Hypothèses 2002/1 5

Couverture de HYP_011

Article de revue

Les caricatures et le conflit israélo-arabe

Pages 139 à 147

Notes

  • [*]
    Prépare un thèse sous la direction de Robert Frank, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, L’opinion publique française et l’État d’Israël (1967-1987).
  • [1]
    À ce sujet le lecteur pourra consulter les ouvrages suivants : E. Panofsky, Studies in Iconology, Oxford, 1939 ; Id., Meaning in the Visual Arts, New York, 1957 ; par ailleurs, l’histoire des méthodes d’analyse des images a été présentée dans le livre de L. Gervereau, Voir, comprendre, analyser les images, Paris, 1994.
  • [2]
    Sur les liens entre information et opinion voir G. Tarde, L’opinion et la foule, Paris, 1989 (nouv. éd.) ; S. Moscovici, L’âge des foules, Bruxelles (nouv. éd.), 1985 ; A. Mucchielli, L’art d’influencer, Paris, 2000 ; J. Stoetzel, La psychologie sociale, Paris, 1978.
  • [3]
    Sur l’existence d’opinions ambivalentes, voir P. Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, 1990.
  • [4]
    J. Lacouture, De Gaulle, t. 3, Le souverain (1959-1970), Paris, 1986, p. 503.
  • [5]
    M. Winock, Chronique des années soixante, Paris, 1987, p. 201.
  • [6]
    Sondages, revue française de l’opinion publique, 2 (1967).
  • [7]
    Sondages, 4 (1967).
  • [8]
    À titre d’exemple, citons L’Aurore du 24 mai 1967 qui sous la plume de Serge Groussard avertit que « le monde civilisé ne permettra pas la possibilité d’un nouvel holocauste. […]. Ce sont ces survivants que les Arabes tentent de vouer au génocide et cela, parce que les rescapés des horreurs nazies avaient décidé de regagner Eretz Israël » ou encore Le Figaro pour lequel les Israéliens sont « les fils des martyrs d’Auschwitz, Birkenau et Treblinka », Le Figaro, 5 juin 1967.
  • [9]
    Cette interprétation a été corroborée par l’auteur au cours d’une interview qu’il a bien voulu nous accorder le 3 décembre 2000.
  • [10]
    Fruit de négociations secrètes à Oslo, la « Déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie » fut solennellement signée à Washington le 13 septembre 1993 par Shimon Pérès et Mahmoud Abbas, membre du comité exécutif de l’OLP, en présence du Premier Ministre israélien Itzhak Rabin et de Yasser Arafat. Parrainée par les États-Unis et la Russie, elle définissait les grandes lignes d’autonomie des Territoires occupés. Le préambule de la déclaration stipulait que le « Gouvernement de l’État d’Israël et l’équipe de l’OLP, représentant le peuple palestinien, ont convenu qu’il est temps de mettre fin à des décennies d’affrontements et de conflits, reconnaissent leurs droits légitimes et politiques mutuels, et œuvrent dans le but de vivre dans un climat de coexistence pacifique, de respect et de sécurité mutuels, et entendent instaurer une paix juste, durable et globale ainsi qu’une réconciliation historique au travers du processus politique convenu ». Par ailleurs, nous tenons chaleureusement à remercier Monsieur Jean Plantureux de nous avoir fait connaître les « événements » survenus en 1991 et 1992 détaillés plus haut.
  • [11]
    Sondage Louis Harris publié dans Le Matin, 26 juin 1982. Précisons qu’à cette question, 37 % des personnes interrogées ont répondu « à Israël » et 21 % « aux Palestiniens ».
  • [12]
    À l’exception de certains militants d’extrême-gauche qui, à travers les Palestiniens, ont poursuivi leur combat anti-impérialiste commencé lors des guerres d’Algérie et du Vietnam.
English version

1À travers trois exemples publiés dans le journal Le Monde, cette étude a pour objet de montrer l’évolution des représentations du conflit israélo-arabe et d’en dégager les principales caractéristiques. Nous avons choisi d’examiner des événements à la périphérie du conflit même. Ce choix présente l’avantage de dégager des tendances sur le long terme et non pas seulement de refléter des sentiments dictés par l’émotion du moment. Cependant, il est nécessaire de préciser que nos trois exemples n’entendent, en aucun cas, représenter à eux seuls l’opinion des Français sur le conflit israélo-arabe. Ces trois dessins ont seulement pu, à un moment donné, exprimer les sentiments d’une majorité d’entre eux sur ce sujet. Pour mener à bien notre analyse, nous avons suivi la méthode de l’iconologiste Erwin Panofsky qui, dépassant la simple étude formelle, entend « contextualiser » les images, c’est-à-dire les analyser non plus seulement pour ce qu’elles sont, mais aussi comme un témoignage de leur environnement politique et social [1].

2Il faut dire qu’aujourd’hui la caricature de presse a pris une place très importante : elle est placée la plupart du temps à la Une d’un journal ; elle illustre certains chapitres de nos manuels scolaires ; elle fait l’objet d’analyses au baccalauréat ou au brevet des collèges.

3Pourtant, ce n’était pas encore le cas pour la période qui nous intéresse. De 1967 à 1982, années où furent publiées les trois caricatures que nous allons présenter, le dessin de presse était jugé secondaire et ne constituait pas encore le rendez-vous fixe que les journaux allaient bientôt entretenir avec leurs lecteurs. À l’époque, sa publication dépendait du choix du directeur du journal et de la place qui restait libre au sein du numéro.

4Or, depuis, la fonction sociale du dessin de presse a été reconnue et, à ce titre, est digne d’intérêt pour l’historien. Plus que la simple illustration d’un texte, il est l’un des nombreux vecteurs de formation des opinions publiques, au moins pour trois raisons liées directement aux caractéristiques du dessin de presse :

5– Sa forme particulière. Un dessin, inséré dans une pleine page d’écriture, attire immédiatement l’œil du lecteur.

6– L’utilisation de symboles, inscrits dans une culture spécifique, permet d’identifier sans les nommer les principaux personnages.

7– Le message, exprimé directement dans le dessin, doit être clair et simple – mais pas nécessairement simpliste – pour être compris du plus grand nombre.

8Ainsi, par son extrême schématisation, le dessin de presse contribue non seulement en amont à créer des stéréotypes mais aussi en aval à diffuser et à conforter des préjugés déjà existants dans les mentalités. Il faut pourtant nuancer ce constat. Si l’image de presse bénéficie d’un support accessible au grand public et d’une forme attirante, son efficacité n’en est pas moins dépendante d’un certain nombre de critères.

9Tout d’abord les lecteurs d’un quotidien comme Le Monde viennent d’horizons politiques et sociaux divers. Réalité que le caricaturiste doit obligatoirement prendre en compte afin de répondre à l’attente de nombreuses personnes aux avis souvent différents, voire même divergents ou qui, de prime abord, sont tout simplement indifférents.

10Ensuite, il est fort peu probable qu’un seul dessin pourra avoir de l’influence. Au contraire, comme l’ont montré les ouvrages de psychologie sociale, c’est la répétition d’un message, quels que soient son support et sa forme, qui, en donnant l’illusion d’une opinion uniforme et généralement admise par le plus grand nombre, peut influencer les pensées [2].

11Enfin, il n’est pas prouvé que la formation d’un nouveau cliché élimine nécessairement les préjugés plus anciens. Il est au contraire très probable que plusieurs clichés cohabitent ensemble et expliquent en partie l’existence d’opinions ambivalentes [3].

12Notre premier exemple est un dessin de Tim, publié dans Le Monde du 3-4 décembre 1967. Il fait suite à la fameuse conférence de presse du général de Gaulle du 27 novembre 1967, dans laquelle, censé expliquer l’expansionnisme de l’État d’Israël, le président de la République avait déclaré : « Certains même redoutaient que les Juifs, jusqu’alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » […]. Cette petite phrase a inspiré à Tim l’un de ses plus célèbres dessins.

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Dessin de Tim, Le Monde, déc. 1967. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

13La biographie de l’auteur est ici fondamentale pour bien comprendre ses motivations : évadé d’un stalag de Poméranie dans lequel il était retenu prisonnier depuis juin 1940, Tim, de son vrai nom Louis Mittelberg, rejoignit en 1941 les Forces Françaises Libres du général de Gaulle stationnées à Londres. Après la guerre, il devint journaliste à L’Humanité de 1952 à 1958 puis rejoignit L’Express où il prit le nom de Tim.

14Ses sentiments envers le général de Gaulle étaient ambivalents. S’il éprouva de l’admiration pour l’homme qui incarnait la Résistance, il fut également déçu par le président de la République, notamment en juin 1967 lorsque, à la veille de la guerre des Six Jours, le général de Gaulle décréta un embargo sur les armes à destination de l’État d’Israël, sentiment qui s’amplifia après la fameuse conférence de presse de novembre 1967.

15Dans ces conditions, il proposa à L’Express ce dessin, mais la rédaction le jugea trop polémique et le refusa. Il fut finalement publié par Le Monde, mais sous la rubrique « Libre Opinion », en page 6 de l’édition du 3-4 décembre 1967. Il s’agit d’une image isolée, de dimension modeste qui occupe une surface limitée. Son emplacement reflète bien le trouble de la rédaction. Elle n’a pas été mise en valeur puisqu’elle figure en page 6 du numéro, appelée « mauvaise page » car, à l’instar de toutes les pages paires, celle-ci ne tombe pas directement sous le regard lorsque le lecteur feuillette le journal. De plus, elle n’a pas été placée en haut à gauche de la page, censé être une position dominante, et elle n’a même pas été encadrée.

16C’est le contenu de ce dessin qui explique ce sentiment de malaise. Il représente un déporté en pyjama rayé bombant le torse, fièrement apposé sur des fils barbelés … mais avec une tête de cadavre ! L’étoile sur la poitrine du déporté identifie très clairement celui-ci comme juif. Son corps, démesuré, domine le dessin. Le mouvement est suggéré par les jambes et les bras qui s’opposent à la tête figée du cadavre. Il se lit de bas en haut, avec pour point culminant, la tête cadavérique, sans yeux, du personnage. La ligne de rupture se situe dans l’opposition entre la verticalité du personnage central et l’horizontalité des barbelés. Autre opposition, l’intensité sombre du personnage et le décor clair derrière lui. Nous sommes donc en présence d’un dessin, certes dépouillé, mais d’une extrême violence qui joue sur l’émotion. Il présente un cadavre surgi d’outre-tombe, cependant que les fils barbelés symbolisent l’atrocité absolue des camps de concentration.

17La légende, sur laquelle nous reviendrons, indique une partie seulement de la phrase incriminée : « sûr de lui-même et dominateur ». Elle accompagne le dessin en reprenant la définition du peuple juif selon de Gaulle. Il faut d’ailleurs remarquer que Tim ne se prononce pas sur le contenu de la conférence concernant Israël et le conflit israélo-arabe, mais seulement sur l’accusation portée contre les Juifs. De plus, ce n’est pas de Gaulle qui est directement incriminé : seule la « petite phrase » est en cause. Il faut dire qu’à l’époque peu de caricaturistes se risquaient à produire dans des journaux à grands tirages des dessins dirigés directement contre le président français lui-même.

18Si nous n’avons aucun témoignage sur l’impact qu’a eu ce dessin auprès des Français en général, il n’est pas pour autant passé inaperçu. Au contraire. Il connut immédiatement une diffusion qui dépassa le cadre du Monde. Ainsi dans Le Nouvel Observateur du 6-12 décembre 1967, où ce dessin est repris pour illustrer un éditorial de Jean Daniel consacré à De Gaulle et les Juifs. Or, le journal indique la source du Monde, mais avec une légende plus complète qui, contrairement à celle du quotidien du soir, mentionne les trois attributs qui sont à l’origine de la polémique : « Un peuple d’élite, sûr de lui-même, dominateur ». C’est également le cas dans le numéro du 26 décembre - 25 janvier 1968 de L’Arche, le mensuel du judaïsme français, dans lequel ce dessin politique illustre un débat entre Raymond Aron, Robert Misrahi et Émile Touati sur De Gaulle, les Juifs et Israël. La typographie étant une nouvelle fois différente, il est donc possible d’en conclure que la légende ne figurait pas dans la version originale de Tim.

19Ce document a également connu une diffusion plus tardive et notamment dans L’Express du 26 février - 4 mars 1982 qui, à l’occasion du voyage du président français François Mitterrand en Israël, retrace la « plupart des épisodes de la passion franco-israélienne ». Enfin, en dehors du cadre strict de la presse, Jean Lacouture évoque ce dessin dans sa biographie consacrée à de Gaulle [4] et Michel Winock le signale dans sa Chronique des années soixante[5].

20Interrogeons-nous maintenant sur l’intérêt de ce dessin pour l’historien. Il faut tout d’abord noter la nature exceptionnelle du thème abordé. À notre connaissance, aucun autre dessin n’avait été jusqu’alors publié sur ce thème dans la presse à grand tirage. Il nous renseigne sur les mentalités collectives de l’époque. Les sondages montrent en effet que l’État d’Israël jouissait d’une cote de sympathie tout à fait exceptionnelle : 56 % au lendemain de la guerre des Six Jours [6], et même 68 % en septembre 1967 [7]. Il faut dire que pour une part non négligeable de la population française, l’État d’Israël était considéré comme le refuge pour le peuple juif, et le peuple israélien comme le représentant des survivants courageux des persécutions. De plus, en mai-juin 1967, les analogies entre la situation de l’État d’Israël menacé par ses voisins arabes et l’extermination dont les Juifs avaient été victimes pendant la guerre revinrent assez fréquemment dans Le Monde, Le Figaro et L’Aurore[8]. Enfin, le souvenir des persécutions nazies et de la Shoah était encore présent dans les mémoires et on peut comprendre que la vision d’horreur suggérée par le dessin de Tim ait pu provoquer un impact certain : les Français se sont projetés, identifiés avec ce personnage, moins en raison du contexte international qu’en raison du message clair qui leur a rappelé leur propre histoire, l’occupation nazie.

21Poursuivons notre étude et intéressons-nous au deuxième dessin de presse, celui paru dans Le Monde du 7 septembre 1973 : il représente un terroriste enfermé dans le canon d’un revolver.

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Dessin de Chenez, Le Monde, 7 sept 1973. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

22Le contexte est ici important. Le mercredi 5 septembre 1973, un commando palestinien attaquait l’ambassade d’Arabie Saoudite à Paris et prenait en otage treize personnes, dont trois Françaises. Cette prise d’otages intervenait après une longue série d’attentats commis par des commandos palestiniens, notamment celui de Munich au cours duquel onze athlètes israéliens avaient été assassinés pendant les Jeux olympiques de 1972. C’est d’ailleurs au cours de cet événement, qui avait provoqué un terrible émoi dans l’opinion publique, que l’auteur, Bernard Chenez dit Chenez, publia sa première caricature politique dans Le Monde, quotidien pour lequel il travailla pendant plus de dix ans.

23Que représente ce dessin ? C’est d’abord la perspective accentuée qui ressort. En premier lieu, l’opposition entre la ligne verticale du revolver et l’effet conique du canon. Celui-ci est de couleur noire, ce qui attire immanquablement l’œil. Au centre, un terroriste, symbolisé par sa cartouchière en bandoulière, est coiffé d’un keffieh, ce qui laisse supposer qu’il est d’origine arabe. C’est le seul personnage du dessin et il est derrière des barreaux, c’est-à-dire, comme le précise la légende, enfermé dans ses propres méthodes.

24La légende n’est pas un simple texte d’accompagnement, elle explicite le dessin. Le revolver suggère le danger et crée une atmosphère angoissante mais celle-ci est contrebalancée par la présence du terroriste prisonnier, victime de procédés qui font reculer plus qu’ils ne font avancer la cause palestinienne. Il s’agit donc d’un dessin ambigu de par son ambivalence qui, s’il condamne sans équivoque le terrorisme, affiche aussi une sympathie pour la cause palestinienne elle-même [9].

25Or ce dessin reflète bien les tendances dans les milieux intellectuels français au début des années soixante-dix : réprobation du terrorisme, mais soutien grandissant à la cause palestinienne, dont la dimension morale est mise en avant. De plus, l’arme braquée semble menacer le lecteur. Celui-ci est ainsi projeté au cœur du problème. De simple spectateur, il devient acteur du conflit israélo-palestinien. Et, finalement, ce dessin est un des nombreux éléments qui ont contribué à la « conscientisation » du problème palestinien auprès de l’opinion française.

26La dernière caricature qui nous intéresse est un dessin de Plantu paru dans Le Monde du 28 juillet 1982. À ce moment là, le Liban était entré dans la deuxième phase d’une guerre commencée en 1975, c’est-à-dire plus précisément celle, très controversée, de l’intervention militaire israélienne. Pour sortir de l’impasse politique et militaire dans laquelle il était, Yasser Arafat proposa de reconnaître toutes les résolutions de l’Organisation des Nations Unies concernant les Palestiniens, sans toutefois reconnaître explicitement le droit à l’existence d’Israël. Il ajouta cependant qu’il le concéderait à condition que, de son côté, l’État d’Israël reconnaisse l’OLP comme le représentant du peuple palestinien et le droit pour ce peuple d’avoir un État.

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Dessin de Plantu, Le Monde, 28 juil. 1982. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

27C’est le thème retenu par Plantu de son vrai nom Jean Plantureux. Ce dessin représente deux personnages dos à dos. Le mouvement est suggéré par les corps qui semblent tirer sur le stylo comme sur une corde. Le stylo dirige l’œil du lecteur, alors que le texte légende en noir dans des bulles « parchemin » délivre le message : « reconnaissance mutuelle ».

28Ce sont pourtant les personnages qui nous intéressent ici plus que l’inscription. Le premier personnage, à gauche, est symbolisé par son keffieh. Au regard de l’actualité, on comprend qu’il s’agit d’un Palestinien d’autant que, depuis le milieu des années 1970, le conflit israélo-arabe a pris une nouvelle dimension et s’est polarisé dans les médias presque exclusivement sur le conflit israélo-palestinien. Le personnage est vêtu d’un treillis : c’est un combattant. Il porte une sacoche en bandoulière, symbole de son errance. À droite, un second personnage porte également des habits militaires ; l’étoile sur son casque le désigne comme Israélien.

29Le dessinateur ne prend pas parti. Les deux personnages sont à égalité, ayant apparemment la même difficulté à reconnaître l’autre, difficultés représentées par les gouttes de sueur qui sous-entendent un effort difficile. Enfin, il faut remarquer ce que nous avons appelé le « style Tintin », héritage des cours suivis par Plantu à l’école Saint-Luc de Bruxelles, celle précisément fondée par Hergé : la forme ronde des visages, les bas de pantalon resserrés et relevés. De plus, la représentation du stylo renvoie au jeu de corde pratiqué dans toutes les cours de récréation. Or ce style n’est pas sans conséquence : il nous rappelle l’enfance et ses corollaires : naïveté et innocence. Le lecteur ne peut qu’abonder dans le sens voulu par l’auteur et, par conséquent, s’aligner sur son message. C’est ce qui explique, au-delà du talent du dessinateur, le succès remarquable de son œuvre.

30Il faut noter que le conflit israélo-arabe est un thème assez récurrent chez Plantu qui a longtemps milité en faveur de la paix au Proche-Orient. D’ailleurs, ce dessin, daté de 1973, a connu un destin étonnant. Des années plus tard, en 1991, Plantu rencontra Yasser Arafat à Tunis qui apposa sa signature dans une partie du dessin représentant un traité de paix appelant à la reconnaissance mutuelle. Un an plus tard, Shimon Pérès fit de même lors d’une rencontre entre l’auteur et le ministre des Affaires étrangères israélien. Ainsi, un an avant les premiers accords d’Oslo-Washington, les deux parties s’étaient déjà symboliquement reconnues [10].

31Par ailleurs, ce souci d’équilibre, assez inhabituel – il faut l’avouer – pour cette période, apparaît également dans un sondage paru en juin 1982, soit un mois auparavant. À la question « [d]ans la lutte qui oppose Israël aux Palestiniens, à qui vont vos sympathies ? », 42 % des personnes interrogées ne se prononcent pas [11]. Or c’est la proportion la plus élevée jamais enregistrée. Bien évidemment, ce chiffre peut révéler l’indifférence voire la lassitude des Français face au conflit. Mais il est également possible d’interpréter la part importante des sans-opinion comme une volonté ou une impossibilité de prendre position en faveur de l’une ou l’autre partie.

32Finalement, arrivés au terme de cette étude, nous avons constaté qu’en quinze ans, les stéréotypes concernant le conflit israélo-arabe avaient connu une lente mutation. La « morale » des dessins reflète l’évolution certaine de l’opinion publique. En 1967, l’Israélien était, à travers le déporté juif, le symbole de la victime et du martyre qui devait être protégé. Mais durant les années soixante-dix, alors même que l’image de l’État d’Israël s’est sensiblement dégradée dans l’opinion, le problème palestinien a pris une nouvelle dimension, non plus seulement militaire mais également morale. Désormais l’Israélien est devenu l’emblème de la force et le Palestinien, celui de l’errance, alors que les Français sont dorénavant partisans d’une solution la plus équilibrée possible, à laquelle les parties en présence ne pourront prétendre que par la seule négociation.

33Le rapprochement entre nos trois caricatures et les sondages d’opinion révèle que compassion n’est pas toujours synonyme d’identification. En 1967, les Français ont cru, un temps, partager une communauté de destin avec le peuple israélien et, par conséquent, ils ont affiché des sentiments proisraéliens. Quinze ans plus tard, l’image du déporté s’est éloignée – ce qui ne veut pas dire qu’elle a disparu – et explique, en partie, la baisse de popularité de l’État d’Israël. Toutefois, les Palestiniens n’ont pas bénéficié de ce processus d’identification [12]. Les palestinophiles ont toujours été minoritaires en France. Et finalement, ceci éclaire les sentiments indécis des Français en 1982.


Date de mise en ligne : 01/01/2009.

https://doi.org/10.3917/hyp.011.0139

Notes

  • [*]
    Prépare un thèse sous la direction de Robert Frank, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, L’opinion publique française et l’État d’Israël (1967-1987).
  • [1]
    À ce sujet le lecteur pourra consulter les ouvrages suivants : E. Panofsky, Studies in Iconology, Oxford, 1939 ; Id., Meaning in the Visual Arts, New York, 1957 ; par ailleurs, l’histoire des méthodes d’analyse des images a été présentée dans le livre de L. Gervereau, Voir, comprendre, analyser les images, Paris, 1994.
  • [2]
    Sur les liens entre information et opinion voir G. Tarde, L’opinion et la foule, Paris, 1989 (nouv. éd.) ; S. Moscovici, L’âge des foules, Bruxelles (nouv. éd.), 1985 ; A. Mucchielli, L’art d’influencer, Paris, 2000 ; J. Stoetzel, La psychologie sociale, Paris, 1978.
  • [3]
    Sur l’existence d’opinions ambivalentes, voir P. Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, 1990.
  • [4]
    J. Lacouture, De Gaulle, t. 3, Le souverain (1959-1970), Paris, 1986, p. 503.
  • [5]
    M. Winock, Chronique des années soixante, Paris, 1987, p. 201.
  • [6]
    Sondages, revue française de l’opinion publique, 2 (1967).
  • [7]
    Sondages, 4 (1967).
  • [8]
    À titre d’exemple, citons L’Aurore du 24 mai 1967 qui sous la plume de Serge Groussard avertit que « le monde civilisé ne permettra pas la possibilité d’un nouvel holocauste. […]. Ce sont ces survivants que les Arabes tentent de vouer au génocide et cela, parce que les rescapés des horreurs nazies avaient décidé de regagner Eretz Israël » ou encore Le Figaro pour lequel les Israéliens sont « les fils des martyrs d’Auschwitz, Birkenau et Treblinka », Le Figaro, 5 juin 1967.
  • [9]
    Cette interprétation a été corroborée par l’auteur au cours d’une interview qu’il a bien voulu nous accorder le 3 décembre 2000.
  • [10]
    Fruit de négociations secrètes à Oslo, la « Déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie » fut solennellement signée à Washington le 13 septembre 1993 par Shimon Pérès et Mahmoud Abbas, membre du comité exécutif de l’OLP, en présence du Premier Ministre israélien Itzhak Rabin et de Yasser Arafat. Parrainée par les États-Unis et la Russie, elle définissait les grandes lignes d’autonomie des Territoires occupés. Le préambule de la déclaration stipulait que le « Gouvernement de l’État d’Israël et l’équipe de l’OLP, représentant le peuple palestinien, ont convenu qu’il est temps de mettre fin à des décennies d’affrontements et de conflits, reconnaissent leurs droits légitimes et politiques mutuels, et œuvrent dans le but de vivre dans un climat de coexistence pacifique, de respect et de sécurité mutuels, et entendent instaurer une paix juste, durable et globale ainsi qu’une réconciliation historique au travers du processus politique convenu ». Par ailleurs, nous tenons chaleureusement à remercier Monsieur Jean Plantureux de nous avoir fait connaître les « événements » survenus en 1991 et 1992 détaillés plus haut.
  • [11]
    Sondage Louis Harris publié dans Le Matin, 26 juin 1982. Précisons qu’à cette question, 37 % des personnes interrogées ont répondu « à Israël » et 21 % « aux Palestiniens ».
  • [12]
    À l’exception de certains militants d’extrême-gauche qui, à travers les Palestiniens, ont poursuivi leur combat anti-impérialiste commencé lors des guerres d’Algérie et du Vietnam.
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