Lazare, Paris, 1998, note de la p. 80.
  • [10]
    L’Illustration, 18 octobre 1845 (138), p. 107.
  • [11]
    Archives de la Préfecture de Police (APP), DA 254, dossier n° 2, sous-dossier « Wagons à impériale », lettre du 29 juillet 1843.
  • [12]
    APP, DA 254, dossier n° 2, sous-chemise « Éclairage et construction des wagons de 3ème classe ».
  • [13]
    APP, DA 254, dossier n° 2, « Wagons à impériale ».
  • [14]
    48 AQ 3549, cité par J. Mistler, La Librairie Hachette de 1826 à nos jours, Paris, 1964, p. 123.
  • [15]
    M. Du Camp, Les Convulsions de Paris, t. 2 : Épisodes de la Commune, Paris, 1883, p. 249.
  • [16]
    Ce que montre parfaitement G. Vigarello, Histoire du viol, Paris 1998.
English version

1Paris au XIXe siècle est la ville séduisante par excellence, pour des raisons très différentes. Elle est à la fois la « pompe aspirante » de Louis Chevalier, la ville des tentations et des ambitions, LA capitale universelle qui fait et défait les gouvernements, les richesses et les réputations [1]. Elle est aussi la Ville lumière qui offre les plaisirs les plus raffinés. Elle est enfin, pour certains, la nouvelle Babylone honnie, gouvernée par les valeurs du sexe, du mal et de la perversion. En elle se reflète l’extrême polysémie de l’expression de « séductions de la ville », que l’on peut envisager au moins de trois façons : d’abord, au sens étymologique (se et ducere), comme un pouvoir d’attraction physique, impliquant des déplacements ou des migrations ; puis, en acceptant le déplacement anthromorphique, comme la façon dont une ville charme ses hôtes et les invite à rester en leur proposant des agréments, des divertissements et des plaisirs (qu’ils soient intellectuels, esthétiques, sensuels...) ; enfin, avec le sens péjoratif que lui a conféré la religion chrétienne, comme une apparence trompeuse qui dissimule les pathologies urbaines.

2Or pour étudier ces différents aspects, parfois paradoxaux, les grandes gares de voyageurs me semblent constituer non seulement un observatoire idéal et caractéristique d’un moment de la séduction pluriséculaire de Paris, mais aussi un aspect de la séduction que la ville exerce à cette époque.

3L’enjeu de la séduction est de taille : les gares auraient-elles pu survivre à Paris si elles n’avaient pas développé une sorte de « stratégie » ou d’« art » de la séduction ? Toutes les gares ont-elles réussi à séduire, c’est-à-dire à convaincre, les voyageurs et les habitants de Paris ? Enfin une réflexion sur la séduction des villes invite à penser à la place dévolue à chaque sexe dans et autour des gares : n’est-elle pas représentative de la mise à l’écart des femmes au xixe siècle ?

4Pour tester ces hypothèses, voyons dans un premier temps si les gares parisiennes constituent un bon « miroir » du pouvoir d’attraction de Paris avant 1914.

5Le plus simple, a priori, est de mesurer le nombre de voyageurs qui décident de venir à Paris en train et y entrent donc par ces nouvelles portes de la capitale. Ces renseignements existent dès la mise en place des chemins de fer : ils figurent dans les résultats financiers des compagnies de chemins de fer (cf. archives des compagnies conservées au CAMT de Roubaix [2]) contrôlés par le ministère des Travaux publics et publiés dès 1842 dans le Journal des chemins de fer et dès 1846 dans les annuaires Chaix. On peut y observer l’évolution de la vente de billets de chemins de fer, des destinations, année par année et même mois par mois. Il existe également deux enquêtes publiques datant du Second Empire, qui étudient aussi la concurrence des autres modes de transport.

6Autre piste, plus indirecte : étudier l’évolution morphologique du bâti, en consultant le cadastre, et les opérations urbaines afin de rechercher une éventuelle mise en valeur ; étudier les pétitions des habitants des quartiers pour voir s’ils réclament ou refusent les gares ; enfin, en s’inspirant de la théorie des économistes dite la théorie hédoniste des prix, étudier la valorisation des terrains à proximité des gares. Toutes ces méthodes ont leur limite, mais la convergence des informations peut valider l’enquête.

7Trois grandes étapes se dessinent dans le rapport d’attraction / séduction entre les gares et Paris : d’abord la fascination et l’effroi jusqu’en 1850. Les gares s’appellent alors des débarcadères ou embarcadères : elles sont de simples lieux de transit. Situées aux limites de la ville, elles ne permettent que d’aller dans la proche banlieue, à bord de trains inconfortables et pour beaucoup effrayants. La première gare parisienne, celle de Saint-Lazare, excite d’emblée la curiosité des Parisiens, car elle permet d’aller en 25 minutes au Pecq, au pied de Saint-Germain, qui est alors lieu de résidence royale et de villégiature aristocratique et bourgeoise. Quelques gravures et images d’Épinal montrent des curieux venus en famille assister au spectacle du départ et de l’arrivée des convois. Certains bourgeois, accompagnés de leurs épouses, se donnaient ainsi à bon compte un petit frisson : rien n’est plus séduisant que le diable, or les premières locomotives en ont tous les signes de reconnaissance ! L’attrait est cependant très variable suivant le paysage que l’on traverse avant d’arriver à Paris et suivant la gare où l’on débarque. Ainsi, la gare d’Orléans, construite en face du Jardin des Plantes et à proximité de l’hôpital de la Salpêtrière, est considérée par les Parisiens comme « trop excentrée, à la limite du xiie arrondissement, ce qui conduit à la “stérilité des résultats locaux” » [3]. Les habitants la trouvent trop « resserrée », « inabordable », incapable de « compenser les pertes causées par l’anéantissement de l’ancienne route » et insistent sur l’environnement de la gare : les hôpitaux, les prisons, « des établissements stériles ou nuisibles à sa prospérité, sans compter l’effet désastreux sur l’opinion de l’échafaud ». L’attraction des gares est, de fait, toute relative car le réseau n’en est qu’à l’état de tronçons de moins de 100 km. Elles faillirent même être définitivement désertées à la suite de la catastrophe du 8 mai 1842, lorsque 75 passagers du train revenant de Meudon périrent brûlés dans leurs wagons incendiés et fermés à clé. Peu à peu cependant, malgré de féroces campagnes de presse, telle celle menée entre autres par le Charivari en 1843 déplorant le manque d’« agrémens (sic) des chemins de fer », les Parisiens apprivoisent ces étranges constructions.

8À partir du Second Empire, les embarcadères, que les contemporains commencent à appeler des gares, deviennent les nouvelles portes de la ville participant activement à l’attraction parisienne : « On entre dans Paris par 51 portes et 4 poternes, quand on vient des quelques villages qui font ceinture à la grande ville, et par 12 gares de chemins de fer quand on vient du reste du monde. Aussi peut-on dire que les gares sont les vraies portes de Paris », écrivait Léon Say, dans la section du Paris-Guide consacrée aux « chemins de fer » [4].

9Le réseau s’étoffe, les tronçons trouvent une cohérence et les gares prennent une nouvelle importance pour Paris et les Parisiens : elles illustrent le pouvoir d’attraction grandissant de la ville tentaculaire et viennent enorgueillir les citadins. Paris profite de ses nouveaux embarcadères et les gares profitent de la renommée de Paris, par un enrichissement réciproque et dialectique. Les facteurs d’attraction l’emportent sur ceux de répulsion. Les statistiques des flux de voyageurs témoignent du succès croissant des gares auprès du public. De nouveaux commerces s’installent à proximité et contribuent à la valorisation des terrains alentour. Pourtant certains regrettent déjà le temps où aller à Berlin était une aventure [5].

10La fin du siècle marque l’apogée de la séduction des gares : c’est le temps des gares-fourmilières, déversant sur ses quais des milliers de nouveaux arrivants. Elles sont alors capables d’acheminer de façon très sûre une multitude de voyageurs venus admirer la ville-Exposition. La sécurité du voyage, les tarifs attractifs, les abonnements rendent accessibles à un public élargi le passage par ces nouvelles gares-palais. Au point peut-être de briser la séduction des gares, qui apparaissent encombrées, populeuses, sales… Et peut-être aussi la séduction de Paris, que certains jugent défiguré par les tranchées des chemins de fer, envahi par de nouveaux Barbares, en voie d’ingéniorisation et d’américanisation.

11La séduction est donc variable dans le temps et dans l’espace. Elle est une alchimie complexe entre Paris, les gares et les Parisiens. Elle exige une histoire des représentations, des seuils de tolérance et du goût. Les instruments de cette enquête sont nombreux, qu’il s’agisse de représentations iconographiques, de traités d’architecture, de projets présentés dans les concours, car la plupart des gares parisiennes ont été reconstruites plusieurs fois pour s’adapter à la ville et à la croissance des réseaux, ou encore des guides touristiques et des œuvres d’art littéraires, picturales, architecturales, etc.

12Car, là encore, jusqu’à la construction de la gare de l’Est (dite alors de Strasbourg) en 1855, le plaisir esthétique que procurent les gares est faible. Les premiers embarcadères furent construits à l’économie, l’essentiel des capitaux des compagnies étant réservés à la construction des lignes. Il faut se représenter des bâtiments souvent provisoires, en bois, sans type défini, aux marges de la ville et aux limites de l’octroi. Les gares n’ont alors pas de véritable identité, comme en témoigne le flou du vocabulaire pour les désigner. Elles semblent pour la plupart des contemporains indignes de Paris. Les gares n’ont pas d’emblée participé à la séduction de la capitale ni n’ont été considérées, de prime abord, comme « parisiennes », c’est-à-dire valorisantes. Pourtant, si l’on considère les débats municipaux entre les différents arrondissements de Paris dès la fin des années 1830 et les mémoires sur l’emplacement des gares dans Paris à cette époque, on constate que les gares sont déjà considérées comme « des travaux d’amélioration et d’embellissement » qui participent à la « prospérité ». Bref, c’est une période de tâtonnement. La gare devient un bâtiment utilitaire qui ne répond à aucun des critères architecturaux classiques, à aucun code du plaisir architectural : le jugement de goût ne peut qu’être révolté ou au mieux suspendu.

13C’est par la volonté de l’Empereur, selon le témoignage de Charles Merruau, et du préfet de la Seine, le baron Haussmann, que les gares trouvent une nouvelle place dans Paris [6]. D’abord, elles acquièrent une identité propre, avec des marqueurs forts qui révèlent sa destination : l’horloge monumentale, la galerie et le fronton accusant la forme de la halle métallique. Ensuite, elles deviennent les porte-drapeaux d’une nouvelle architecture de fer et de verre qui éblouit les contemporains du Crystal Palace. Enfin, elles s’intègrent dans un Paris remodelé, agrandi des communes suburbaines dès 1860 – ce qui place les gares plus au centre de Paris –, et sont desservies par de nouvelles larges avenues qui les mettent en perspective. La presse développe le thème du « prodige des chemins de fer ». Les guides touristiques en font des points de vue intéressants, suscitant quelques descriptions plus ou moins élogieuses, les « consacrant » comme de nouveaux monuments dignes des plus grands attraits du Paris historique.

14Cette entreprise de séduction est à la fois publicitaire, car elle est destinée à faire connaître les gares, les compagnies de chemins de fer et les réseaux qu’elles desservent, et politique : les gares doivent devenir dignes de Paris. La presse se fait l’écho des inaugurations somptueuses et les voyages présidentiels sont l’occasion de grandes mises en scène de majesté dans les gares de chemins de fer. Ainsi, le 23 octobre 1852, le prince-président arrive à Paris par la gare d’Orléans, voici ce que les lecteurs de L’Illustration peuvent lire : « La salle qui devait recevoir le Prince à l’embarcadère avait été entièrement décorée avec une grande magnificence ; elle était entièrement tendue de velours rouge et, sur une estrade, s’élevait un fauteuil de même étoffe, semé d’abeilles d’or et surmonté d’un dais pareillement au velours ». Le journaliste énumère ensuite toutes les personnalités présentes et signale, entre autres, le prince Jérôme, l’archevêque de Paris et le duc de Morny. Enfin, il donne les éléments d’une mise en scène du prestige et de la gloire nouvelle de la gare dans un Paris investi par le pouvoir impérial du prince-président, suivi par « des deputations et cent jeunes filles du xiie arrondissement » lui prodiguant des fleurs jusque devant l’arc de Triomphe construit en son honneur sur la place de Valhubert [7]. La gare parisienne, honorée par le pouvoir, devient, on le devine, très séduisante : les foules viennent jouir du spectacle des festivités et de la mise en scène du pouvoir. Les mêmes mises en scène de majesté accompagnent l’arrivée des princes étrangers et des cortèges royaux, telle la reine d’Angleterre, en visite à Paris en 1855. Les gares ont pour mission de donner une forte impression de la capitale, dès le débarquement. Ainsi se transforment-elles en livre d’images édifiantes, offert à la consommation publique et collective : signes, emblèmes, fresques et symboles constituent un programme iconographique codifié où le pouvoir exprime ses ambitions et où la bourgeoisie donne à voir ses valeurs.

15Le succès est variable en fonction des gares et du point de vue que l’on adopte. Cependant, jusque dans les années 1880, le débat reste très vif entre les détracteurs des gares et ceux, encore minoritaires, qui prêchent une conversion du regard…

16Émile Zola est le premier à appeler aussi crûment cette révolution esthétique : « Vous, poète moderne, vous détestez la vie moderne. Vous allez contre vos dieux, vous n’acceptez pas franchement votre âge. Pourquoi trouver une gare laide ? C’est beau une gare », écrit-il pour défendre la série de douze tableaux sur la gare Saint-Lazare que peint Claude Monet en 1877. Il ajoute : « Là est aujourd’hui la peinture, dans ces cadres modernes d’une si belle largeur. Nos artistes doivent trouver la poésie des gares comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves » [8]. Monet est inspiré par l’éphémère, fasciné par l’atmosphère et l’exaltation sensible de la gare. Elle devient son sujet principal. Séduit, il s’installe dans un appartement proche de la gare. Il demande même l’autorisation officielle d’installer son chevalet dans la gare [9]. La séduction se transforme en création et déploiement d’un imaginaire moderne. Et surtout, il ne peint plus la façade policée, mais les quais, les voies, les signaux, le cœur industrieux que les artistes cachaient avant lui.

17Émile Zola, à son tour, fait de la gare Saint-Lazare un vrai personnage de son roman à succès, La Bête Humaine, son roman le plus lu, qui parut entre le 14 novembre 1889 et le 2 mars 1890 dans les rez-de-chaussée de La Vie populaire. Le romancier avait obtenu l’autorisation de la visiter, de la photographier et d’accompagner des mécaniciens sur une locomotive. Il fréquentait lui-même assidûment la gare lorsqu’il se rendait dans sa propriété de Médan. Avait-il découvert la beauté de cet espace dans les toiles de son ami impressionniste ou bien les charmes de Médan ont-ils rejailli sur la gare ? De plus en plus, les visiteurs viennent à Paris et admirent désormais les gares des Impressionnistes et des romans populaires. Transfigurées par les désirs, les gares deviennent le support de rêve d’ailleurs, de spleen et d’idéal.

18Cependant, à mesure que les compagnies rendent leur gare de plus en plus agréable à regarder et à vivre pour les voyageurs, le doute s’immisce : les décors exubérants, les stucs et les réclames colorées, vantant les destinations-phares de chaque ligne, ne redoublent-ils pas l’illusion des façades côté rue et ne masquent-ils pas, en un charmant trompe-l’œil, les aspects moins policés de la grande ville : car, ce lieu de brassage est aussi perçu comme un lieu de perversion. Ainsi, la gare est aussitôt considérée comme un lieu risqué pour la réputation des femmes honnêtes. Dès 1845, sept ans après l’ouverture de la première gare parisienne, les discours communs associent prostituées et gares : « La lorette et le chemin de fer ont […] plus d’un rapport frappant : l’une et l’autre mène vite et loin » [10]. La gare, dans les yeux des hommes, qu’ils soient des pères, des maris ou des frères, est vue comme un espace inapproprié aux femmes, qui les expose aux regards indiscrets, aux frôlements impolis, aux initiatives douteuses. Le 9 avril 1863, une lettre signée L. H., commerçant de son état, se plaint auprès de la préfecture de police de ce scandale permanent : « Dans quelques semaines, le chemin de fer de Vincennes sera de nouveau assiégé par la population parisienne et chaque dimanche verra de nouveau se renouveler les scènes scandaleuses […]. Je ne parle pas du tumulte, des chansons obscènes, des cris, des vociférations […] ; mais du moins, s’il faut se résigner à rougir devant sa femme et ses enfants, qu’on n’ait pas le dégoûtant spectacle qu’il faut subir à l’arrivée des trains ! Grâce à l’innovation des escaliers donnant accès aux impériales des wagons, les femmes peuvent se donner le plaisir de voyager au grand air et cela à la plus grande satisfaction des libertins qui suivent, avec le plus grand intérêt, l’ascension ou la descente de ces dames, dont un grand nombre connaît à peine de nom la pudeur ». Le bourgeois supplie le préfet « de faire intervenir son autorité, gardienne de la morale ». Cette opinion n’est pas l’apanage du commerçant. Le commissaire spécial de police de la gare d’Orléans rapporte au préfet, en 1843, les murmures des voyageurs de 3e classe qui se plaignent qu’on expose « leurs femmes et leurs filles à la brutalité des individus » [11]. Une lettre d’un sociétaire du conseil d’actionnaires de la Compagnie de Rouen adressée au directeur de la Compagnie relaie le même discours de dangerosité de la gare pour l’honneur des filles [12]. En 1866, lorsque le ministre des Travaux publics autorise l’admission des femmes sur les impériales des trains de banlieue (le 14 mars), le préfet de police demande aussitôt aux commissaires spéciaux des gares parisiennes d’observer les conséquences pratiques de l’arrêté. Le 19 août 1866, le commissaire de la gare de Saint-Lazare rend le rapport suivant : « Quant aux femmes en particulier, s’il est possible à elles d’arriver à une place d’impériale, ce n’est qu’à l’aide des mains qui tiennent forcément la tringle de métal, sous peine de tomber immanquablement, et elles ne peuvent dès lors maintenir leurs jupes. Si elles n’ont pas de pantalons, il leur est impossible, malgré leur pudeur, à raison surtout de la mode de la crinoline, de ne pas montrer au moins leur mollet », et le commissaire de conclure : « Il ne faut pas prétendre à la décence convenable en l’état ; je m’en suis trop bien assuré » [13]. Ces représentations masculines de la gare renvoient clairement à la représentation de femmes entièrement gouvernées par leur sexe, typique du xixe siècle.

19Jusque dans les années 1875, cette vision se traduit dans l’imaginaire social par une érotisation de la gare. Elle devient un lieu de flirts. C’est ce que répètent à l’envi les vaudevilles et la « littérature de gare ». Écoutons Louis Hachette dans une note aux compagnies de chemins de fer : « Le voyageur est condamné au désœuvrement dès qu’il entre dans les wagons. La monotonie de la route ne tarde pas à produire son effet : l’ennui arrive, ou, ce qui est pire encore, l’impatience s’empare de ce malheureux que la machine entraîne comme un colis. […] On sait que dans un pays voisin du nôtre, les mauvais livres se sont vendus par milliers dans les stations, achetés par de jeunes gens, et même par de jeunes femmes qui voyageaient dans le seul but de dévorer des romans qu’elles eussent rougi de laisser pénétrer dans le foyer domestique » [14].

20Les trépidations des machines, les bruits de moteur, les jets de vapeur mais aussi la foule, l’imaginaire du départ et les wagons fermés créent une ambiance surchauffée qui trouble les sens. Au point que les maisons closes font reproduire des décors de gares en trompe-l’œil pour divertir leurs clients. La gare parisienne, très vaste, encombrée, est le lieu rêvé de tous les détournements érotiques. Maxime Ducamp décrit ainsi dans Les convulsions de Paris ce qu’il voit depuis son appartement donnant sur la gare Saint-Lazare pendant la Commune de Paris : « Tous les wagons disponibles de la gare avaient été rangés le long de la haute muraille qui soutient les maisons de la rue Mosnier […]. On en fit des dortoirs pour la nuit et des boudoirs pour le jour. C’est là que les fédérés recevaient leurs visites. On choisissait de préférence les voitures de 1ère classe […] ; on y faisait monter quelque demoiselle portant au bras un cabas d’où émergeait le goulot des bouteilles ; on refermait la portière, on abaissait les stores et rien n’empêchait de se croire en cabinet particulier » [15]. Cherchait-il simplement à discréditer les fédérés ou n’était-ce qu’un effet de son imagination ?

21Cette érotisation de la gare semble cependant devenir pathogène sous la Troisième République, ce qui explique la volonté renforcée de séparer les femmes du flux indistinct des voyageurs, tant dans les salles d’attente et les lieux d’aisance des gares que dans les wagons pour « dames seules », afin de les protéger de leurs propres penchants et les garder de l’influence corruptrice de la gare, et partant, de la ville. L’Œuvre des gares, créée en 1908 par une association charitable pour lutter contre la traite des blanches et établie dans les grandes gares de voyageurs à Paris et en province, témoigne de cette angoisse portée au paroxysme. Les registres de mains-courantes de la fin du siècle de la préfecture de Police montrent bien que la prostitution se développe autour et parfois dans les gares parisiennes. Cependant, ils témoignent aussi des centres d’activité et d’intérêts des forces de police. Or, à l’évidence, la surveillance des abords des gares est une priorité, car l’attractivité de ces lieux de brassage et d’attroupement inquiète les zélateurs de l’ordre public.

22La gare apparaît dès lors comme un observatoire intéressant pour étudier « les mirages de la Ville ». Ce discours du mirage est un discours social sur les gares qui émerge peu à peu dans les chroniques des journaux et qui génère la définition de catégories délictueuses que l’on voit très bien fonctionner dans les registres des mains-courantes de la fin du siècle. En sondant quelques-uns de ces registres de quartiers jouxtant les grandes gares de voyageurs (notamment la gare Saint-Lazare, la gare du Nord et la gare d’Orléans – actuelle gare d’Austerlitz), on se rend compte que la police municipale intervient assez fréquemment aux abords des gares. Cette pratique policière permet de saisir, par le détournement, à quel point les gares peuvent être des lieux attirants, y compris pour des catégories marginalisées et exclues de la vie sociale. En effet, les gares suscitent des attroupements, des bousculades anonymes à chaque départ ou chaque arrivée, bref tout un contexte favorable à l’éclosion d’une « cour des miracles » moderne, prompte à faire les poches de voyageurs distraits par l’ambiance perturbante de la gare et qui peuvent ainsi tout perdre en quelques minutes. C’est en tout cas le discours social tenu, et qui devient suffisamment dominant dès les années 1880 pour engendrer les efforts des forces de police. Il stigmatise une forme non souhaitée de séduction des gares sur des catégories de populations, jugées indésirables, forme de séduction que la société fantasme peut-être mais qui met surtout en relief les « tabous » sociaux de l’époque : la crainte des attroupements, des personnes sans domicile et sans travail (sanctionnées pour vagabondage), du commerce du sexe (racolage ou vagabondage spécial), de « l’abus de confiance » sur les biens et les personnes (traite des blanches, vols à l’américaine, abandon d’enfants…), du mouvement non enregistré (des étrangers, des produits, des idées), et plus généralement de la souffrance et de la mort (accidents et suicides). La police ne fait qu’appliquer le droit dont une société se dote et qu’elle façonne à l’image de ses ambitions et de ses peurs [16].

23Toutes les gares parisiennes n’exercent pas les mêmes séductions. En fonction de l’emplacement des commissariats, de la « politique » des commissaires de quartier et de l’attraction des gares, la liste des délits réprimés est plus ou moins longue et la fréquence des arrestations plus ou moins élevée. Les délits observés autour de la gare d’Orléans mettent surtout en scène des miséreux (vagabondage, prostitution, quelques vols…), alors qu’autour de la gare Saint-Lazare, les registres révèlent des réseaux criminels plus diversifiés, parfois plein de ressources, attirés par le nombre et la richesse des voyageurs, et un maillage policier plus dense autour des gares, engageant des inspecteurs de services différents (tel que le service de répression des jeux et des courses), sous l’œil d’une population plus inquiète de ses biens. Il s’ensuit bien évidemment que la fréquence des interventions et leurs suivis ne sont pas du tout les mêmes.

24Ces quelques pistes montrent que pour appréhender les facettes contradictoires et complémentaires du rôle et de la place des gares dans les attributs des séductions de Paris au xixe siècle, il est indispensable de croiser des sources très diverses et d’utiliser toutes les méthodes existantes, de la théorie hédoniste des prix (sciences économiques) à l’approche forcément anthropologique des discours, des productions, mais aussi des pratiques. Même s’il faut sans doute se résoudre à ne pouvoir entièrement déconstruire ni parfaitement comprendre une alchimie si complexe, à la fois sociale et individuée, empirique et culturelle, la convergence des résultats permet de discerner quelques scansions structurant les discours sociaux dominants. À l’évidence, les gares qui ont réussi leur greffe parisienne sont celles qui ont su à la fois séduire, le plus tôt possible, et se rendre indispensables à la vie parisienne. Cette dialectique du désir urbain rend sensible, et donc peut-être plus compréhensible, l’étrange mystère des villes.

Notes

  • [*]
    Allocataire normalienne à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et monitrice à l’Université Rennes 2 Haute-Bretagne. Prépare une thèse sous la direction de Dominique Kalifa sur Les Gares parisiennes au xixe siècle : perceptions, pratiques et imaginaire social.
  • [1]
    L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle, Paris, 1958.
  • [2]
    Centre des Archives du Monde du Travail, à Roubaix.
  • [3]
    Mémoire présenté à la Chambre des Pairs, à la Chambre des Députés, au ministre des Travaux publics et au conseil municipal de la Ville de Paris par les habitants de la rive gauche, Paris, 10 février 1845.
  • [4]
    L. Say, « Les chemins de fer », Paris-Guide, 1864, p. 1657.
  • [5]
    A. Delvau, « Chronique du lundi soir, 10 juillet 1865 », dans Du pont des Arts au pont de Kehl (Reisebilder d’un Parisien), Paris, 1866.
  • [6]
    C. Merruau, Souvenirs de l’Hôtel de Ville de Paris, 1848-1852, Paris, 1875.
  • [7]
    L’Illustration. Journal universel, Chronique de G. d’Abadie, « Le voyage du Président de la République », 23 octobre 1852 (504), p. 263.
  • [8]
    É. Zola, « Notes parisiennes, une exposition : les peintres impressionnistes », Le Sémaphore de Marseille, 19 avril 1877.
  • [9]
    Lettre à un correspondant inconnu, 7 janvier 1877, Argenteuil, citée par J. Wilson-Bareau dans Manet, Monet, la gare Saint-Lazare, Paris, 1998, note de la p. 80.
  • [10]
    L’Illustration, 18 octobre 1845 (138), p. 107.
  • [11]
    Archives de la Préfecture de Police (APP), DA 254, dossier n° 2, sous-dossier « Wagons à impériale », lettre du 29 juillet 1843.
  • [12]
    APP, DA 254, dossier n° 2, sous-chemise « Éclairage et construction des wagons de 3ème classe ».
  • [13]
    APP, DA 254, dossier n° 2, « Wagons à impériale ».
  • [14]
    48 AQ 3549, cité par J. Mistler, La Librairie Hachette de 1826 à nos jours, Paris, 1964, p. 123.
  • [15]
    M. Du Camp, Les Convulsions de Paris, t. 2 : Épisodes de la Commune, Paris, 1883, p. 249.
  • [16]
    Ce que montre parfaitement G. Vigarello, Histoire du viol, Paris 1998.
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