Notes
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L’adjectif « paulista » fait référence à l’Etat de São Paulo.
« Gagner n’est pas la chose la plus importante. Le football est un art, et il devrait montrer de la créativité. »
I – Introduction : créativité et organisation dans le football
1Chaque match de football met en situation de compétition deux organisations de taille égale. Dans cette opposition, régie par un cadre réglementaire précis et dont le respect est contrôlé par une instance neutre, une très grande partie des gestes et séquences de jeu sont assez standardisés. Il est naturel que les équipes de niveau comparable aient tendance à se « neutraliser ». Très souvent, la victoire dépend d’une seule action collective ou individuelle, d’une action inattendue, surprenante, déviante en quelque sorte : l’exécution d’un geste technique, d’un effort physique ou d’un placement collectif qui sortent du champ de l’attendu.
2Depuis la codification du football moderne, survenue à Londres il y a tout juste 150 ans, en octobre 1863, afin de permettre aux équipes de différents endroits de jouer un même jeu, clair et lisible, donc de se rencontrer, on n’a eu de cesse de célébrer la créativité, qu’elle s’exprime sur le plan collectif ou individuel. Les équipes et les joueurs de légende, entrés dans la mémoire collective de ce sport quasi-universel, sont ceux qui ont osé la rupture, la déviance par rapport à l’existant, à l’attendu.
3Sans tomber dans le lyrisme des passionnés, toujours prêts à dresser l’inventaire des palmarès, on pourrait citer l’équipe d’Arsenal des années 1930 qui avait perfectionné le système de jeu appelé « WM » en raison du placement des joueurs sur le terrain, la grande équipe hongroise des années 1950 qui avait introduit des séquences de jeu et des permutations de joueurs créant des espaces dans les défenses adverses, ou encore l’équipe néerlandaise des années 1970, inventeur du « football total » depuis lequel chaque joueur (fors le gardien) est contraint à la polyvalence : à contribuer au jeu offensif pour les défenseurs et à effectuer des replis pour les attaquants. Plus proche de nous, les succès exceptionnels du FC Barcelone ou de l’équipe nationale espagnole de ces dernières années ont été fondés sur une possession et une circulation de balle en apparence standardisées et répétitives, mais toujours à la recherche de la passe, du mouvement collectif ou du geste technique « extra-ordinaire » dans le sens primitif du terme.
4Il est intéressant de noter que la créativité de ces équipes de légende n’a pas toujours été couronnée de succès. Les Hongrois et les Hollandais, par exemple, ont perdu contre des équipes allemandes certes méritantes et loin d’être dénuées de talent individuel et collectif, mais objectivement bien plus orthodoxes, plus conformistes, plus représentatives des schémas traditionnels. On aurait cependant tort d’appliquer au football le vieil adage selon lequel il n’y a que la victoire qui compte et que la seule chose dont on se souvient, ce sont les titres. Bien au contraire : l’histoire de ce jeu est à ce point ponctuée par des « injustices » que la véritable vénération de ses amateurs est souvent vouée aux « beaux perdants », des perdants qui ont été « beaux » parce qu’ils ont insufflé au football cette créativité artistique qu’il permet d’exprimer dans ses meilleurs moments. Quand on « commémore » jusque dans les journaux télévisés nationaux l’anniversaire d’une défaite comme la légendaire demi-finale de Coupe du Monde entre la France et l’Allemagne à Séville, le 8 juillet 1982, c’est moins par narcissisme collectif que par l’admiration du monument « créé » ce jour-là. Et lorsqu’on demande aux Brésiliens de nommer la meilleure équipe nationale de leur histoire, ils citeront certes sans hésiter celle qui a remporté son troisième titre mondial au Mexique en 1970, mais il y aura en même temps un large consensus que les brillants perdants de 1982 et 1986 étaient largement supérieurs aux vainqueurs de 1994 ou 2002.
5Autrement dit : la mémoire collective de ce sport valorise la créativité. Et les grands « créateurs » eux-mêmes en sont pleinement conscients : Johan Cruyff, le prêtre du « football total » qui a échoué avec l’équipe néerlandaise en 1974, n’a cessé de marteler depuis que « aucune médaille ne vaut autant que d’être aimé pour son style » (Winner, 2000 : 144) et Michel Platini, qui lui non plus n’a jamais été champion du monde, a déclaré à de très nombreuses reprises que le match de Séville, sa défaite la plus douloureuse, a été le plus beau match de sa carrière.
6Cruyff et Platini, qui ont été à la tête d’équipes créatives, font partie des individus ayant marqué l’histoire de ce sport. Chacun a reçu trois fois le « Ballon d’Or », trophée qui consacre le meilleur footballeur de l’année depuis 1956. Lorsqu’on étudie la liste des lauréats, on constate qu’à quelques très rares exceptions près, ce sont systématiquement des « créateurs » qui ont été ainsi honorés, les attaquants ou milieux de terrains – « meneurs de jeu » – qui ont poussé les limites du jeu et redéfini le champ du possible. Une seule fois, un gardien a emporté le vote – le Russe Lew Yachine en 1963 – et des trois seuls défenseurs à être couronnés (Beckenbauer 1972 et 1976 ; Sammer 1996 ; Cannavaro 2006), les deux premiers ont justement été élus parce que, « libéros » impliqués dans le jeu vers l’avant, ils étaient des créateurs atypiques à leur poste !
7On l’a compris : que ce soit sur le plan collectif ou individuel, créativité, rupture, déviance sont des concepts fondamentaux dans l’évolution du football, des éléments clés de la fascination qu’il exerce.
8En même temps, « l’organisation » est également une notion absolument centrale dans le football et ce, à plusieurs titres. L’organisation y est de prime abord une structure ou plutôt un ensemble de structures enchevêtrées. Des organisations internationales (au niveau mondial la FIFA ; au niveau continental, les confédérations comme par exemple l’UEFA en Europe ou la CONMEBOL en Amérique latine) regroupent des associations (fédérations) nationales (Fédération Française de Football ; Football Association en Angleterre). Ces dernières rassemblent les fédérations régionales et les clubs de leur juridiction – incluant les organisations semi-autonomes dédiées aux clubs professionnels et souvent appelée « Ligues » – et gèrent des sélections représentant le pays (Equipe de France etc.). En effet, dans le football, l’organisation est fondamentalement un processus, qui a créé et continue de justifier cette structuration complexe : les structures servent à l’organisation de compétitions, sans lesquelles ce sport n’existe pas.
9Au niveau de l’équipe (les clubs en regroupent eux-mêmes plusieurs) l’organisation désigne certes le cadre hiérarchique (division des tâches entre entraîneurs et joueurs, voire secteur médical et autres fonctions de support dans le football professionnel) ; elle est aussi – et c’est sans doute plus important – un principe de jeu. L’organisation des joueurs sur le terrain (par exemple en 4-4-2, 4-3-3 ou en 3-5-2 – les chiffres représentant dans l’ordre le nombre de défenseurs, de milieux et d’attaquants) est un élément majeur, mettant l’accent sur la stratégie collective mise en place pour obtenir la victoire.
10Ces organisations de natures diverses mettent en place un cadre lourd et contraignant. Sur le terrain, il est possible, voire nécessaire, d’insérer de « l’animation », de la créativité individuelle ou collective dans cette organisation rigide. Sommairement, cette animation créative se résume dans la capacité des joueurs à désorganiser la structure défensive adverse, au besoin en modifiant l’organisation même de l’équipe (le plus souvent par des permutations latérales de joueurs) ou en se désorganisant temporairement (montées – verticales – de joueurs pas toujours compensées par des replis d’autres joueurs, le cas le plus spectaculaire étant l’abandon de son poste par le gardien pour venir au soutien de l’attaque à certains moments critiques de matchs particuliers). L’animation créative est donc le complément de l’organisation : elle n’a de sens qu’en fonction de l’organisation adverse ; et si l’accent peut être mis sur la capacité d’un individu à créer l’exploit individuellement, elle demeure en partie une forme d’organisation mais d’organisation en mouvement.
11Le football révèle donc à merveille la nature oxymorique de l’expression « organisation créative ». Quelle est la part de créativité possible dans un système où la contrainte pèse autant ? La créativité est-elle une réponse à la lourdeur du système ? Ou est-elle conditionnée par cette lourdeur-même ? Ces questions sont d’autant plus pertinentes dans le cadre d’un football où l’augmentation constante de la vitesse du jeu alliée à des principes d’organisations exigeant des joueurs qu’ils effectuent des tâches offensives et défensives (le fameux « football total ») aurait tendance à laisser de moins en moins de place à la créativité et où pourtant apparaissent toujours des joueurs capables de faire basculer un match.
12Le cas – certes exceptionnel – de la « democracia corinthiana » (en Français : démocratie corinthiane) apporte, des éléments de réponse à ces questions. Dans le contexte d’un Brésil alors étouffé par la dictature, une équipe de football, le Sport Club Corinthians Paulista [1] (appelé simplement les « Corinthians ») a mis en place dès 1981 une expérience d’autogestion en rupture totale avec les structures hiérarchiques habituelles dans l’organisation du football. Cette aventure créative a lancé des passerelles entre le jeu sur le terrain et la vie en organisation. Elle a tiré sa force d’une dynamique de groupe où ont semblé cependant surtout briller des individualités, notamment son leader, Sócrates Brasileiro. Après la fin abrupte en 1985 de cette expérience créative, qu’en reste-t-il : a-t-elle connu une postérité ou est-elle restée sans descendance (du moins, sans descendance à sa mesure) ?
II – L’autogestion sous la dictature
13L’histoire de la démocratie corinthiane est bien connue. Elle a été abondamment racontée dans des films documentaires (Forti Leitão & Biasi, 2011 ; Perez & Rof, 2012), des articles de journaux et de nombreux entretiens avec celui qui en est devenu la figure emblématique et médiatique, Sócrates Brasileiro (Tryhorn, 2012 ; Latta, 2004) et même au moins un article universitaire (Shirts, 1988).
14Fin 1981, Waldemar Pires, un homme d’affaires de São Paulo, accède à la présidence du club. Il nomme comme directeur sportif (diretor de futebol) Adilson Monteiro Alves. Héritier de la tradition familiale, Monteiro Alves est le fils d’un précédent directeur sportif des Corinthians. Plus inhabituel dans le football, Monteiro Alves, âgé de 35 ans à l’époque, est aussi sociologue, et un ancien étudiant dissident, qui a séjourné en prison pour s’être opposé au régime dictatorial en place au Brésil depuis 1964.
15Sous l’impulsion militante de Pires et de Monteiro Alves (Forti Leitão & Biasi, 2011), l’organisation du club change radicalement. En lieu et place de l’ancienne structure hiérarchisée où les décisions étaient prises de manière traditionnelle par le management du club (Président, Directeur Général, Directeur Sportif…) et imposées aux employés sans beaucoup de consultation, Pires et Alves mettent en place une démocratie directe et participative. Toutes les décisions sont prises à la majorité, à la suite d’un vote auquel participent tous les employés du club, joueurs, staff technique, personnel administratif jusqu’au jardinier chargé de l’entretien de la pelouse selon le principe simple : un votant égale une voix. La décision la plus symbolique et la plus connue est sans aucun doute l’élection de l’entraîneur. Le choix des membres du club se porte sur un joueur du club, Zé Maria, champion du monde de 1970 avec la « Selação », l’équipe nationale du Brésil, et qui poursuit en même temps une carrière de conseiller municipal. Au fur et à mesure que l’expérience se développe, de nouvelles mesures fortes mais sans doute moins médiatiques sont prises : la mise au vert (concentração) est abandonnée car jugée dé-responsabilisante, voire infantilisante, les décisions concernant les recrues qui rejoindront le club sont débattues et prises collectivement.
16Monteiro Alves n’a jamais été très explicite sur les motivations profondes de la mise en place d’une démocratie participative dans un environnement aussi hiérarchisé qu’un club de football. Il est possible que l’idée soit née spontanément, car rien ne nous permet d’affirmer avec certitude qu’il y avait déjà songé avant même d’être appelé par Pires pour prendre sa fonction. Il est certain, en revanche, qu’il a profité de la crise sportive du club – une élimination précoce du championnat paulista en 1981 – qui avait permis à Pires d’accéder à la présidence. Le simple fait qu’il commence son travail de sortie de crise en consultant l’ensemble des joueurs sur les meilleurs moyens de renverser la tendance constitue en soi une rupture radicale avec les habitudes du monde du football (Perez & Rof, 2012). Fin connaisseur de son club, il était sans doute conscient du fait qu’il y avait dans l’équipe de l’époque des joueurs dotés d’une réelle intelligence politique et réceptifs à un nouveau discours.
17Dans le contexte d’une dictature oppressante en place depuis près de deux décennies, cette expérience inédite de démocratie, portée par l’un des clubs les plus populaires du Brésil attire l’attention des médias. C’est le cas notamment au niveau national à l’occasion de nouvelles élections pour la présidence du club en 1982, qui voit une nouvelle victoire du duo Pires-Monteiro Alves et la poursuite de l’expérience. Dès septembre 1982, les joueurs entrent sur le terrain en portant un maillot frappé sur l’arrière du mot « democracia », revendication qu’ils remplacent lors de la finale du championnat paulista, quelques jours avant les élections du 15 novembre, premières élections libres dans le pays depuis 1964, par l’incitation « Dia 15 Vote » (Juruna, 1982 ; Sachs, 1983). La présence des caméras de la télévision, la retransmission du match assurent une publicité immense à la démocratie corinthiane dans l’état, le pays et, aidé par la présence dans l’effectif de Sócrates Brasileiro, capitaine de la Selação à la récente Coupe du Monde, dans le monde entier. C’est à cette période, et à cause de la médiatisation que se forme l’image probablement fausse selon laquelle le mouvement était dirigé par les joueurs, notamment Sócrates, Casagrande et Wladimir, le pouvoir revenait aux joueurs et l’équipe seule était en autogestion. En fait, c’est le club tout entier qui était en autogestion, les joueurs y étaient donc vraisemblablement minoritaires !
18L’expérience se poursuit et culmine en 1984 après que l’attention s’est graduellement focalisée sur la seule personne de Sócrates. Lors d’un rassemblement en faveur de la démocratie sous le slogan de « Diretas Já ! » qui aurait réuni jusqu’à un million et demi de personnes (chiffres organisateurs), le joueur s’engage à refuser une offre alléchante de la Fiorentina, dans le championnat italien, et de rester jouer aux Corinthians si le Congrès (le parlement brésilien) autorise la tenue des premières élections présidentielles libres au scrutin universel – qui aurait signifié de facto la fin de la dictature. Le résultat du vote est négatif et Sócrates, frustré, quitte le club pour aller jouer à Florence. Lorsqu’il revient au Brésil un an plus tard, la démocratie est en passe d’être instaurée (Savonnet-Guyot, 1985) l’effectif a été très largement renouvelé, et le duo Pires-Monteiro Alves perd les nouvelles élections à la direction du club qui reprend un fonctionnement plus « normal ».
19Il est difficile d’élucider les raisons de la défaite des dirigeants, pourtant soutenus par les joueurs. Aussi banal que cela puisse paraître, elles sont sans doute d’ordre sportif. Dès lors qu’il n’y a pas le succès escompté, des méthodes ou approches déviantes se trouvent sous une pression aiguë de justification. En 1984, non seulement le club avait perdu le championnat paulista remporté en 1982 et 1983, mais avait aussi échoué dans sa quête d’un premier titre national (élimination en demi-finales). Intronisés à l’aide d’une crise sportive, il semble que Pires et Monteiro Alves aient été poussés vers la sortie pour la même raison. Il est cependant indéniable que le fait que le nouveau président, Roberto Pasqua, remplace aussitôt l’entraîneur Zé Maria par son prédécesseur de l’ère pré-démocratique, Mario Travaglini, donne à ce renversement un certain air « réactionnaire »…
20Toujours est-il que cette longue expérience inédite d’autogestion du club tout entier, impulsée par une direction à la composition très inhabituelle, et qui connaît un large retentissement médiatique, pose deux questions fondamentales. Qu’est-ce qui est à l’origine de cette organisation, certes temporaire, mais remarquablement créative : une dynamique de groupe au sens large ou le rôle de certains individus ? Quelle en est la postérité ?
III – Les fondements de la démocratie corinthiane
III.1 – Dynamiques de groupe
21Les dynamiques de groupe ont sans aucun doute joué un rôle majeur dans la genèse de la démocratie corinthiane. A un premier niveau, le contexte est important. Comme l’explique Derek Pardue (2002), les Corinthians sont souvent décrits comme le club du peuple paulista par opposition au São Paulo FC, club qui attirerait des supporteurs plus aisés. Réelle ou non, cette image prend sens dans le contexte de la démocratie corinthiane : c’est dans le club dit le plus populaire, le mieux à même de toucher les foules opprimées (que l’on peut présumer plus réceptives au message) que se déroule cette expérience inédite. Un deuxième élément de contexte a permis à l’expérience d’exister et de se développer : le Brésil de 1981-82 est très différent de celui de 1964. La dictature est affaiblie par les problèmes économiques et se voit contrainte de mener une politique d’assouplissement du régime dite de l’Abertura. Comme le souligne Shirts (1988), l’exemple du FC Santos, connu comme le club de Pelé, a montré que dans les années 1970 la dictature était plus à même de contrôler et d’instrumentaliser le football.
22A un second niveau, comme le souligne J. Sergio Leite Lopes (2007), l’expérience des Corinthians se situe dans la lignée d’expériences préalables, la plus connue au Brésil étant celle de l’autogestion (probablement limitée par comparaison) des joueurs durant le Mundial 1958 qui avait amené la première victoire du pays en Coupe du Monde, et dans le courant des années 1960, dans des clubs comme Botafogo ou Santos. C’est là que la thèse de Shirts (1988) apporte un éclairage intéressant : prenant la suite des analyses faites par des universitaires brésiliens de première importance, Gilberto Freyre (1945) & Roberto da Matta (1982), Shirts postule que dans une société brésilienne extrêmement hiérarchisée et où la mobilité sociale est limitée, le football constitue l’un des rares moyens pour un individu de transformer l’ordre social. C’est ce qui expliquerait la tendance des joueurs brésiliens à valoriser le jeu créatif, la prouesse individuelle plutôt que le jeu structuré. Des éléments de cette analyse sont d’ailleurs repris par Sócrates lui-même bien des années plus tard (Gstoettner, 2009) et sont au fondement de l’action de son frère Raï, autre joueur de football de niveau mondial et de sa fondation Gol de Letra : utiliser l’espoir suscité par le football pour promouvoir l’éducation des enfants en posant comme modèle le footballeur éduqué. Shirts souligne également qu’après la victoire à la Coupe du Monde 1970, la dictature a aussi chargé la fédération nationale de changer l’image du jeu brésilien, afin de substituer aux valeurs potentiellement « révolutionnaires » qu’il portait, des valeurs plus conformes avec l’esprit de la dictature. Le mérite de Shirts est d’étendre l’analyse de Da Matta qui est centrée sur l’individu au club tout entier : le club des Corinthians, en autogestion, a joué le rôle normalement dévolu à l’individu, c’est-à-dire prendre le contrepied des normes établies d’organisation (hiérarchisation etc.) dans un système a priori verrouillé.
23Dans cette perspective, l’expérience de la démocratie corinthiane n’est pas une expérience isolée et le fait d’individus. Elle s’explique par le contexte local, le contexte historique et se situe dans la lignée d’autres expériences d’autogestion méconnues, car beaucoup moins médiatisées. L’expérience corinthiane est même, au contraire, la traduction au niveau d’une organisation de la capacité du football à faire bouger les lignes sociales, sociétales et politiques. Il n’est pas anodin de noter que l’équipe des Corinthians de cette époque est (à tort ou à raison d’ailleurs) connue au niveau du jeu pour sa capacité à privilégier l’animation sur l’organisation : la déstabilisation à travers un jeu créatif (où les joueurs proposent des mouvements certes organisés mais inédits et inattendus) de l’équipe en face.
III.2 – Rôle des leaders
24Si l’expérience corinthiane s’inscrit à n’en pas douter dans plusieurs dynamiques collectives (au niveau du pays, de l’état) et qui est elle-même le résultat d’une dynamique collective, le rôle joué par les leaders y est frappant, à au moins deux niveaux. Contrairement au mythe largement répandu parmi les amateurs de football, la démocratie corinthiane n’est pas née d’une prise de pouvoir par les joueurs. Bien au contraire, elle est née d’une décision libre des autorités (Président et Directeur Sportif) de partager le pouvoir qu’ils avaient, et de l’aveu même de Sócrates, elle a même rencontré de la résistance chez certains joueurs (Tryhorn, 2012 ; Gstoettner, 2009). Dans le contexte de la dictature, prendre la parole pouvait en effet être dangereux. Les leaders qui ont joué de loin le rôle le plus déterminant dans l’aventure elle-même sont donc Pires et, surtout, Monteiro Alves : c’est pour cela que l’expérience a survécu au départ de joueurs mais pas à celle des dirigeants, leurs successeurs n’ayant aucun mal à se ressaisir du pouvoir qui avait été partagé.
25Par un mouvement de réduction propre aux médias, c’est pourtant la figure de Sócrates qui a fixé l’attention dans le monde entier (peut-être moins au Brésil). Ce phénomène est capital, car sans les médias, la démocratie corinthiane serait demeurée un phénomène marginal et sans aucune conséquence sociale. Dans une certaine mesure, il est tentant de voir la figure de Sócrates Brasileiro comme faisant l’interface entre une organisation créative et un monde contraignant. Face à ce qui lui est difficilement compréhensible, et encore moins acceptable (une démocratie où toutes les voix ont la même importance), une société fortement structurée et sous l’emprise d’un régime dictatorial se rassure en imputant le changement à un leader individuel, c’est-à-dire en regardant la démocratie corinthiane par le prisme d’un modèle – le « dirigeant » suivi par ses « troupes » – qu’elle reconnaît plus facilement et qui lui convient.
26Tant la position – très exposée – que la personnalité – particulièrement charismatique – de Sócrates Brasileiro se prêtaient d’ailleurs très clairement à cette récupération. Sa fonction de capitaine de l’équipe nationale brésilienne en avait fait, dans une certaine mesure, le « premier » de tous les joueurs brésiliens. Signe de son identification au pays, il semble d’ailleurs très souvent appelé par son nom double par les Brésiliens : Sócrates Brasileiro, plutôt que Sócrates tout court.
27Son apparence physique faisait de lui un joueur à part, facilement repérable sur le terrain. Très grand (1,92 m), très mince, très élancé, il possédait une morphologie atypique pour le poste de meneur de jeu qu’il occupait. Dans son recueil poétique Le football, ombre et lumière, l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano lui attribuait « le corps d’une cigogne : des jambes longues et maigres, des pieds tout petits » (Galeano, 1997).
28L’élégance peu orthodoxe de ses mouvements était soulignée par l’expression de liberté qui se dégageait de sa barbe et de sa chevelure abondante. Jouait-il de manière consciente et intentionnelle de sa ressemblance avec le jeune Che Guevara ? Toujours est-il que trente ans plus tard, la présence physique de Sócrates n’a rien perdu de sa fascination dans les extraits d’archives télévisuelles, que ce soit dans le maillot des Corinthians ou celui de la Selação.
29Mais plus encore que son apparence physique ou son style de jeu, c’est dans son parcours atypique que réside une dimension essentielle de son impact sur le mouvement de la démocratie corinthiane. Les sources ne s’accordent pas sur son origine sociale et ethnique : il est décrit comme un blanc de la classe moyenne par un journaliste anglais, alors que lui-même semblait plutôt se voir comme noir (et était peut-être vu ainsi par une partie de la population brésilienne, les définitions étant différentes selon les pays), et insistait sur les origines pauvres de son père (Bellos, 2002). Néanmoins, comme son nom et celui de ses frères Sófocles et Sósthenes l’indiquent, Sócrates Brasileiro venait d’un milieu où l’éducation était valorisée – ce qui de son propre aveu était rare chez les joueurs de football brésiliens (Bellos, 2002). Son père avait certes fait lui-même son éducation à travers ses lectures, mais Sócrates a aussi vécu sa jeunesse, comme il aimait le répéter à longueur d’entretien « dans une bibliothèque ». Son père aimait la philosophie et était sans doute vu comme un gauchiste dans le Brésil des années 60, ainsi que le suggère cet épisode maintes fois raconté par Sócrates : le jour du coup d’état en 1964, il avait extrait de sa bibliothèque et brûlé un livre sur les bolcheviks.
30Nourri de cette éducation, Sócrates a réussi à faire des études secondaires brillantes. Elles lui ont permis de commencer des études supérieures de médecine qu’il a reprises à la fin de sa carrière de footballeur et qui lui valaient le surnom de « O Doutor », le « Docteur », comme le rappelaient les manifestations d’hommage assez émouvantes suite à son décès en 2011, à l’âge de 57 ans, des dégâts causé par un alcoolisme dont il n’avait pas hésité à parler ouvertement. À côté de son parcours peu commun, c’est aussi la légende qui s’est mise à entourer le personnage notamment après son passage en Europe, et sa capacité à l’entretenir en répondant toujours volontiers aux questions sur cet épisode de sa vie, qui expliquent que son nom soit systématiquement associé de nos jours à la démocratie corinthiane.
31Sócrates Brasileiro présentait donc un profil original propre à séduire les médias, et son éducation, son capital culturel, lui donnaient non seulement une capacité de réflexion sur l’expérience corinthiane mais aussi une capacité à transmettre ses idées de façon claire, intelligible et assimilable par les médias (écrits et audiovisuels d’ailleurs). Si en interne, sa voix ne comptait pas plus que celle des autres, il avait de toute évidence toutes les qualités pour devenir le visage et la voix de la démocratie corinthiane à l’extérieur.
32Que ce soit sur le terrain ou dans son action politique, Sócrates a été l’emblème des footballeurs qui « osent », comme l’on dit dans le langage imagé mais un peu obscur de la presse, « dépasser la fonction ». Sur le terrain, cette expression renvoie vers l’initiative d’effectuer des tâches – offensives, défensives, à la récupération, dans la préservation ou la transmission du ballon – normalement dévolues à une autre catégorie de joueur, voire totalement inattendues dans certaines phases du jeu ou endroits du terrain. Mais dans son cas, il n’est pas exagéré d’étendre la métaphore à sa vie de citoyen éclairé qui, de toute évidence, aimait à « prendre ses adversaires à contrepied »…
33Pour qu’une telle personnalité puisse s’épanouir dans le monde du football, il faut un concours de circonstances favorable : des dirigeants qui cherchent des relais dans l’équipe pour leurs idées de co-gestion, un entraîneur qui trouve le juste équilibre entre les « figures imposées » de la tactique collective et l’autorisation de donner libre cours à des individualités créatives, un public susceptible de favoriser la prise de risque et prêt à pardonner l’erreur due à un geste trop osé.
34Pour qu’elle puisse s’exprimer à sa juste valeur dans la vie sociale et politique, il faut également un concours de circonstances. Dans l’atmosphère « fin de règne » de la dictature brésilienne, avec la délégitimisation grandissante du régime et la libération graduelle de la parole, Sócrates a été un déclencheur, dépassant à la fois sa fonction de footballeur et sa fonction attendue de citoyen docile en militant activement pour le changement politique. Un prolongement cohérent et crédible, en quelque sorte, de sa façon de jouer.
35Avait-on encore besoin de lui en 1985 ? C’est au moment-même où le Brésil entamait la dernière phase de l’Abertura Politica qui menait à la démocratisation du pays que l’expérience de démocratie corinthiane s’est interrompue en 1985. La question qui demeure aujourd’hui est celle de sa postérité : ce moment bref, mais intense, de disruption, où une organisation a été créative, a-t-il eu un impact de longue durée sur le football dans la société brésilienne ?
IV – La postérité limitée de la démocratie corinthiane
36Sócrates est le premier à mettre en avant le bilan positif de l’expérience corinthiane en soulignant que rien que le statut du footballeur a considérablement changé grâce à cette aventure (Bellos 2002). Il y a sans doute du vrai dans cette affirmation, mais elle ne saurait être généralisée. En Europe, où les retombées du célèbre arrêt Bosman de la Cour de Justice des Communautés Européennes de 1995 ont augmenté de manière significative le pouvoir des joueurs en imposant le principe de libre circulation sur le marché du football professionnel, les joueurs eux-mêmes n’ont guère su profiter de cette nouvelle liberté, mises à part les hausses de salaires et des indemnités de transferts significatives pour les vedettes les plus exposées. Au contraire : la faiblesse sidérante des syndicats de joueurs de football, incapables de s’opposer à des rythmes de travail toujours plus difficiles, dangereux pour la santé des joueurs et poussant donc inévitablement au dopage – en 2012-2013, un nombre significatif de professionnels européens ont largement dépassé les 50 matches par an (France Football, 2013) – suggère que l’impact de la démocratie corinthiane a été limité au seul Brésil. Et même dans ce pays, c’est en fait un adversaire historique de Sócrates (avec lequel il fut indirectement en compétition pour les élections à la Présidence de la CBF, la fédération brésilienne au tournant des années 2000), Pelé, qui a permis en 1998 le vote de la loi libérant les footballeurs de leur lien avec les clubs à l’expiration de leur contrat (imitant d’ailleurs ainsi l’arrêt Bosman). Cependant, si beaucoup de joueurs s’investissent dans des actions humanitaires et sociales après la fin de leur carrière, peu d’entre eux ont un engagement politique. Sócrates est d’ailleurs le premier à le reconnaître : « Il n’y pas de footballeurs impliqués dans la fédération (brésilienne), et pourtant, théoriquement, c’est eux qui devraient être les premiers intéressés ! » (Tryhorn, 2012). Dans une perspective politique plus large, la démocratie corinthiane a-t-elle induit du changement ? Une anecdote mise en avant par Sócrates relate que le club des Corinthians a mis à profit sa notoriété pour permettre au Parti des Travailleurs du futur Président Lula de récolter leurs premiers fonds :
« En fait, nous avons grandi en parallèle. Nous avons généré leur premières ressources financières. Nous mettions en place un concert au club, un match de football, un barbecue, tous pour lever des fonds pour la toute première campagne de Lula. »
38En reliant ainsi le mouvement de la démocratie corinthiane, à l’original local et limité dans le temps, de manière causale à une histoire nationale, celle de de l’arrivée au pouvoir de la gauche au Brésil dans les années 2000, il l’inscrit en même temps dans une narration épique plus longue, de portée nationale (voire internationale). Ce lien reste évidemment invérifiable : la mémoire de l’évènement est certes vivace de nos jours et glorifiée par une production multimédia, et il est toujours tentant d’établir des causalités historiques en rétrospective, mais il paraît disproportionné d’accorder une influence fondamentale à une expérience, certes glorieuse, mais limitée, de footballeurs une trentaine d’années plus tôt.
39Plus important : sur le moment-même, l’impact de l’expérience corinthiane a sans doute été moins déterminant que ne le suggèrent ses thuriféraires. Sans se poser inutilement la question de la poule et de l’œuf, il importe de se demander si la démocratie corinthiane est plus le résultat de la politique d’Abertura politica, ou un facteur contribuant à celle-ci. La réponse réside peut-être dans la notion « d’accélérateur ». Rendue possible par l’assouplissement du régime et une lente ouverture progressive, l’aventure corinthiane a sans doute contribué à accélérer ce mouvement en repoussant les limites du possible et en fournissant, grâce à l’extrême popularité du football, un exemple original et surtout extrêmement visible de démocratie. Elle s’inscrit surtout dans une mémoire collective qui tend à glorifier autant le football comme action politique que les actes de résistance durant la dictature.
V – Conclusion
40Ce scepticisme sur l’impact réel de la démocratie corinthiane nonobstant, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’elle constitue sans aucun doute une expérience originale et forte. Elle est surtout intéressante pour la réponse qu’elle apporte à la double tension fondamentale qui se fait jour dans le football : dans le cadre d’une organisation très forte, au point de sembler étouffante, organisation imposée à la fois par les acteurs (confédérations, fédérations, clubs) mais aussi par le jeu lui-même (organisation tactique), quelle place y a-t-il pour la déviance créative ? Profondément ancrée dans son environnement, la démocratie corinthiane apporte une réponse fondamentalement brésilienne : la créativité, au niveau du joueur et de l’équipe, comme au niveau du club, est le moyen d’échapper à la pesanteur des structures. Dans un contexte concurrentiel, c’est de la créativité que naît la capacité de surprendre, de trouver des alternatives aux réponses attendues, de proposer des solutions innovantes, car pensées en faisant abstraction des contraintes du système en place.
41Peut-on pour autant dresser des parallèles entre cette expérience du milieu du football et le monde de l’entreprise ? L’interprète du football est souvent bien avisé de rester prudent et de s’interdire les conclusions hâtives : contrairement à une expression aussi galvaudée qu’erronée, le football n’est pas le « miroir » ou le « reflet » de la société. Ce qu’il peut être, en revanche, c’est une grille de lecture, une caisse de résonance particulièrement audible pour faire entendre des aspirations identitaires et, parfois, comme c’est le cas en Turquie ou de nouveau au Brésil en ce printemps-été 2013, des revendications politiques. Sócrates lui-même, amoureux fou de ce qu’il appelait « le jeu de la liberté » (Gstoettner, 2009), a résumé cette dimension dans la formule « le football peut te donner une idée de ce que ‘société’ veut dire » (ibid.)
42Il est vrai que les liens entre le football et l’entreprise existent. Les influences mutuelles sont nombreuses, et elles se sont renforcées depuis une vingtaine d’années. Du côté du football, la professionnalisation du management des structures (ligues et clubs) et l’optimisation des techniques de commercialisation ont été directement importées du monde de l’entreprise. Et au fur et à mesure que le football a commencé à prendre une place presque disproportionnée non seulement dans les médias mais dans la société en générale, le management s’est intéressé de près aux techniques et au vocabulaire propres au football, notamment en ce qui concerne le team-building, la motivation des individus, la résistance à la pression, la mobilisation de loyauté, etc.).
43Bien avant ce rapprochement des méthodes de management, la critique radicale du sport avait dénoncé les analogies idéologiques entre le football (ou le sport en général) et le capitalisme industriel : maximisation du rendement, exploitation du corps, intériorisation du principe de concurrence, spécialisation taylorienne à outrance, diktat de la performance… – pour un auteur critique comme Michel Caillat, « culture sportive et culture d’entreprise s’accouplent parfaitement » (Caillat, 1989 : 118 ; voir aussi les publications du collectif Quel Corps ?, 1995).
44Tout comme l’importation du discours sportif dans le management, cette dénonciation d’obédience marxiste reste stérile, car la compétition sportive qui se joue sur le terrain et dans les classements est de nature essentiellement différente de la compétition économique et industrielle qui se joue sur le marché. Les acteurs du marché ont naturellement des visées monopolistiques (même si une régulation plus ou moins développée met en place des garde-fous pour les en empêcher). In fine, l’objectif est d’affaiblir durablement le concurrent, le vaincre de manière définitive. Dans le football, la compétition n’a d’intérêt qu’entre concurrents égaux et la victoire est par définition temporaire. Pour profiter pleinement de la « quête de l’excitation » selon la célèbre formule de Norbert Elias (Elias et Dunning, 1994), dans laquelle réside toute la saveur du vécu et du spectacle sportif, il est impératif que la concurrence reste équitable et qu’on retrouve, la saison suivante, ses adversaires et rivaux de toujours. Une autre différence fondamentale entre le monde de l’entreprise et le football se trouve dans l’usage qui y est fait de la notion centrale de cet article, la créativité. Dans l’entreprise, la créativité est un moyen. Elle ouvre la voie à l’innovation (qu’elle soit technologique, conceptuelle ou organisationnelle) qui permet de s’imposer sur son marché, de gagner. Le football, malgré la professionnalisation de ses structures et le montant des sommes qui y sont parfois véhiculés, reste essentiellement un jeu. La créativité n’y est pas que moyen, elle peut se suffire à elle-même, comme le démontre de manière convaincante la valorisation des « perdants magnifiques » par la mémoire collective mondiale du football.
45En tant que jeu, le football reste une activité gratuite. Pour donner une dernière fois la parole à Sócrates : « Les titres, c’est pour quoi faire ? Tu en as besoin pour ton CV ? Eh bien, tu peux le mettre dans ta poche, le plier, le déchirer. Bien sûr, quand tu participes à une grande compétition, le plus important, c’est le succès. (…) Mais il y a d’autres valeurs. » (Gstoettner, 2009). L’une de ces valeurs, c’est la réalisation de soi dans la créativité. Le bonheur d’« être libre et indépendant », de « communiquer en permanence », de « provoquer la réflexion et le débat », de « renverser les procédés » (ibid.)
46L’originalité de l’aventure corinthiane réside dans la combinaison rare entre la créativité artistique – celle du terrain – et la créativité organisationnelle – le management du club – incarnée dans Sócrates. Si la première est omniprésente à travers l’histoire du football et représente effectivement un élément essentiel de la fascination qu’exerce ce jeu, la seconde est très rare. Il y a toujours eu des « rebelles » individuels qui s’insurgeaient avec plus ou moins de succès contre les structures – du combat de Raymond Kopa contre « l’esclavage » des joueurs professionnel à celui de Jean-Marc Bosman pour la liberté de mouvement – les exemples ne manquent pas. En revanche, au niveau des clubs, la démocratie corinthiane reste une expérience tout à fait exceptionnelle dans le football professionnel. Etant donné les enjeux économiques qui le caractérisent aujourd’hui, il est peu probable qu’elle se reproduise. Peut-être, sur le plan de la gestion de l’équipe, peut-on observer des tentatives prudentes de responsabiliser les joueurs, de dé-hiérarchiser la prise de décision. Mais force est de reconnaître qu’il s’agit là plutôt de prendre en compte les attentes de joueurs socialisés dans une société libérale et post-autoritaire. Comme le répète souvent l’actuel sélectionneur de l’équipe d’Allemagne, Joachim Löw, on ne peut plus simplement donner des ordres à une génération qui attend d’être convaincue par des arguments et qui cherche la discussion. Signe des temps, il utilise fréquemment un terme emprunté au management, en évoquant des « hiérachies plates » (« flache Hierarchien »).
47Faut-il y voir l’héritage lointain et « dilué » de la responsabilisation des joueurs prônée par l’approche radicale de la démocratie corinthiane ? Ce qui est certain, c’est que la créativité ne se décrète pas. Pour la susciter, il est nécessaire de mettre en place des structures adéquates, afin de permettre à des individus réceptifs et prédisposés de la développer pour le bien collectif. Il est évident que cela n’est envisageable que dans le cadre d’un projet à long terme. Dans le monde court-termiste du football, où le prochain résultat peut sceller le destin d’un entraîneur ou dirigeant, il n’est pas étonnant que les organisations créatives restent l’exception. Les Corinthians du début des années 1980 avaient, eux, un projet qui allait bien au-delà du championnat à gagner. C’est dans leur vision politique que réside toute l’exemplarité de leur aventure.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Brésil, démocratie, Corinthians, déviance créative, football (soccer), Sócrates Brasileiro
Mise en ligne 23/01/2014
https://doi.org/10.3917/hume.313.0003Notes
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[1]
L’adjectif « paulista » fait référence à l’Etat de São Paulo.