Notes
-
[1]
Voir l’article-manifeste de M. Espagne et M. Werner, « La Construction d’une référence culturelle allemande en France : Genèse et histoire (1750-1914) », Annales ÉSC, 4 (juillet-août 1987), p. 969-992 ; repris dans Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (xviiie-xixe siècle), M. Espagne et M. Werner dir., Paris, 1988.
-
[2]
Op. cit., p. 5.
-
[3]
M. Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, 1999, p. 286.
-
[4]
M. Espagne, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle », dans Genèses, 17 (septembre 1994), p. 112-121. On trouvera un exposé très fin et nuancé de cette opposition transfert/comparaison dans J. Paulmann, « Neue historische Literatur. Internationaler Vergleich und interkultureller Transfer. Zwei Forschungsansätze zur europäischen Geschichte des 18. bis 20. Jahrhunderts », Historische Zeitschrift, 267 (1998), p. 649-685.
-
[5]
C. Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, 1959, sur le poids de l’exemple allemand dans la réflexion politique française au xixe siècle.
-
[6]
Von der Elbe bis an die Seine : Kulturtransfert zwischen Sachsen und Frankreich im 18. und 19. Jahrhundert, M. Espagne, M. Middel éd., Leipzig, 1999.
-
[7]
M. Espagne et M. Werner, Annales ÉSC, 4 (juillet-août 1987), article cité.
-
[8]
Philologiques III. Qu’est-ce qu’une littérature nationale ? Approches pour une théorie interculturelle du champ littéraire, Id. dir., Paris, 1994.
-
[9]
Philologiques I. Contribution à l’histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au xixe siècle, Id. dir., Paris, 1990.
-
[10]
Pour une analyse, schématique mais claire, du retour de l’histoire nationale, voir F. E. Schrader, « Comment une histoire nationale est-elle possible ? », dans Genèses, 14 (février 1994), p. 153-163. À mettre à jour en fonction de Deutsche Erinnerungsorte, É. François et H. Schulze dir., 3 vol., Munich, 2001. Recension intéressante par J.-H. Kirsch : <http ://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/rezensionen>.
-
[11]
P. Nora, Préface à l’édition « Quarto », Les Lieux de mémoire, t. I : La République, Paris, 1997 : « l’entreprise est passée d’un simple éclairage des lieux porteurs d’une mémoire particulièrement significative au projet beaucoup plus ambitieux d’une histoire de France par la mémoire », p. 7 ; « Les lieux de mémoire naissent et vivent du sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée, qu’il faut créer des archives, qu’il faut maintenir des anniversaires […] », ibid., p. 29.
-
[12]
Ibid. p. 28.
-
[13]
M. Espagne, Bordeaux baltique. La présence culturelle allemande à Bordeaux aux xviiie et xixe siècles, Paris, 1991.
-
[14]
A. Kuper, Culture. The Anthropologist’s Account, Cambridge, 1999.
-
[15]
U. Kultermann, « Histoire de l’art et identité nationale », dans Histoire de l’histoire de l’art, xviiie-xixe siècles, t. II, É. Pommier dir., Paris, 1997, p. 223.
-
[16]
Adam Kuper le préconise à propos du mot culture : the more advisable it must appear to avoid the hyper-referential word altogether, and to talk more precisely of knowledge, or belief, or art, or technology, or tradition, or even of ideology, op. cit., p. 2.
-
[17]
M. Werner, « Les usages de l’échelle dans la recherche sur les transferts culturels », Cahiers d’études germaniques, 28 (1995), p. 39-53.
-
[18]
Notamment Blaise Wilfert (Paris I) sur les traducteurs des littératures étrangères en France entre 1890 et 1940.
-
[19]
Philologiques I. Contribution à l’histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au xixe siècle, op. cit., p. 7.
1Pour cette séance du 12 janvier 2002 sur les transferts culturels, il fut difficile de trouver une problématique commune. Était-ce à cause de la diversité de nos recherches, de nos formations, ou de la théorie des transferts culturels ? Tournée d’abord vers la philologie et la philosophie franco-allemandes, la théorie des transferts n’est peut-être pas des plus faciles à importer dans d’autres domaines et pour toutes les époques. Prenant acte de nos difficultés, nous avons voulu mieux la comprendre et interroger notre propre confrontation avec elle. Reprenant les critiques que nous lui fîmes, je chercherai à la défendre, en la remettant dans le contexte politique, universitaire et théorique qui la nourrit – au risque d’en limiter la portée.
Les transferts culturels : une méthodologie en construction
2La notion de transfert culturel implique un mouvement d’objets, personnes, populations, mots, idées, concepts... entre deux espaces culturels (États, nations, groupes ethniques, espaces linguistiques, aires culturelles et religieuses). Cet objet nouveau de recherche, la théorie des « transferts culturels » propose d’en analyser les supports et les logiques. Elle s’intéresse à tous les domaines possibles de l’interculturel, du métissage – zones frontières entre cultures, langues, systèmes religieux ou politiques.
3Cette problématique est née dans les études germaniques, sur l’impulsion de Michel Espagne et Michael Werner [1], qui s’interrogeaient sur l’origine de certains fonds d’archives et de bibliothèques concernant d’abord l’histoire culturelle allemande, mais localisés en France. Ce fut le départ d’une réflexion sur un moment allemand de la culture française depuis le xviiie siècle ; une « mémoire française de l’Allemagne », conservée dans les archives et les bibliothèques, et dont la littérature, la philosophie, la politique, l’histoire gardent aussi les traces.
4D’où la fondation en 1985 d’un Groupement de Recherches sur les transferts culturels, et le développement d’une réflexion critique de fond. En 1986-1987, M. Espagne et M. Werner entendent faire de « la manière dont les cultures occidentales importent et s’assimilent des comportements, des textes, des formes, des valeurs, des modes de penser étrangers […] un véritable objet de recherche scientifique » [2]. Le choix du terme « transferts » fut réfléchi. Comme le soulignait Michel Espagne,
« […] le terme de transfert n’a pas, à l’exclusion de son emploi en psychanalyse, de valeur prédéterminée. Mais il implique le déplacement matériel d’un objet dans l’espace. Il met l’accent sur des mouvements humains, des voyages, des transports de livres, d’objets d’art ou bien d’usage courant à des fins qui n’étaient pas nécessairement intellectuelles. Il sous-entend une transformation en profondeur liée à la conjoncture changeante de la structure d’accueil. Car les relations entre cultures, et plus particulièrement entre la France et l’Allemagne, semblent se nouer en général à des niveaux hétérogènes, comme si tout livre et toute théorie devaient avoir une fonction radicalement différente de celle qui lui était dévolue dans son contexte originel. C’est de la mise en relation de deux systèmes autonomes et asymétriques qu’implique la notion de transfert culturel. Les besoins spécifiques du système d’accueil opèrent une sélection : ils refoulent des idées, des textes ou des objets, qui demeurent désormais dans un espace où ils restent éventuellement disponibles pour de nouvelles conjonctures » [3].
6Derrière ce choix s’affirme une position méthodologique tranchée, une critique catégorique du comparatisme, parfois provocante [4]. Le comparatisme littéraire a le défaut de poser l’existence de littératures nationales distinctes par essence puis à les dépasser, en construisant de manière artificielle un niveau métanational (celui des similitudes et des caractères universels) ; il présuppose des aires culturelles closes, met en parallèle des constellations synchroniques ; mais aussi des groupes sociaux trop divers. La comparaison porte sur des territoires, sans réfléchir sur la notion de frontière. S’arrêtant sur des objets sensés exprimer une identité, elle met l’accent sur les différences, oubliant l’importance des métissages.
7Une telle diatribe n’invalide pas l’utilité d’une approche comparative. Les comparatistes font eux-mêmes ces critiques à leur méthode ! L’apport méthodologique des transferts culturels ne sera donc pas tant cette démarcation vis-à-vis du comparatisme, qu’une réflexion incessante et rigoureuse sur les implications d’une recherche, de ses concepts et ses méthodes, ses objets, ses sources et ses conclusions.
8La recherche sur les transferts culturels, en effet, incite vivement à considérer les implications théoriques de certaines pratiques de recherche rapides et sans réflexion sur leurs présupposés. Notamment :
- celui de culture nationale, théoriquement intenable parce qu’il est un construit idéologique. La recherche doit retracer la généalogie de cette représentation collective. Comment, alors, définir la culture ? L’acception de transferts « culturels » se veut large. Elle concerne la culture comme un tout, c’est-à-dire tous les domaines de la communication sociale, selon Georges Duby pour qui elle englobait tout ce qui a trait au rapport entre les hommes.
- Les théoriciens des transferts invitent à questionner non seulement les concepts utilisés, mais aussi les sources de toute recherche portant sur plusieurs ensembles nationaux (par une généalogie de leur constitution, une analyse de leurs taxinomies). On objectera que la proposition est loin d’être neuve, la critique des sources étant du travail de tout bon historien. Mais leur critique vise aussi à construire d’autres sources, à partir de problématiques nouvelles. Ils proposent ainsi un point de vue susceptible de faire surgir des réalités qu’on ne voyait pas. Il s’agit de mettre en évidence les dynamiques des échanges interculturels, en portant l’accent sur l’étude des processus d’appropriation et de rejet qui font évoluer des cultures. C’est déplacer les problématiques traditionnelles – celles des analyses strictement nationales.
9Une recherche sur les transferts culturels empruntera ses outils à plusieurs disciplines : l’histoire littéraire ou l’histoire de l’art, qui mettent en évidence des contenus culturels ; la philologie qui étudie traductions et rapports entre aires linguistiques ; la sociologie et l’économie, pour analyser les structures d’un transfert ; l’histoire politique pour en comprendre le cadre idéologique, les soubassements concurrentiels, etc. Mais malgré ces emprunts extérieurs, on peut parler de méthode des transferts culturels. Ses termes clefs seraient : médiateurs, supports du transfert, contextes des ensembles récepteur et exportateur, enjeux et stratégies.
10Trouvera-t-on davantage ? Faut-il y chercher une théorie, un système heuristique blindé dans lequel toute étude interculturelle trouverait son bonheur ? Nous nous sommes interrogés sur la modélisation d’une telle recherche. Croisements, miroirs, réflexions, autant de termes géométriques laissent penser qu’une traduction schématique serait possible. On trouvera les germes d’une telle modélisation dans les derniers développements de la méthode, qui s’intéressent à des dynamiques binaires (France-Allemagne, France-Angleterre, Angleterre-Allemagne, France-Espagne…) mais aussi ternaires (France-Allemagne-Russie, France-Allemagne-Belgique), les « transferts triangulaires ».
11La modélisation s’arrête là. Car la recherche sur les transferts ne s’intéresse pas tant à sa modélisation théorique qu’aux champs de recherche qu’elle peut ouvrir. D’où peut-être un certain flou, qui nous a gênés, mais qu’on peut expliquer par une préférence pour les flux et les dynamiques. En effet, pour prendre en compte l’instabilité constitutive des relations entre ensembles culturels, il faut renoncer à chercher des permanences. Et, peut-être, à une manière précise, codifiée à l’avance, d’exposer les résultats de sa recherche. La méthode des transferts culturels propose des outils de travail, des questionnements, des exigences ; elle n’a pas l’ambition de proposer une nouvelle manière d’écrire l’histoire et d’en expliciter les logiques. Pas de système donc ; mais plutôt une approche d’abord négative, déconstructrice, complétée d’une méthode à grande capacité heuristique. Nous avons ici plus une pragmatique, comme le disait Christelle Rabier dans nos échanges, qu’une théorie. Pour ma part, j’y verrais volontiers un discours de la méthode, où l’on met d’abord en doute tout ce qui est douteux, pour ensuite chercher à inventorier tout ce qui peut faire avancer.
Enjeux politiques et disciplinaires
12Parler de discours de la méthode n’est pas innocent. La recherche sur les transferts culturels s’est développée, et ses initiateurs ne s’en cachent pas, dans des directions dont l’enjeu idéologique est encore prégnant. Dans ce champ les auteurs ont choisi une position résolument agnostique.
13L’analyse des transferts culturels s’est d’abord consacrée aux relations franco-allemandes, dans la lignée des recherches de Claude Digeon [5] – et c’est ici qu’elle est le plus développée. Elle s’est étendue depuis à d’autres domaines. La théorie a donc pris racine dans un cadre franco-allemand. L’intérêt pour la mémoire interculturelle franco-allemande a motivé son accueil en Allemagne et son soutien par des institutions culturelles ou politiques en France : CNRS, ÉNS Ulm, ÉHÉSS, Fondation Max Planck, Mission Historique française, Centre Marc-Bloch de Berlin, Centre allemand d’histoire de l’art. Sans oublier, pour des projets ponctuels, le mécénat de fondations privées (Volkswagen, Bosch, Getty Institute).
14Ces encouragements lui ont apporté une justification politique : l’interpénétration croissante des évolutions nationales fait de leur analyse une nécessité. Dans ce cadre, l’ambition des transferts va jusqu’à reconstituer la formation d’une mémoire interculturelle en Europe [6], en invitant à reconnaître les racines étrangères de la nation, souvent voilées dans les mémoires collectives.
15Considérer cette mémoire interculturelle, c’est s’intéresser aux perceptions croisées, influences réciproques et retraductions, appropriations de courants d’idées nés à l’étranger – entre les Lumières et l’Aufklärung, l’hégélianisme, le nietzschéisme [7], etc. La collection Philologiques approfondit une réflexion sur ce que peut être une culture nationale, dans ses manifestations littéraires en particulier [8]. S’ils étaient plus connus, les résultats de ces études modifieraient considérablement les interprétations actuelles de certains philosophes allemands en France, ou français en Allemagne. Ces recherches mettent encore le doigt sur les enjeux politiques et éthiques de la naissance de disciplines comme la germanistique ou la sociologie au xixe siècle, ou de l’introduction de la philosophie puis de la philologie allemande dans les universités françaises [9].
16Cette orientation historiographique et politique est à mettre en parallèle et en opposition avec la question d’un retour à l’histoire nationale – courant dont les Lieux de Mémoire (parus l’an dernier sous forme allemande, Erinnerungsorten) sont les repères principaux [10]. Les Lieux de Mémoire s’inscrivent dans un programme explicitement au service du national : inventorier une mémoire à laquelle le public français demande plus de visibilité depuis quelques années [11]. Si pour Pierre Nora « la nation n’est plus un combat, mais un donné » [12], dans la perspective des transferts culturels au contraire il faut un décentrement radical. Les histoires nationales ne peuvent avouer qu’elles sont débordées par des éléments inter- ou supra-nationaux, ou non nationaux [13]. Elles évitent de se penser historiquement.
17Au contraire, pour les transferts culturels, rien de ce que les traditions historiographiques nationales tenaient (et tiennent encore) pour évident n’est certain : ni culture nationale, ni identité fixée, ni supériorité d’un ensemble sur l’autre. La recherche ne doit pas reproduire l’autoperception de la mémoire nationale, au risque d’orienter les résultats des recherches selon des structures nationales de raisonnement. Le présupposé latent de cet agnosticisme fondamental est qu’une histoire nationale est une histoire nationaliste. C’est la même suspicion qui l’oppose de principe à toute démarche comparatiste. Une telle position est en soi contestable. Mais la théorie n’entend pas se limiter à la problématique des identités nationales. S’étant créé une place, elle a des tendances expansionnistes : il s’agit de proposer un questionnement susceptible de s’appliquer à n’importe quels époques et domaines de l’histoire.
18Pour justifier cette ambition totalisante, la théorie s’appuie sur une conception générale des ensembles culturels. Elle présuppose que deux ensembles ont un point d’intersection, espace au moins théorique dans lequel se déploient les relations à étudier. D’où ce défi : réfléchir sur tout ce qu’implique la mise en relation entre les ensembles supposés.
19Une définition si vaste justifie l’application de la théorie des transferts à toute époque et à tous les ensembles culturels. De même que le discours de la méthode invite à « tout dénombrer », on veut prendre les disciplines les unes après les autres, au-delà des seules sciences humaines, voir comment elles s’internationalisent, se définissent sur la base d’interférences, d’emprunts, d’importations. Les pères des transferts suggèrent d’étudier successivement les principaux groupes de médiateurs, définis sur des critères professionnels (médecins allemands en France, soldats germanophones dans les armées d’ancien régime…) ou des critères confessionnels (protestants, juifs, catholiques minoritaires…). Cette enquête universelle se fera aussi selon des critères géographiques : tout lieu de brassage est intéressant (institutions universitaires, ports, foires…) ; ainsi que les régions d’accueil de minorités culturelles, linguistiques, ethniques ou religieuses.
20Même si elle s’en distingue nettement par ses choix méthodologiques, cette ambition totalisante se rapproche de celle de l’école des Annales – c’est d’ailleurs dans les Annales que fut publié le manifeste de 1987. Dans cette ligne, l’intérêt de Michel Espagne pour l’historien allemand Karl Lamprecht (1856-1915) me semble révélateur : bien avant les Annales, Lamprecht voulait rendre compte de l’histoire en ne se limitant plus au politique ou aux idées, mais en examinant toute trace du passé.
Les difficultés du transfert d’une méthode
21La théorie des transferts cependant semble impliquer toujours un questionnement sur des identités nationales ou collectives, problématique qui ne peut s’appliquer à tout domaine d’étude. Considérant en outre qu’elle propose des outils d’analyse pour l’essentiel littéraires et philologiques, son extension ne risque-t-elle pas de noyer les aspérités propres à chaque recherche ? Notre premier problème fut de comprendre ce que Michel Espagne et Michael Werner entendent réellement par « culture ». Il était difficile, d’autre part, de nous accorder sur ce qu’implique, pour l’analyse, le choix d’une recherche inspirée par la problématique des transferts. Enfin il est parfois délicat de s’entendre sur ce que signifie réellement un transfert.
22Qu’est-ce que le culturel ? La définition du « transfert culturel » n’est pas très précise, au risque de tenir tout transfert pour un transfert culturel. Quel est exactement le sens de « culturel » ? Éducation de l’esprit ou civilisation (contre barbarie) ? La théorie refuse de se limiter aux domaines des représentations ou de la formation des intelligences. Mais on manque encore d’une définition précise. Et elle entend par culture tout ce qui a trait à la médiation entre des hommes, il reste que les applications de ses recherches concernent surtout la littérature, l’histoire, l’histoire de l’art, de la philosophie, qui ressortissent à la culture comme éducation de l’esprit.
23Le problème d’un terme comme celui de culture est peut-être qu’il ne semble pas poser problème. Mais la notion est-elle si évidente ? Certains, tel Adam Kuper, soulignent son poids idéologique [14]. Si l’on rejette la notion d’ensembles nationaux ou identitaires fixés, travailler sur des « transferts culturels » n’implique-t-il pas qu’on accepte l’existence de deux « cultures », certes non fermées puisque communicant, mais distinctes tout de même ?
24La théorie des transferts risque ainsi de focaliser l’attention sur les constructions identitaires. Ainsi, son exportation peut – comme toute problématique – forcer à étudier un objet par l’intermédiaire de lunettes teintées qui le modifient. En cherchant l’identité d’un groupe, on risque d’en postuler d’existence. La question est de taille pour l’histoire ancienne : faut-il tenir pour acquise l’existence d’entités quasi pré-nationales ? Comme Vincent Damour l’expliquera, la recherche sur la civilisation gallo-romaine a vu se succéder des historiographies pro-celtiques ou pro-romaines, étroitement liées aux problématiques nationales. Le poids des écoles historiques pèse encore sur la définition des problématiques de recherche. Il en est de même en histoire de l’art, où l’on a défini depuis le xviiie siècle des styles nationaux plus ou moins irréductibles [15].
25L’analyse des transferts culturels peut-elle alors s’exporter dans des domaines où le problème identitaire ne serait plus aussi prégnant ? La solution serait peut-être de ne pas parler vaguement de relations entre ensembles culturels, mais de préciser à quoi il est fait référence [16]. La méthodologie des transferts indique bien d’ailleurs qu’un transfert n’est pas tant un transfert entre ensembles culturels, qu’une dynamique entre groupes sociaux, économiques, politiques ; un échange structuré en réseaux – où les jeux des individus ont une importance essentielle. La théorie des transferts culturels me semble donc plus proche de la micro-histoire que le laisse penser son ambition macro-historique, et c’est peut-être en renonçant à l’adjectif culturel qu’elle pourra dissiper certains malentendus.
26Sa modélisation, dans son extension à des transferts culturels non plus bilatéraux, mais tri- voire quadrilatéraux, pose des problèmes plus terre-à-terre. On a ouvert l’étude des transferts à des configurations triangulaires : France-Allemagne-Angleterre, France-Allemagne-Italie, France-Allemagne-Russie. Il est en effet des réseaux qui impliquent des circulations à travers trois espaces. Mais comment ne pas s’enliser dans un flou interculturel dont on ne discernerait plus les aspérités ? C’est un problème de taille pour l’analyse du cosmopolitisme. Quel mode de présentation adopter pour décrire ces phénomènes ? Quelles échelles d’analyse [17] ?
27Les images utilisées dans les recherches sur les transferts culturels semblent impliquer plusieurs schémas explicatifs. Chacun de ces modèles peut s’appliquer de manière plus aisée dans l’analyse de certains objets, tout en ne rendant pas du tout compte de l’étude d’autres problèmes.
28Un modèle politique s’applique très efficacement à l’analyse des relations culturelles franco-allemandes au xixe siècle. L’impérialisme est sa logique de fonctionnement. Ce paradigme peut fonctionner dans le cas des transferts religieux entre la Gaule et l’Empire romain (l’introduction d’une divinité se faisant par l’arrivée d’un groupe dominant). Mais il est plus délicat de l’appliquer en histoire des sciences (médicales ou géographiques), où la domination n’est pas l’enjeu déterminant des flux étudiés.
29Un modèle économique peut éclairer davantage ces phénomènes. Il est sous-entendu dans la théorie par les termes d’importation, exportation, marché ou concurrences. Une insuffisance du système d’accueil ou une stratégie exportatrice du système de départ pourraient être ainsi à l’origine des transferts. Dans le cas de transferts de pratiques ou de représentations, le modèle économique invite à penser l’origine du transfert en termes d’insuffisance technologique ou de retard culturel, dans une problématique de modernisation. L’analyse fonctionne bien pour expliquer les transferts artistiques en Europe autour de 1900. Selon ce modèle cependant, la réussite d’un transfert peut sembler prouver la supériorité du système de départ et l’efficacité plus grande des acteurs du transfert. On perd le point de vue extérieur que proposait le modèle politique, au risque d’aboutir à une interprétation normative couronnant une culture plus « forte » qu’une autre !
30La théorie des transferts fonctionne plus souvent selon un modèle linguistique. Celui-ci est très opératoire en littérature comparée, dans les études de traductions, même si des recherches récentes ont souligné son insuffisance [18]. Il peut s’appliquer dans l’étude des transferts scientifiques, où l’on parle de réception et transmission. Il s’élargit alors en modèle de communication. Ce paradigme masque parfois l’origine des flux, au sens où disparaissent les notions de motivations, intérêts, domination. La question des origines s’efface devant celle du fonctionnement. L’analyse risque d’être tellement descriptive qu’elle réduit la source du transfert en simple point de départ.
31Ces modèles ne sont pas applicables à tous les objets de recherche. Ce qui peut expliquer nos difficultés à nous entendre. Une dernière aporie nous a retenus et divisés cependant : qu’est-ce exactement qu’un transfert ? Est-ce la même chose, d’analyser des traductions de manuels de chirurgie, des voyages de peintres, des cartes médiévales de la Méditerranée ou l’expansion d’une figure de dévotion dans un espace où elle n’a pas puisé a priori ses origines ? Un transfert culturel articule plusieurs plans distincts qui parfois ne se superposent pas, voire s’excluent. Est-ce parce que des cartes circulent entre Orient et Occident, qu’on doit faire l’hypothèse d’une influence de la cartographie ptoléméenne sur la cartographie occidentale ? Est-ce parce que des peintres ou des œuvres voyagent qu’une technique de peinture passera de Paris à Berlin, ou qu’un style international se développera ? Une traduction implique-t-elle un passage d’idées ? La présence de Mars en Gaule est-elle un signe d’importation ? Nous avons parfois eu l’impression que la méthode des transferts appelait à rechercher « quelque chose qui passe », quelque chose d’essentiel, comme une réalité supérieure dont nous n’arrivons pas à cerner les contours.
32Toute la problématique des transferts s’organise en fait autour d’une conception générale des ensembles culturels dont on présuppose qu’ils sont répartis ou séparés par des discontinuités structurantes – frontières linguistiques, politiques, sociales ou religieuses ; ou encore frontière diachronique, entre époques… L’objet étant de pister les métissages, on part du principe qu’il y a bien « mise en relation » entre ces ensembles. C’est adopter un second présupposé, selon lequel une culture est le lieu et le produit de flux. Il devient alors nécessaire de tout penser en termes de relations, comme le résultat de rayonnements et miroitements, réflexions et réfractions de faisceaux d’idées. Est-on obligé d’adopter ces hypothèses ? Nous l’avons fait, mais on ne peut éluder les apories qu’elles font naître.
33J’ajouterai une dernière remarque sur les critères de dépistage d’un transfert culturel. Il me semble qu’un transfert s’analyse d’autant plus facilement que l’on peut pister les intentions de ses acteurs, les motivations qui les animent. De telles informations s’obtiennent par une plongée dans des discours, récits ou autres témoignages dont l’approche nous est permise le plus souvent par des documents écrits. En revanche, sans la présence de l’écrit, peut-on encore pister un transfert culturel ? La méthode des transferts insiste sur leur matérialité. Mais son application sera-t-elle si facile quand le matériel devient justement premier ? Est-il possible d’analyser des transferts culturels en se fondant sur des sources non écrites ?
34La question est très problématique pour l’histoire de l’art, dans la mesure où la théorie des transferts risque de ne pas permettre de sortir de la question des influences et de l’extension des styles. On ne peut postuler trop vite des relations que fondent seulement des similitudes visuelles, en oubliant la part du hasard et du goût individuel. Le problème se pose de manière plus délicate pour l’étude des transferts d’objets : un transfert commercial est-il toujours le support d’un transfert culturel ? Peut-on dire que le passage d’un objet d’un milieu vers un autre est le support d’une transformation dans les goûts, les pratiques, les représentations de l’ensemble d’arrivée ? Ainsi pour l’étude des cartes médiévales d’Emmanuelle Vagnon ou dans les recherches de Christelle Rabier.
35Nous n’avons pas encore trouvé d’indications sur ces questions. Peut-être parce qu’il s’agit pour la théorie des transferts « d’interpréter les traces écrites de la culture, donc d’avoir recours aux méthodes philologiques » définies comme le « dénominateur commun » de l’histoire, l’ethnologie, la linguistique [19]. Resterait donc à faire place plus nette aux autres disciplines, à leurs suggestions méthodologiques, et à leurs questionnements.
Conclusion : dialoguer avec ce discours de la méthode
36Prenant acte des ambitions de la théorie des transferts, nous nous sommes donc proposé de dialoguer avec elle. Christelle Rabier exposera son étude des traductions chirurgicales entre France et Angleterre, entre 1760 et 1830. Vincent Damour nous présentera les apories de son travail sur la divinité Mars dans les représentations figurées en Gaule romaine. J’aborderai l’étude de l’internationalisation de l’art moderne à la fin du xixe siècle. Emmanuelle Vagnon terminera en présentant ses recherches sur la cartographie médiévale : transfert d’un objet (d’un livre, la Géographie de Ptolémée, et surtout de cartes), dans le temps (de l’Antiquité à l’époque moderne) et dans l’espace (du monde grec au monde latin).
37Nos interrogations peuvent se décliner selon deux axes :
- D’abord celui du support d’un transfert culturel : pour pister le passage d’un ensemble à un autre d’une représentation ou d’une pratique, à quoi faut-il s’attacher ? Comment en rendre compte et le formaliser ?
- D’autre part, celui de la constitution de ce que Michel Espagne et Michael Werner appellent des métissages – savoir universel, style international ou cosmopolite, syncrétisme religieux, normalisation d’une cartographie européenne… Les ensembles en relation produisent-ils quelque chose de nouveau ? ou au contraire des résistances à leur communication ?
J.-L. Baudelocque, A System of midwifery, translated from the French of Baudelocque by John Heath, London, 1790. Pl. XVI.
J.-L. Baudelocque, A System of midwifery, translated from the French of Baudelocque by John Heath, London, 1790. Pl. XVI.
Notes
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[1]
Voir l’article-manifeste de M. Espagne et M. Werner, « La Construction d’une référence culturelle allemande en France : Genèse et histoire (1750-1914) », Annales ÉSC, 4 (juillet-août 1987), p. 969-992 ; repris dans Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (xviiie-xixe siècle), M. Espagne et M. Werner dir., Paris, 1988.
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[2]
Op. cit., p. 5.
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[3]
M. Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, 1999, p. 286.
-
[4]
M. Espagne, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle », dans Genèses, 17 (septembre 1994), p. 112-121. On trouvera un exposé très fin et nuancé de cette opposition transfert/comparaison dans J. Paulmann, « Neue historische Literatur. Internationaler Vergleich und interkultureller Transfer. Zwei Forschungsansätze zur europäischen Geschichte des 18. bis 20. Jahrhunderts », Historische Zeitschrift, 267 (1998), p. 649-685.
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[5]
C. Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, 1959, sur le poids de l’exemple allemand dans la réflexion politique française au xixe siècle.
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[6]
Von der Elbe bis an die Seine : Kulturtransfert zwischen Sachsen und Frankreich im 18. und 19. Jahrhundert, M. Espagne, M. Middel éd., Leipzig, 1999.
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[7]
M. Espagne et M. Werner, Annales ÉSC, 4 (juillet-août 1987), article cité.
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[8]
Philologiques III. Qu’est-ce qu’une littérature nationale ? Approches pour une théorie interculturelle du champ littéraire, Id. dir., Paris, 1994.
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[9]
Philologiques I. Contribution à l’histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au xixe siècle, Id. dir., Paris, 1990.
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[10]
Pour une analyse, schématique mais claire, du retour de l’histoire nationale, voir F. E. Schrader, « Comment une histoire nationale est-elle possible ? », dans Genèses, 14 (février 1994), p. 153-163. À mettre à jour en fonction de Deutsche Erinnerungsorte, É. François et H. Schulze dir., 3 vol., Munich, 2001. Recension intéressante par J.-H. Kirsch : <http ://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/rezensionen>.
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[11]
P. Nora, Préface à l’édition « Quarto », Les Lieux de mémoire, t. I : La République, Paris, 1997 : « l’entreprise est passée d’un simple éclairage des lieux porteurs d’une mémoire particulièrement significative au projet beaucoup plus ambitieux d’une histoire de France par la mémoire », p. 7 ; « Les lieux de mémoire naissent et vivent du sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée, qu’il faut créer des archives, qu’il faut maintenir des anniversaires […] », ibid., p. 29.
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[12]
Ibid. p. 28.
-
[13]
M. Espagne, Bordeaux baltique. La présence culturelle allemande à Bordeaux aux xviiie et xixe siècles, Paris, 1991.
-
[14]
A. Kuper, Culture. The Anthropologist’s Account, Cambridge, 1999.
-
[15]
U. Kultermann, « Histoire de l’art et identité nationale », dans Histoire de l’histoire de l’art, xviiie-xixe siècles, t. II, É. Pommier dir., Paris, 1997, p. 223.
-
[16]
Adam Kuper le préconise à propos du mot culture : the more advisable it must appear to avoid the hyper-referential word altogether, and to talk more precisely of knowledge, or belief, or art, or technology, or tradition, or even of ideology, op. cit., p. 2.
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[17]
M. Werner, « Les usages de l’échelle dans la recherche sur les transferts culturels », Cahiers d’études germaniques, 28 (1995), p. 39-53.
-
[18]
Notamment Blaise Wilfert (Paris I) sur les traducteurs des littératures étrangères en France entre 1890 et 1940.
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[19]
Philologiques I. Contribution à l’histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au xixe siècle, op. cit., p. 7.