Hypothèses 2002/1 5

Couverture de HYP_011

Article de revue

La louange déchirée

Clameurs, injonctions et provocations de poètes

Pages 345 à 352

Notes

  • [*]
    En thèse de doctorat sous la direction d’Alain Corbin : La louange et la célébration des Bourbons sous la Restauration, Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
  • [1]
    Voir l’article de R. Koren, « Violence verbale et argumentation dans la presse révolutionnaire et contre-révolutionnaire », dans The Press in the French Revolution, H. Chisik éd., Oxford, 1991, p. 319-334.
  • [2]
    L’éloge vise en effet toujours le prince comme destinataire ultime, fût-ce implicitement, en même temps qu’il peut aussi s’adresser à la France. Adresses et questions oratoires à destination du souverain et de la communauté nationale appartiennent donc aux conventions du genre ; ai revanche, l’apostrophe est plus rare, et à plus forte raison l’apostrophe à l’adversaire, qui vient de fait substituer une autre visée à la visée laudative.
  • [3]
    Voir, en particulier, G. Sabbah, « De la rhétorique à la communication politique : les panégyriques latins », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, décembre 1984, p. 363-388.
  • [4]
    Le Néron de l’Europe ou l’usurpateur du trône des lis, songe, par G. Hache, Paris, 1816.
  • [5]
    Dans L’auguste victoire. Stances par M. Aude, présentées à SAR Mgr le duc d’Angoulème, qui a daigné en accueillir l’hommage avec bonté et les honorer avec satisfaction, Paris, 1823, l’auteur souligne que l’airain est aujourd’hui le suprême arrêt « qui frappe l’hydre immonde, dont l’orgueil insensé voulait régir le monde ».
  • [6]
    Le Bouquet de Lys, recueil de poésies sur les révolutions de 1814 et de 1815, suivi de quelques morceaux détachés, par P. Hédouin, Boulogne, 1816.
  • [7]
    « Le météore ardent qui menaçait les Rois / A pâli dans la fange au bruit de nos exploits », Ode sur le retour en France de l’armée d’Espagne, par un soldat du 55e régiment de ligne, Bordeaux, 1823.
  • [8]
    « Lettre de Manz’ell Javotte à son amant, guernadier à l’armée d’Espagne » par Désaugiers dans Le Bouquet du Roi. 25 août 1823, s.l., 1823. Citons aussi ces vers : « Sitôt qu’on eût mis à dos / Tous les descamidos, / La peur, qui mina Mina, / À fuir les détermina », « Les Français en Espagne, en 1823 », dans Mon hommage à SAR Mgr le duc d’Angoulème, généralissime de l’armée d’Espagne, et à ses braves compagnons d’armes, par Capelle, Paris, 1823.
  • [9]
    Prenons pour seul exemple ici Le sorcier des Champs-Elysées à la fête du roi, 25 août 1823 : « je prédis que chacun s’embrassera, qu’bientôt on oubliera / les discordes civiles ; / Quant aux coquins, j’n’ai pas l’front / D’assurer qu’ils laiss’ront / les honnêt’gens tranquilles », dans Chansons pour la Saint Louis 1823, Paris, 1823.
  • [10]
    Un seul exemple, là encore, parmi une foule de possibles : « Plus de haines, plus de partis, / Les chagrins sont partis, / Loin d’un Roi qui nous aime. / Si les gens qui sont aigris / Buvaient… ventre-saint-gris, / Ils chanteraient de même. / Vive Louis… », Le vieux soldat, chanson pour la fête du Roi, par Brazier, dans Chansons pour la Saint Louis 1823, op. cit.
  • [11]
    Voir, par exemple : Stances élégiaques, sur la mon de SAR le duc de Berri, par Piis, Paris, 1820 ; Éloge funèbre pour Mgr le duc de Berty, par Roucher-Deratte, Montpellier, 1820.
  • [12]
    La mort du duc de Berri, ode, par L.V. Flamand-Grétry, Paris, 1820 ; La France désolée, poëme consacré à la mémoire de SAR Mgr le duc de Berri, [anonyme], Paris, 1820.
  • [13]
    Ode aux Français., par Lizot, Moissac, 1818.
  • [14]
    Nos regrets. Héroïde, par Chevalier de Port-de-Guy, Paris, 1820.
  • [15]
    Élégie sur la mort de SAR Mgr le duc de Berri, [anonyme], Paris, 1820.
  • [16]
    Discours en vers au sujet de la mort de sar Mgr le duc de Berry, par La Boutraye, Paris, 1820.
  • [17]
    Sur ces questions, voir « La couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions », Raisons Pratiques 6 (1995).
  • [18]
    Voir G. Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, Paris, 2000.
  • [19]
    Éloge de Louis XVIII, par Patris Dubreuil, Paris, 1815.
  • [20]
    Voir, entre autres : La guerre d’Espagne. Ode à SAR Mgr le duc d’Angoulême, par Mély-Janin, Paris, 1823.
  • [21]
    Fête de la saint Louis, quatrième réunion, 24 août 1818, [anonyme], s.l. ; Ode aux Français, par Lizot, Moissac, s.l., 1818.
  • [22]
    Voir, par exemple : Paris, ce 1er janvier 1824, petit volume de pensées héroïques, bourboniennes, morales, politiques et littéraires, par A. Hus, Paris, 1824.
  • [23]
    Le retour de Buonaparte, épître au Roi, par M.C. [Imp. d’Adrien de Clere], Paris, 1815 ; Le moderne Titus ou le vrai roi, le héros véritable, par Mme d’Astanières de Boisserolle, Paris, 1815 ; Les deux chutes de l’usurpateur, suivies de stances aux incrédules et de couplets sur le mariage de SAR Mgr le duc de Berri, par Dusausoir, Paris, 1816.
  • [24]
    Élan d’un cœur français. Cantate pour la fête de saint Louis, par Poujol, Montpellier, 1816.
  • [25]
    La saint Henri. Couplets à l’occasion de la fête de sar Mgr le duc de Bordeaux, par P. Ledoux, Paris, 1828.
  • [26]
    Septième anniversaire de la naissance de SAR Mgr le duc de Bordeaux, par P. Ledoux, Paris, 1827.
  • [27]
    Quelques fragmens d’une êpitre à SAR Monsieur sur la mort du duc de Berri, faite à Lyon peu après la nouvelle de cet horrible événement, par un lieutenant suisse du régiment de Salis, Paris, 1820.
English version

1Parole toute vouée à la célébration du prince, tout entière figée dans l’admiration et l’émerveillement, réponse convenue et normée à l’événement rituel ou accidentel... l’éloge semble le tombeau de l’émotion politique, ce signe disruptif et irrationnel, cette réception débordante de l’instant. Pourtant, à lire toute la production des thuriféraires de la Restauration, on est renvoyé à la complexité d’une parole qui ne s’épuise pas toute dans la digne profération d’un enthousiasme de commande. L’énoncé tout autant que renonciation, toutes les modalités de la transmission du message trahissent aussi la peur, l’indignation ou la révolte, portent l’invective ou l’intimidation, la dénonciation ou la provocation. Au rebours des approches trop préoccupées par la fausse question de la sincérité, à l’encontre d’un apparent paradoxe entre écriture conventionnelle et expression de l’affect, l’éloge se livre bien comme une véritable écriture de l’émotion politique : clameurs et débordements de poètes lui donnent la couleur ambiguë d’une parole conjuratoire et mobilisatrice ; injonctions, provocations et dérision ne sont rien sans un discours normatif, sous-tendu par le rêve d’une communauté affective et politique. À suivre les affleurements et les effractions de l’émotion politique dans ce monument rhétorique, on lui rend ses nuances et sa complexité, tant dans ses fonctions que dans ses visées : parole de l’angoisse d’un monde qui se sent fragile ; discours de l’inquiétude bien plus que de l’enthousiasme.

Débordements et clameurs de poètes

2Bien des ruptures de ton battent en brèche l’uniformité cérémonieuse de la louange et inscrivent la virulence dans ses mots. Elles témoignent hautement de l’ambiguïté d’une parole prise entre célébration révérencieuse et dévoilement des troubles du scripteur.

3Invectives, éreintements ou traits satiriques viennent ainsi très souvent déchirer le digne édifice de la louange – démontrant la forte charge à la fois affective et politique de la parole de gloire. Les ennemis du régime y sont en effet pris à parti dans des apostrophes méprisantes, injurieuses ou railleuses, qui inscrivent nettement la violence verbale dans l’écriture encomiastique. Elle continue en cela des stratégies discursives inaugurées, sous la Révolution, par la presse tant révolutionnaire que contre-révolutionnaire [1], bien plus qu’elle ne marque sa fidélité à la tradition rhétorique du genre – même si, bien évidemment, elle ne s’affranchit pas totalement de son cadre formel. La seule inscription, au cœur même de ces monuments à la gloire du roi, d’énoncés acerbes à destination du camp adverse charge ces textes d’une forte densité polémique : les apostrophes à l’ennemi rompent la situation d’allocution conventionnelle de l’éloge [2] et brouillent la figure du destinataire. La prise en considération d’un tiers dans l’énonciation fait exploser le cadre d’une parole assurant une fonction de communication entre le pouvoir et les sujets [3].

4On rencontre, de fait, tout un éventail de désignations disqualifiantes de l’ennemi, jouant des métaphores animales, des suraccumulations dépréciatives ou de l’ironie insolente et ridiculisante. L’insulte même n’est pas absente, en atteste exemplairement cette diatribe déchaînée contre tous les fidèles de Napoléon :

5

« Bas et rampants valets, sycophantes sans cœur,
Orgueilleux mendians. serviles parasites,
Êtres dégénérés, méprisables Thersites,
Insidieux flatteurs !… C’est votre ignoble encens
qui corrompt les césars et produit les tyrans :
Aussi c’est contre vous que je me déchaîne
[…]
Peste des nations, dont vous êtes l’horreur » [4].

6L’éloge n’est pas toujours une parole lisse, vouée uniment aux Bourbons, mais peut se faire pamphlétaire, glisser dans la polémique et se construire dans l’éreintement de l’ennemi ; en atteste la posture du mépris adoptée de façon récurrente par les panégyristes de la Restauration. Ils y recourent en effet abondamment, maniant un mépris à deux facettes : un mépris noir et tragique, passant par l’utilisation prolifique du champ sémantique de l’abjection (« hydre immonde » [5], « joug infâme » [6], images de la fange et de la boue qui l’enfantent ou dans laquelle elle vit et finit [7] ; images de la corruption – comme synthèse de la pourriture et de la perversion) ; un mépris railleur et insolent, qui joue sur les mots pour ridiculiser les « ch’napans d’Mosieu Mina » [8], les « coquins » [9] ou les « aigris » [10]. Napoléon en fait d’ailleurs très souvent les frais, qui prend les traits ridicules d’un personnage de grand-guignol ou d’un ogre plus folklorique que terrifiant : c’est le Napoléon-boucher, entouré de sa « basse cour », « roi de la canaille », « père la Violette »…

7Dans les éloges, se déploient donc des émotions bien irréductibles à l’admiration ou à l’enthousiasme, qui complexifient les visées et la nature de l’écriture thuriféraire : à l’évidence, sa vocation n’est pas toute dans l’énoncé de la grandeur du prince.

De l’affect à l’action

8La mise en scène des émotions politiques de l’auteur est indissociable d’une rhétorique du passage à l’acte : les éloges se font en effet tour à tour engageants, impérieux ou révoltés, traversés par le rêve de la transformation d’autrui, qu’il soit le prince, la France ou l’adversaire.

9Tout d’abord, et d’emblée, l’éloge s’impose comme une écriture de la contagion et de la communion affectives : « chantons en chœur », « cueillons et offrons des myrtes »… les poètes incitent tous les Français à exprimer leurs transports en chantant, en buvant et en se parant de roses et de lys. On retrouve ici, pour partie, une très ancienne tradition de l’éloge comme témoignage : il doit attester au roi l’unanimité et l’intensité des émotions de son peuple. Si les appels au deuil et à la déploration participent aussi de cette fonction, ils se chargent cependant d’une dimension politique complexe sous la Restauration. Les exhortations à pleurer le duc de Berry, assassiné le 13 février 1820, ont ainsi des significations diverses. Elles peuvent être appel à une contrition qui grandit le prince, les larmes et les cris de douleur disant alors toutes ses vertus [11] : pleurs des Français, dont il eût fait le bonheur, pleurs des pauvres dont il était le bienfaiteur… Mais, plus radicalement, l’exhortation peut se faire appel à l’expiation : il s’agit alors de racheter par les larmes ce crime effroyable. Les pleurs sont un devoir, devenant ceux du rachat : il faut que les Français gémissent sur sa tombe, couverts du cilice, et que chaque année en février ils implorent le pardon de l’Éternel vengeur [12].

10Les poètes peuvent, moins conventionnellement, s’excepter de la communauté nationale, dans l’expérience d’émotions singulières, exemplifiées et violentes. Leurs textes glissent alors en parole de la révolte, en appels virulents au ressaisissement des princes ou des hommes.

11Révoltés ou écœurés, ils se placent donc en rupture avec leur propre camp et se font contempteurs. Ils peuvent s’en prendre aux Français, comme un Lizot en 1818, qui condamne violemment l’inaction des Français pendant la Révolution :

12

« Que faisiez-vous, Français, tandis qu’à sa clémence,
Qu’à son amour pour vous Louis livrait son cœur ?
Malheureux ! vous dormiez ; et votre indifférence
Enhardit vos bourreaux, ralluma leur fureur ! » [13]

13Leur emportement n’épargne cependant pas les Rois, qui sont eux aussi souvent l’objet de foudres sans complaisance. L’assassinat du duc de Bcrry alimente la rancœur de nombre de panégyristes, à l’image du chevalier de Port-de-Guy :

14

« Tremblez, réveillez-vous d’un sommeil léthargique,
Réveillez-vous, tremblez de mon cri prophétique ;
Frémissez, Rois puissants, l’amour de vos sujets
Ne vous sauvera pas des poignards qui sont prêts.
Sur tous les points du globe un Louvel peut paraître » [14]

15L’écriture se mue ainsi nettement en une parole impérieuse, rendant exemplaire le trouble du poète pour faire pression sur le roi ou la France.

16L’éloge, on l’a vu, sait se faire invective à l’ennemi politique ; dans ce cas. il est presque immanquablement marqué par le double fantasme de son dévoilement et de sa disparition. Il rêve en effet de démasquer tous les « méchants », se montre hanté par l’assignation de culpabilités ou la délimitation des dangers. La hantise du complot libéral ou révolutionnaire traverse ainsi les éloges sur toute la période. En 1820, pour les uns, Louvel est un fou isolé, mais pour d’autres, il n’est que l’instrument d’une secte dangereuse, éternellement à l’œuvre. Ces derniers traquent donc l’hydre derrière Louvel et lui enjoignent, dans d’innombrables apostrophes à l’assassin, de dénoncer ses complices : qui a versé dans ton cœur le poison, les sucs dévorants qui ont troublé ta raison ? [15], es-tu l’instrument des partis opposés à tout gouvernement ? [16]

17Inlassablement, en outre, les éloges dénoncent les individus menaçants pour le régime : philosophes athées, suppôts de la terreur enfantés par le crime, philanthropes cruels et hypocrites ou frelons… Les panégyristes dévoilent tous ces dangers, à l’encontre desquels ils manient de surcroît la menace et l’intimidation : tremblez, voyez ce que vous avez fait, craignez, frémissez… Les auteurs semblent ici bien souvent rêver d’une rhétorique efficace, appelant Dieu et le roi à éliminer ces êtres dangereux ou invitant la France entière à lutter contre eux.

18Là encore, on le voit, l’éloge sort souvent de sa contemplation figée. Tous ces débordements ne sont cependant rien sans un discours normatif tenu sur les émotions, qui se font tour à tour modèle édifiant, devoir, signe de l’appartenance à la communauté des Français. Les éloges sont ainsi le lieu d’une mise en scène d’émotions-modèles et révèlent leur instrumentalisation dans des discours de la conservation.

Une parole normative. Édification et émotions politiques

19Les émotions politiques ont, dans l’éloge, une nette fonction normative. La mise en scène tout comme la mobilisation des émotions supposent en effet la détermination d’émotions convenables, voire impératives, et impliquent la considération de l’émotion comme jugement de valeur et comme signe politique. Elles inscrivent donc dans le discours une hiérarchisation des émotions et des attentes normatives [17]. Ce discours normatif, il faut le souligner, se nourrit de plusieurs traditions : l’analyse stéréotypée du cœur humain, fille de la rhétorique classique et de sa lecture des passions (psychologie schématique et normative) [18], la tradition monarchique réactivée par le courant sensible qui fait du cœur l’agent fondamental du lien au roi, et la pensée contre-révolutionnaire. Ces poèmes, qui ne sont pas des textes politiques, véhiculent ainsi tout un ensemble de représentations de l’émotion, qui portent jugements de valeur et idéaux. On touche là un en deçà, ou un au-delà, du politique.

20Joies et douleurs suscitées par le souverain, tableaux sensibles des émotions partagées par les Français, construisent une représentation affective du lien entre le prince et ses sujets : il est lien d’amour et lien des cœurs. Si le grand roi des éloges est aimé de ses sujets, il les aime aussi en retour, et il est donc lui-même la proie de transports bouleversants, révélateurs de son abnégation sacrificielle pour son peuple et de son dévouement au bien commun. Aussi les larmes du roi sont-elles un topos des louanges, tout comme rémotivité est une vertu royale, signe d’un pouvoir juste et bon parce que sensible, signe de l’empathie des rois de France avec leurs sujets. Louis ne cesse donc de pleurer, de s’émouvoir et d’être touché : il gémit des malheurs des Français durant son exil [19] et son cœur saigne de l’injure faite à Ferdinand VII [20]. A contrario, rire et sourire sont aussi l’apanage du grand roi : figure familière toute en bonté et parfois bonhomme [21]. Le visage des Bourbons est toujours riant, la gaieté brille dans leurs yeux, leur sourire est plein de douceur [22]. Le bon roi, dans une exaltation idéalisée d’une royauté de type plus féodal qu’Ancien Régime, est donc la plus belle figure de roi : roi qui aime, souffre, rit et pleure. L’amour, de ce fait, est placé au fondement du lien social et politique quand la peur en est exclue, contrairement aux représentations médiévales qui associent amor et timor, cette crainte sacrée du souverain. La peur n’est plus sous la Restauration dans la gamme des saines émotions politiques qui fondent la communauté : elle est, bien au contraire, la marque du tyran qui suscite l’éloignement. Napoléon incarne exemplairement cette figure du despote sans cœur, incapable de toute émotion ou alors en proie à des troubles démoniaques : être qui se repaît du sang des morts, ambitieux qui assouvit son appétit de pouvoir au prix du sacrifice de son peuple, conquérant insensible aux souffrances des mères éplorées et des familles en deuil [23]. Ces tableaux sensibles du lien entre le roi et ses sujets constituent, plus ou moins explicitement, un lien contraignant pour le prince qu’elles glorifient : elles élaborent un modèle de relation entre les sujets et le souverain, une vision idéale de la communauté politique, que celui-ci se doit de conserver. L’éloge, et on le voit nettement lors dans les textes destinés au duc de Bordeaux, flirte alors avec le miroir des princes.

21Corrélativement est développée toute une lecture psychologique de la Révolution Française et de l’opposition politique. Les émotions servent ici une caractérologie schématique qui définit l’opposant à la monarchie : l’ingrat, le cruel ou le jaloux… autant de types de « mauvais Français », autant de « déviances affectives » résumées en un seul qualificatif : « le méchant ». Dans la louange, la nature de l’homme est donc d’aimer son Roi et l’émotion politique est érigée en norme : tout homme est saisi et bouleversé par son Prince. Interrogations rhétoriques et exclamations se font écho pour en témoigner : « Quel œil à cet aspect n’est point couvert de larmes ! » [24], quel cœur ingrat ne pourrait chanter l’enfant du miracle [25], quel mortel au cœur sec n’attendrirait-il pas [26] ? L’absence d’émotion est le signe de la désolidarisation de la communauté politique des bons Français, signe incompréhensible de la rupture nature humaine – amour monarchique : « Quiconque est insensible au deuil universel / porte écrit sur son front : ‘complice de Louvel’ » [27], clame ainsi un poète.

22Cette définition de valeurs par le biais d’une mise en scène des émotions se double d’une entreprise d’inculcation d’émotions conformes. On l’a vu, exhortations, appels à la participation et imprécations convient, parfois impérieusement, à la communion et à la reviviscence affective ; partant, l’éloge prend souvent l’allure d’une écriture de l’imposition des transports. Tout l’arsenal rhétorique érige en effet des attentes émotionnelles et dénonce l’absence d’émotion ; il vise bien par là-même à la réaffirmation symbolique d’une communauté politique, voire à son renforcement combatif.

23La louange se livre bien finalement tout entière comme une écriture de l’affect : toutes les émotions sont mises en scène, mobilisées, suscitées, dévoilées. Bien au-delà de l’admiration, elle dit la révolte, l’exaspération, la hantise, la peur ou les phobies et invite à l’action. Il faut se garder de disqualifier trop vite les émotions comme telles sous le prétexte qu’elles s’expriment dans une langue normée. Le procès de l’éloge, fils trop fidèle et tellement suspect de la rhétorique, est à dépasser. Il faut cerner les modalités d’expression du mécontentement, de la révolte ou de la souffrance même dans les carcans les plus rigides, voire les plus paradoxaux. Il faut penser tous les tiraillements de l’adhésion qui percent dans la parole de gloire, laquelle oscille de fait souvent entre l’assentiment et la participation, la communion défensive et la réaffirmation combative. Monument à la gloire du roi, elle est aussi une écriture de l’instant, fille d’un transport politique.

24De l’émotion politique, elle porte ainsi à la fois l’élan et le rite, paradoxe intrigant d’une écriture qui vise à émouvoir pour conserver et qui des émotions fait des normes.


Date de mise en ligne : 01/01/2009

https://doi.org/10.3917/hyp.011.0345

Notes

  • [*]
    En thèse de doctorat sous la direction d’Alain Corbin : La louange et la célébration des Bourbons sous la Restauration, Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
  • [1]
    Voir l’article de R. Koren, « Violence verbale et argumentation dans la presse révolutionnaire et contre-révolutionnaire », dans The Press in the French Revolution, H. Chisik éd., Oxford, 1991, p. 319-334.
  • [2]
    L’éloge vise en effet toujours le prince comme destinataire ultime, fût-ce implicitement, en même temps qu’il peut aussi s’adresser à la France. Adresses et questions oratoires à destination du souverain et de la communauté nationale appartiennent donc aux conventions du genre ; ai revanche, l’apostrophe est plus rare, et à plus forte raison l’apostrophe à l’adversaire, qui vient de fait substituer une autre visée à la visée laudative.
  • [3]
    Voir, en particulier, G. Sabbah, « De la rhétorique à la communication politique : les panégyriques latins », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, décembre 1984, p. 363-388.
  • [4]
    Le Néron de l’Europe ou l’usurpateur du trône des lis, songe, par G. Hache, Paris, 1816.
  • [5]
    Dans L’auguste victoire. Stances par M. Aude, présentées à SAR Mgr le duc d’Angoulème, qui a daigné en accueillir l’hommage avec bonté et les honorer avec satisfaction, Paris, 1823, l’auteur souligne que l’airain est aujourd’hui le suprême arrêt « qui frappe l’hydre immonde, dont l’orgueil insensé voulait régir le monde ».
  • [6]
    Le Bouquet de Lys, recueil de poésies sur les révolutions de 1814 et de 1815, suivi de quelques morceaux détachés, par P. Hédouin, Boulogne, 1816.
  • [7]
    « Le météore ardent qui menaçait les Rois / A pâli dans la fange au bruit de nos exploits », Ode sur le retour en France de l’armée d’Espagne, par un soldat du 55e régiment de ligne, Bordeaux, 1823.
  • [8]
    « Lettre de Manz’ell Javotte à son amant, guernadier à l’armée d’Espagne » par Désaugiers dans Le Bouquet du Roi. 25 août 1823, s.l., 1823. Citons aussi ces vers : « Sitôt qu’on eût mis à dos / Tous les descamidos, / La peur, qui mina Mina, / À fuir les détermina », « Les Français en Espagne, en 1823 », dans Mon hommage à SAR Mgr le duc d’Angoulème, généralissime de l’armée d’Espagne, et à ses braves compagnons d’armes, par Capelle, Paris, 1823.
  • [9]
    Prenons pour seul exemple ici Le sorcier des Champs-Elysées à la fête du roi, 25 août 1823 : « je prédis que chacun s’embrassera, qu’bientôt on oubliera / les discordes civiles ; / Quant aux coquins, j’n’ai pas l’front / D’assurer qu’ils laiss’ront / les honnêt’gens tranquilles », dans Chansons pour la Saint Louis 1823, Paris, 1823.
  • [10]
    Un seul exemple, là encore, parmi une foule de possibles : « Plus de haines, plus de partis, / Les chagrins sont partis, / Loin d’un Roi qui nous aime. / Si les gens qui sont aigris / Buvaient… ventre-saint-gris, / Ils chanteraient de même. / Vive Louis… », Le vieux soldat, chanson pour la fête du Roi, par Brazier, dans Chansons pour la Saint Louis 1823, op. cit.
  • [11]
    Voir, par exemple : Stances élégiaques, sur la mon de SAR le duc de Berri, par Piis, Paris, 1820 ; Éloge funèbre pour Mgr le duc de Berty, par Roucher-Deratte, Montpellier, 1820.
  • [12]
    La mort du duc de Berri, ode, par L.V. Flamand-Grétry, Paris, 1820 ; La France désolée, poëme consacré à la mémoire de SAR Mgr le duc de Berri, [anonyme], Paris, 1820.
  • [13]
    Ode aux Français., par Lizot, Moissac, 1818.
  • [14]
    Nos regrets. Héroïde, par Chevalier de Port-de-Guy, Paris, 1820.
  • [15]
    Élégie sur la mort de SAR Mgr le duc de Berri, [anonyme], Paris, 1820.
  • [16]
    Discours en vers au sujet de la mort de sar Mgr le duc de Berry, par La Boutraye, Paris, 1820.
  • [17]
    Sur ces questions, voir « La couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions », Raisons Pratiques 6 (1995).
  • [18]
    Voir G. Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, Paris, 2000.
  • [19]
    Éloge de Louis XVIII, par Patris Dubreuil, Paris, 1815.
  • [20]
    Voir, entre autres : La guerre d’Espagne. Ode à SAR Mgr le duc d’Angoulême, par Mély-Janin, Paris, 1823.
  • [21]
    Fête de la saint Louis, quatrième réunion, 24 août 1818, [anonyme], s.l. ; Ode aux Français, par Lizot, Moissac, s.l., 1818.
  • [22]
    Voir, par exemple : Paris, ce 1er janvier 1824, petit volume de pensées héroïques, bourboniennes, morales, politiques et littéraires, par A. Hus, Paris, 1824.
  • [23]
    Le retour de Buonaparte, épître au Roi, par M.C. [Imp. d’Adrien de Clere], Paris, 1815 ; Le moderne Titus ou le vrai roi, le héros véritable, par Mme d’Astanières de Boisserolle, Paris, 1815 ; Les deux chutes de l’usurpateur, suivies de stances aux incrédules et de couplets sur le mariage de SAR Mgr le duc de Berri, par Dusausoir, Paris, 1816.
  • [24]
    Élan d’un cœur français. Cantate pour la fête de saint Louis, par Poujol, Montpellier, 1816.
  • [25]
    La saint Henri. Couplets à l’occasion de la fête de sar Mgr le duc de Bordeaux, par P. Ledoux, Paris, 1828.
  • [26]
    Septième anniversaire de la naissance de SAR Mgr le duc de Bordeaux, par P. Ledoux, Paris, 1827.
  • [27]
    Quelques fragmens d’une êpitre à SAR Monsieur sur la mort du duc de Berri, faite à Lyon peu après la nouvelle de cet horrible événement, par un lieutenant suisse du régiment de Salis, Paris, 1820.

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