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Article de revue

L'aménagement du temps de travail : le cas de cinq entreprises « françaises »

Pages 29 à 44

1L’évolution du temps de travail en France de la fin du dix-neuvième siècle à nos jours est profondément marquée par un double mouvement : d’une part, une réduction significative et continue de la durée du travail sur le long terme ; d’autre part, une diversification récente des durées du travail et des modalités d’organisation du temps de travail. Ces transformations induisent un éclatement croissant des formes d’horaires et des durées individuelles et collectives de travail (Gauvin, Jacot, 1999). Nous proposons ici d’évaluer les conséquences de cette différenciation des temps travaillés, et de saisir plus précisément l’individualisation et l’hétérogénéisation du temps de travail (Supiot, 1999). Qu’en est-il de la place de l’aménagement et réduction du temps de travail dans les processus de différenciations sociales liés à l’emploi. Y a-t-il une relation de causalité entre aménagement du temps de travail et développement de nouvelles formes particulières d’emploi ou faut-il y voir une simple coexistence des modalités de flexibilisation de la main-d’œuvre (Célérier, Tengour, 2001) ? Le temps de travail ne permet-il pas d’asseoir un nouveau régime néolibéral de mobilisation de la force de travail qui exclut les acteurs collectifs (Coutrot, 1998) via l’individualisation des temps de travail et des catégories de personnel qui leur sont affectées ? Ne favorise-t-il pas un processus de différenciation sociale dont la traduction – déstructuration et affaiblissement des collectifs de travail – permettrait le consentement aux nouvelles normes et contraintes productives ? Face à la nécessité de s’adapter à des environnements de plus en plus incertains et turbulents et de préserver un niveau satisfaisant de performance, la flexibilité est devenue, depuis près de vingt ans, une ressource essentielle dans les organisations (Bucki et Pesqueux, 1992; Rojot, 1998). La décentralisation de la négociation sur les questions du temps de travail dans les entreprises a eu pour effet une grande diversité d’innovations dans le cadre de logiques individuelles ou collectives, de stratégies défensives ou novatrices, de contextes organisationnels favorables ou plus rigides (CSERC, 1998 ; Thoemmes, 2000). «La décision de réduire la durée du travail (...) peut être inspirée à la fois par des motivations instrumentales et symboliques» (Aucouturier, Coutrot, 2000).

2Nous mettons l’hypothèse que les entreprises ayant réduit leur temps de travail dans une stratégie volontariste ont intérêt à procéder à une réflexion pour construire des pistes de fonctionnement, afin de parvenir à l’organisation la plus adaptée à la nouvelle donne réglementaire, et de ce fait à pouvoir dégager au cours de cette démarche des gains de productivité intéressantes. L’aménagement du temps de travail peut être envisagé dans deux grands types de situations : soit il s’agit d’une démarche proactive, dans laquelle l’entreprise poursuit un ou plusieurs buts qui lui sont propres, et cherche dans l’aménagement du temps de travail les moyens d’y parvenir, soit elle s’adapte à une réglementation nouvelle imposée de l’extérieur, et elle cherche à le faire dans les meilleures conditions pour elle. Dans les deux situations l’entreprise va essayer de lier l’aménagement du temps de travail à une réorganisation qui lui permettra de répondre aux grands enjeux auxquels elle est confrontée, l’aménagement du temps de travail jouant alors le rôle de catalyseur pour aborder ces questions. L’enjeu le plus important en matière organisationnelle consiste en la recherche de formes de flexibilité qui permettent à l’entreprise de s’adapter aux fluctuations de son marché. Or, on peut constater les difficultés qu’éprouvent les entreprises à caractériser les variations de charge qu’elles doivent absorber et dont elles font l’objet et donc les niveaux de flexibilité dont elles ont besoin et c’est dans cette optique là que nous mettons l’accent que l’aménagement du temps de travail peut favoriser une organisation des entreprises (Guerfel-Henda, 2004).

1 – L’aménagement du temps de travail dans une perspective de fonctionnement des entreprises

3Dans cette partie nous mettons l’accent sur le lien entre l’aménagement du temps de travail et l’organisation du travail et comme logique de performance.

1.1 – L’aménagement du temps de travail et l’organisation du travail

4L’existence et la mise en place d’aménagement du temps de travail est liée à l’établissement de compromis entre intérêts différents et production de règles et conventions. Dans ce sens la volonté ou la personnalité du dirigeant ne sont pas suffisants pour expliquer la viabilité ou la réussite des accords. Selon Louart (1995), l’aménagement du temps de travail permet de concilier des rationalités technico-économiques et socio-politiques des logiques collectives et individuelles parce qu’il est le support d’un plus global de réorganisation de l’entreprise. Le processus d’aménagement du temps de travail même s’il est initié généralement par les directions met en action des acteurs, qui vont favoriser ou non l’application de ce projet en mettant en place des changements et des transformations des règles temporelles dans l’entreprise. L’aménagement du temps de travail réclame de nouvelles formes d’organisation du temps de travail, de nouvelles configurations des situations de travail comme la création d’équipes supplémentaires, de suppléance ou la suppression des chevauchements entre équipes qui obligent à repenser l’organisation et ses modes de coordination (Noguera, 2006). En ce sens il renouvelle et accroît les fonctions d’organisation et de contrôle de la gestion des ressources humaines ainsi que celles de l’encadrement. Les aides financières incitant à la création d’emploi sont perçues comme une opportunité de rajeunir la pyramide des âges ou d’assurer la relève de l’encadrement. Quand elles concernent des emplois qui auraient été créés de toute manière, elles conjuguent effet d’aubaine et effet de croissance pour des entreprises promises à développement. Les aides font émerger des opportunités de création de valeur qui associées à une réflexion sur les besoins en compétences de l’entreprise, se traduisent par le recrutement de jeunes diplômés sur des fonctions d’expertise ou de développement commercial spécifiquement créées. L’aménagement du temps de travail implique un accord, un compromis entre les négociateurs mais aussi un processus de mise en sens de l’action permettant aux salariés de s’approprier les obligations implicites qu’il véhicule. Il suppose une clarification des enjeux et objectifs liés au changement de la durée et de l’organisation du temps de travail et leur évaluation dans la durée. La définition et la mesure des temps travaillés donnent lieu à des conventions qui sont autant de prescriptions en matière de comportements. L’implication de la direction de vouloir mettre rapidement en place la réduction du temps de travail est très largement justifiée par le fait qu’elle y trouve un intérêt évident, celui de faciliter le changement organisationnel. Selon Alis (1999), tant que la direction n’a pas associé la réduction du temps de travail à d’éventuelles conséquences positives, elle ne négocie pas. Les entreprises qui se trouvent dans une situation stratégique interne ou externe très difficile, conflictuelle au plan social interne ou sous une forte pression du marché, n’ont pas la possibilité de réagir positivement à cette contrainte. L’aménagement du temps de travail entraîne dans ce cas des difficultés supplémentaires voire même une régression des performances, de leur productivité. Une entreprise dont le management plus moderne lui permet de transformer la contrainte légale que constitue l’aménagement du temps de travail en opportunité pour construire un projet stratégique de développement de ses activités digère l’aménagement du temps de travail sans détériorer sa valeur ajoutée et réalise des gains de productivité significatifs (Alis, 2001 ; Noguera, 2006). Une entreprise qui au contraire n’a pas de réflexes stratégiques proactifs ou un niveau de compétences inadapté aux évolutions du produit (marché, technologie,…) peut être déstabilisée et mise en difficulté par l’aménagement du temps de travail.

1.2 – Une logique de performance

5Dans ce cadre l’aménagement du temps de travail met en avant les objectifs de rationalisation au service de la performance de l’entreprise, il favorise la mise en cohérence de rationalités multiples. Dans ce cas il faut développer la flexibilité, s’adapter au marché et créer une meilleure productivité par une meilleure utilisation des équipements en facilitant la production d’arrangements conciliant logiques organisationnelles et sociales comme l’aide à l’embauche de jeunes, la montée en compétences et polyvalences, le développement la préservation de l’emploi et l’accroissement du potentiel d’activité, un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, entre contraintes horaires de l’activité et temps choisi (…) (Peretti 2002, 2010). L’autonomie est considérée en lien avec la rationalisation de l’activité de travail, accentuée avec l’instrumentalisation de l’aménagement du temps de travail par les entreprises. Evoquer l’instrumentalisation de la réduction du temps de travail par les entreprises signifie qu’elle ne constitue pas pour ces dernières une fin en soi mais un moyen au service de la réalisation d’autres objectifs : l’augmentation des gains de productivité, l’amélioration de la flexibilité des entreprises, la réduction du coût du travail, la transformation de l’organisation du travail. L’aménagement du temps de travail entretient la division du travail, soit parce qu’elle permet d’accroître la formalisation du (temps de) travail avec l’introduction de nouvelles modalités de contrôle, mais aussi parce que des moyens de pression temporelle sur les salariés perdurent, ou encore parce que cette division est accentuée avec l’intervention du dispositif conseil ou des cabinets de consultants venus asseoir le projet de la direction.

1.3 – Le fonctionnement organisationnel dans la gestion du temps

6Pour que l’aménagement du temps de travail soit considéré comme un dispositif d’optimisation du fonctionnement organisationnel, il ne suffit pas d’établir des emplois du temps aussi complexes. Il s’agit de coordonner des temporalités ou des rythmes différents qui relèvent de logiques et rationalités parfois contradictoires : temps de la nature, du produit et temporalité du marché (Boisard, 1996). Une telle coordination exige une vision globale du fonctionnement de l’entreprise, une centralisation des informations concernant ces multiples temps et temporalités et une meilleure coordination, voire collaboration entre services. Cette coordination qui ne peut que bousculer la répartition des horaires de travail implique une redistribution des compétences voire des savoirs qui sollicitent fortement la gestion des ressources humaines. L’entreprise a-t-elle les compétences nécessaires ? Les équipes sont-elles capables de tourner en l’absence de l’encadrement ? Dès lors que les dispositifs d’aménagement du temps de travail placent les salariés dans des configurations nouvelles de travail, il est essentiel que les comportements évoluent. Selon Morin et al (1998) le temps est « un moyen de définir les conditions de répartition du travail, les rémunérations et les statuts professionnels ».

2 – Méthodologie

7Nous avons fait le choix méthodologique de nous appuyer sur des études de cas fondées sur des observations de terrain. Les terrains étudiés sont un échantillon de cinq cas d’entreprises petites, moyennes et grandes dans des secteurs différents, que ce soient dans l’industrie et les services (Entreprise A industrie ; Entreprise B services; C vente par correspondance ; D association humanitaire ; E agence de publicité). La collecte des informations s’est effectuée essentiellement par observation directe des modes opératoires (modalités d’aménagement des temps de travail, utilisation des équipements, répartition des tâches et des missions …) et analyses des documents internes à l’organisation (accords sur l’aménagement-réduction du temps de travail). Nous avons confronté plusieurs documents et observations afin d’analyser les mécanismes de changement observés aux différents niveaux de l’organisation. L’approche qualitative pour ce type de recherche nous semble utile pour étudier les comportements des acteurs sur le moyen et long termes (Argyris et Schön, 1978) et d’observer l’évolution des pratiques RH. Cette méthode permet d’observer sur un temps plus au moins long les évolutions naturelles ou les changements provoqués (Wacheux, 1996). Les terrains d’aménagement du temps de travail se caractérisent par une complexité croissante des aspects de la réorganisation, qui ne touche pas seulement au volume horaire (le fameux passage 39 à 35), mais aussi à d’innombrables autres composantes du facteur temps (composition du temps de travail, rythme de travail, délai de prévenance, flexibilité des horaires, prise des congés, marge d’autonomie des acteurs, etc.), et encore à de nombreux autres aspects de la vie en entreprise, comme les conditions de travail, les statuts des personnels, les questions de rémunération, la qualité du service proposé à la clientèle, etc. Comment s’opère la délicate alchimie qui permet de comparer les divers scénarios envisagés et de parvenir à une solution jugée meilleure ? Au-delà des instruments manipulés par les acteurs, ce sont leurs logiques sous-jacentes qui apparaissent, dans le cadre d’une négociation de prime abord assez classique, avec des attentes de part et d’autre, en termes de qualité de vie et de travail pour les salariés, en termes d’organisation et de flexibilité pour les entreprises.

8Ces hypothèses permettent ainsi de traiter la question de l’aménagement du temps de travail en la rattachant à des problématiques plus larges :

  • en quoi le temps de travail constitue-t-il maintenant un paramètre de la performance des entreprises, qui leur permet de gagner en efficacité et en flexibilité ? et quels instruments l’entreprise met-elle en place pour en avoir la meilleure représentation possible ?
  • comment les opérations d’aménagement du temps de travail modifient-elles le rapport du salarié à son travail, et notamment comment la dimension essentiellement individuelle de l’aménagement du temps de travail retentit-elle par rapport aux nécessités d’une organisation collective ?
La recherche entreprise, s’appuyant sur ces hypothèses, a eu notamment pour but de déterminer et d’analyser comment, face à la contrainte d’aménagement du temps de travail, s’effectuent les compromis entre acteurs aux logiques contradictoires ; qui sont ces acteurs et à quel moment ils s’insèrent dans un processus ; comment sont instruits et argumentés les choix, tout au long du processus. Au-delà de ces questions, l’idée était également de repérer si des dynamiques particulières ont pu faire émerger des innovations organisationnelles, et si l’on peut caractériser les « bonnes pratiques » associées à ces innovations. Mais derrière ces interrogations, on trouvera finalement une question : les changements les plus lourds de sens produits par les 35 heures sont-ils visibles dès maintenant ? ou au contraire, ne sont-ils encore qu’en émergence, et ne manifesteront-ils toute leur ampleur que dans quelques années ?

3 – Utilisation de l’aménagement du temps de travail dans les entreprises étudiées

3.1 – Les performances et les coûts en terme d’aménagement du temps de travail

9D’après nos terrains l’idée d’instrumentalisation de la loi par les entreprises renvoie à 1’utilisation stratégique qui en est faite. L’intention stratégique dépasse une simple logique d’adaptation (Masson, Pépin, 2000) et recouvre des approches de type « agressif » ou « redéployeur » (Aucouturier, Coutrot, Debauche, 1999) consistant respectivement à obtenir de nouveaux atouts concurrentiels, de remettre à plat l’organisation du travail, de rajeunir la pyramide des âges, de se redéployer sur de nouveaux métiers ou encore de renforcer certains métiers ou fonctions (cas de notre entreprise A). L’Aménagement-Réduction du temps de travail s’inscrit par conséquent dans des processus socio-productifs plus larges (Thuderoz, Tournon, 2001). L’aménagement du temps de travail se fait au nom d’une conception d’une nouvelle organisation, telle qu’elle a pu se dessiner au cours des réflexions de la hiérarchie de l’entreprise, avec pour objectif, au minimum de préserver les performances de l’entreprise, voire de les améliorer. Ces réflexions aboutissent le plus souvent non pas à une convergence de vues, ce qui serait étonnant compte tenu des intérêts propres de chaque service, mais plutôt à un compromis, qu’il convient ensuite de traduire dans les faits. Par ailleurs, les responsables sont évidemment soucieux d’anticiper les enjeux économiques. Mais les moyens mis en place pour chiffrer ces enjeux et la profondeur des investigations menées a priori sont très différents selon les cas. Certaines entreprises ont poussé les évaluations plus loin que les autres terrains mobilisés, ces calculs ne semblent pas toujours menés à leur terme, et encore moins diffusés, soit que les instruments fassent défaut, soit que l’absence de certitude sur les réglementations nouvelles à appliquer n’aient pas permis de déterminer des scénarios de référence avec suffisamment d’exactitude. (Cas de nos différentes entreprises qui n’ont pas pensé à la fin des aides).

3.2 – Les performances en termes organisationnels

10Les réorganisations du travail effectuées à l’occasion des processus de réduction du temps de travail ont été considérées par nombre d’employeurs comme le moyen d’absorber à moindre coût les réductions d’horaire, mais aussi, dans certains cas, comme une opportunité de revoir des schémas organisationnels qui ne semblaient plus adaptés. En particulier, la recherche d’une certaine flexibilité, vue et présentée comme une contrepartie nécessaire de la réduction des horaires, était évidemment un des objectifs souvent mis en avant par la direction. Cette distinction entre organismes qui sont allés à l’aménagement du temps de travail vers l’obligation légale des 35 heures et ceux qui ont eu une attitude plus volontariste aura des conséquences assez directes sur l’amplitude des changements observés. En outre, les changements organisationnels observés sont certes à relier à un processus de mise en œuvre d’aménagement du temps de travail, mais sont également souvent des réponses à des projets organisationnels plus larges, qui saisissent l’opportunité de l’aménagement du temps de travail pour se déployer.

Une nouvelle technologie de la gestion du temps

11Les nouvelles règles négociées dans le cadre des accords d’aménagement du temps de travail entraînent partout le développement d’une instrumentation de gestion, qui devient le corollaire indispensable à la mise en œuvre effective des accords : la variabilité des situations entre individus, ou d’un service à l’autre, la flexibilité des horaires dans le temps en fonction des aléas, des saisons ou des contraintes de production imposent la mise en place de mesures précises des temps de travail et des horaires de chaque salarié, destinées à la fois à l’encadrement direct, à des fins d’organisation, mais aussi à des gestionnaires de personnel, à des fins de contrôle du respect des règles. Dans les organisations où le décompte horaire du temps de travail est prépondérant, des pointeuses ont souvent été mises en place à l’occasion du changement de régime. Pointeuse ou pas, des relevés d’horaires sont effectués, destinés ensuite à alimenter des logiciels de gestion des horaires et de nouveaux systèmes d’information (cas de l’entreprise D). En outre, le relevé des temps d’absence est lui-même complexifié, car leur statut et les règles qui s’y appliquent peuvent être différents : jours de RTT et jours de congés ne sont plus identiques. (Cas de l’entreprise A et B)

12Cette complexification et cette formalisation des règles, qui entraînent un développement des instruments, sont concomitamment à l’origine du rôle accru de certains acteurs chargés de soutenir les opérationnels sur le plan administratif pour cette gestion du temps, mais également, le cas échéant, de diffuser et d’expliquer les règles. Si ces changements touchent généralement directement les structures en charge de la gestion des ressources humaines, ils peuvent aussi avoir des impacts sur certains administratifs, dans les unités décentralisées. Dans de plus grosses organisations, les correspondants RH qui existent souvent se voient confier ces nouvelles tâches. Il en résulte parfois, un renforcement du poids des structures RH, et un déplacement de la relation entre salariés et encadrement de proximité. Mais, plus fondamentalement, cette demande de pédagogie et de médiation qui se manifeste sur les nouvelles règles est le signe d’un changement profond des objets et des conventions qui structurent le travail salarié.

Nouvelles conventions, nouveaux objets de gestion

13La complexification des règles n’est pas seule en cause dans la difficulté à les faire comprendre et appliquer aux salariés et à leur encadrement. Les conventions de calcul et, au-delà, les notions essentielles autour desquelles se construisent les raisonnements et les comportements des acteurs sont transformées. Le débat autour du temps de travail oblige d’abord à repréciser un certain nombre de définitions et de conventions qui lui sont sous-jacentes : en particulier, la définition du temps de travail, et sa décomposition, deviennent des enjeux essentiels, dans les négociations, pour les parties en présence. Selon la manière dont la limite est fixée, pour le décompte du temps de travail, entre le « cœur du temps de travail » et ses « franges », un même régime horaire peut prendre des configurations très différentes tant pour les salariés que pour les employeurs : les temps de trajet sont-ils ou non inclus dans le temps de travail pour des ouvriers ? quelle règle fixer pour la durée de la pause déjeuner, quand certains de ces déjeuners sont aussi des occasions de rencontres professionnelles ? Comment prendre en compte les temps de formation ? (cas de l’entreprise A, B, D). On observe que l’effet de clarification et de transparence induit par les accords d’aménagement du temps de travail retire de fait à l’encadrement intermédiaire un certain nombre des souplesses permises par le système antérieur, plus opaque et moins exigeant en termes de gestion. Ces souplesses permettaient entre autres de rétribuer l’implication de tel ou tel salarié, en ne touchant pas au système de rémunération formel, mais en jouant sur l’attribution des congés, des heures supplémentaires. Ce système de donnant-donnant était considéré dans certaines organisations comme un élément essentiel de la motivation des salariés au travail et donnait à l’encadrement un levier qui pouvait jouer un rôle important pour l’absorption de pointes d’activité par exemple.

3.3 – Plan de développement et conduite du changement

14La plupart des entreprises observées se situe dans une logique de croissance du chiffre d’affaires, qu’elle renforce par un effort spécifique sur les fonctions commerciales dans le cadre des recrutements (cas de l’entreprise A et B). Si on considère avec nous que l’insertion du projet d’aménagement du temps de travail dans une dynamique de développement ou de réorganisation centrée sur l’amélioration des performances est une dimension nécessaire du dispositif d’aménagement du temps de travail, alors la mise en place d’un tel processus ne peut faire l’économie d’une analyse stratégique du marché et du positionnement de l’entreprise. Cela renvoie à la capacité des dirigeants de définir un plan de développement à moyen terme et de disposer d’outils d’information interne et d’indicateurs fiables et pertinents de suivi de l’activité, capables de fournir les bases des prévisions. Cette dimension, qui n’est pas toujours présente dans les grandes entreprises, l’est encore moins dans les PME-PMI et les TPE. La rationalité n’est pas partout limitée de la même façon. Même dans le cas où la préoccupation d’inscrire l’aménagement du temps de travail dans une logique de développement stratégique est présente, la formalisation de cette logique se confronte à la capacité du management à projeter son entreprise dans un environnement concurrentiel maîtrisé. Nous insistons sur l’importance de la conduite du changement. La vision des dirigeants sur le marché, la technologie, le champ concurrentiel doit être portée par un réel savoir-faire de conduite du changement qui requiert l’adhésion de l’ensemble de l’encadrement intermédiaire confronté aux difficultés de la mise en œuvre sur le terrain.

Une problématique

15Notre observation des entreprises en situation de croissance maîtrisée montre que la compétitivité et la profitabilité sont préservées. Cette dimension apparaît essentielle car elle fournit une grille de lecture des effets de l’aménagement du temps de travail dans la situation présente. La plupart des secteurs d’activité enregistrent aujourd’hui des taux de croissance positifs et la reprise de l’activité conforte les structures sociales et financières des PMEPMI. Dès lors, ce qui pouvait être perçu comme une spécificité des entreprises qui ont volontairement décidé de se lancer dans l’aménagement du temps de travail, devient une situation généralisée. Dans une logique de généralisation des 35 heures, deux situations peuvent induire des impacts différenciés de compétitivité. D’une part la confrontation avec des sociétés non soumises à la législation française, d’autre part la nature des modalités de mises en œuvre de l’aménagement du temps de travail. Notre recherche montre que les entreprises en situation concurrentielle ouverte qui, de façon volontaire, se sont lancées dans les politiques d’aménagement du temps de travail ne subissent pas de contrecoup sur le plan de leurs performances, dès lors qu’elles ont intégré ce dispositif dans une logique cohérente de développement. Mieux, dans un marché du travail qui se tend sous l’effet de la reprise économique, l’aménagement du temps de travail deviennent un facteur d’attractivité pour des salariés en recherche de qualité de vie. On mesure ici l’enjeu que constitue pour les entreprises le cadrage des objectifs liés à l’aménagement du temps de travail. Il nous semble impératif que les entreprises concernées, les partenaires sociaux et les organismes professionnels prennent des dispositions pour que les entreprises puissent être durablement accompagnées durant les phases préparatoires à l’aménagement du temps de travail et tout au long des premiers mois de sa mise en application. Permettre d’intégrer dans les dispositifs d’accompagnement des entreprises l’élaboration de plans de développement et la conduite du changement serait de nature à répondre à l’enjeu, essentiel pour celles-ci, de croissance maîtrisée.

La performance dans l’argumentaire du dossier

16Que l’on ait affaire à des organisations qui se sont lancées dans l’aménagement du temps de travail a minima, c’est-à-dire en limitant au maximum les changements organisationnels, ou, a fortiori à des organisations qui ont souhaité profiter de l’aménagement du temps de travail pour mener des changements plus vastes, la question des coûts et des gains qui pouvaient être attendus de l’opération est présente dans la phase d’instruction et de négociation de l’accord. On notera que si ces scénarios font parfois apparaître des gains, ceux-ci en revanche ne s’expriment généralement que de manière qualitative (robustesse aux aléas, facilité de gestion, meilleur service client, etc.) alors que l’évaluation des coûts (de masse salariale) est quantitative. Dans la majorité des cas que nous avons étudiés, des scénarios précis ont été réalisés, évaluant les coûts de l’opération d’aménagement du temps de travail, essentiellement en termes d’embauches, et, le cas échéant, élargissant l’évaluation financière à des aspects plus larges de la réorganisation : retombées financières d’un repositionnement stratégique lié aux embauches, évaluation des impacts financiers pour les différents groupes d’acteurs en présence. En revanche, on ne trouve jamais dans ces évaluations de tentative d’évaluation du coût de gestion, en interne, du nouveau système. (Guerfel-Henda, 2004).

La pauvreté des instruments et des dispositifs d’évaluation

17En premier lieu, les instruments de mesure et les procédures d’évaluation a posteriori permettant d’instruire cette question sont rarement formatés pour cela, voire totalement absents. Pourtant, on trouve souvent dans les organisations qui ont négocié un accord d’aménagement du temps de travail des procédures de suivi qui font partie de l’accord : il s’agit en général de comités de suivi, auxquels participent les organisations syndicales, et qui se réunissent à intervalles plus ou moins réguliers pour veiller à la mise en œuvre de l’accord (cas de l’entreprise D, E, A). Cela dit, on observe que ces comités ne se sont pas donnés comme mission de mesurer l’impact des accords encore moins sur la performance, mais plus simplement d’en vérifier l’application en termes de règles d’aménagement du temps de travail et de respect des engagements d’embauches.

Le problème du « toutes choses égales par ailleurs »

18Par ailleurs, si l’on souhaite procéder à une comparaison de la « performance » de l’organisation avant passage aux 35 heures, et après application de l’accord, on ne peut comparer deux situations « toutes choses égales par ailleurs », car en dehors du temps de travail de l’organisation étudiée, divers éléments de contexte ou d’organisation ont pu changer simultanément (volume d’activité, etc.). Enfin, la stabilisation (relative) des organisations n’est en général pas encore effectuée au bout d’un an, et les gains de productivité qui ont pu être réalisés à l’occasion d’un accord d’aménagement du temps de travail peuvent progressivement se trouver à nouveau grignotés par la suite. A cet égard, on peut observer, dans certaines organisations où un suivi a pu être mené, un phénomène de « délitement » progressif, certaines règles énoncées par l’accord n’étant plus respectées, ou donnant lieu à contestation après coup. Concernant l’évolution de la masse salariale, certains accords prévoient explicitement la création de nouveaux emplois. Au-delà de la difficulté à identifier précisément a posteriori ces créations (car les « nouveaux » emplois peuvent provenir par exemple de la résorption d’emplois précaires, mais préexistant à l’accord), quand des créations « nettes » ont été effectivement constatées, alors que l’activité semble stable, leur nombre semble relativement modéré, et en tout cas, ne résulte pas d’un calcul arithmétique. En termes de gain pour l’entreprise, il est donc probable que celui-ci est faible ou nul sur ce volet. En revanche, les accords prévoient généralement une modération salariale, qui se traduit sur la progression salariale ou en termes de gel indemnitaire (cas de l’entreprise E.), sauf le cas échéant pour les plus bas salaires. Cela dit, dans l’entreprise A., on observe que lors de la mise en œuvre des accords, des moyens ont été trouvés pour que la rémunération globale des salariés déjà en place ne soit pas affectée, même si le changement de régime horaire conduisait à la diminution d’une prime. Sur la plupart des terrains étudiés, des investissements, humains et matériels, ont été faits pour permettre la mise en œuvre des nouvelles règles de gestion du temps : embauches ou affectations par redéploiement de personnels RH, investissements logiciels. Cela dit, il est évidemment impossible de prouver que ces investissements n’auraient pas été observés sans RTT : il faut de toute façon renouveler les logiciels, et la fonction RH se développe sur d’autres axes que la RTT. Ces différents éléments montrent la complexité de l’interprétation d’un mouvement de la masse salariale, d’autant que celle-ci est également affectée par d’autres mouvements de personnel, indépendants de l’aménagement du temps de travail (départs à la retraite, modification du volume d’intérimaires ou de sous-traitants). On notera toutefois que les organisations étudiées n’ont pas pu ou pas souhaité mener ce genre d’analyses de manière précise et quantitative sur l’évolution de leur masse salariale. A un deuxième niveau, plus global, celui de l’efficacité d’une nouvelle organisation issue, au moins partiellement, d’un changement de régime du temps de travail, les appréciations seront encore plus qualitatives. On note à la fois des tendances qui paraissent positives et d’autres négatives par rapport à cette problématique. Tout d’abord, une recherche de robustesse par rapport aux variations conjoncturelles de l’activité,

  • une adaptation sans doute intéressante, via les modulations annuelles, aux variations saisonnières de l’activité
  • une rationalisation, s’appuyant sur une découverte des pratiques à l’occasion des phases de diagnostic, qui a sans doute produit des gains de productivité réels, mais a aussi poussé à la suppression de temps « morts », de temps de coordination, qui permettaient l’échange informel, qui rend plus difficile les réunions et la transmission d’informations, et qui, du coup, rend l’organisation plus fragile. Cas de l’entreprise A
  • une augmentation probable de la charge de travail des cadres, au détriment de leurs missions spécifiques, par la conjonction de deux effets : apparition de tâches de gestion du temps (concernant leurs subordonnés), report sur eux de certaines tâches de secrétariat quand leur secrétaire « prend ses RTT » cas de l’entreprise D
L’analyse des schémas organisationnels résultant des accords a mis en évidence cette inventivité que nous venons d’évoquer et une capacité d’adaptation dont on ne fait pas toujours crédit aux organisations, notamment quand elles sont de grandes tailles. Les entreprises ont profité de la contrainte imposée par le législateur. Contrairement à ce qu’on croyait les accords d’aménagement du temps de travail n’ont probablement pas d’effets catastrophiques en termes de compétitivité, mais ils ne sont pas non plus à l’origine de créations d’emplois en nombre spectaculaire (Pollez et al, 2003). Si un accord est signé, il est la jonction d’un processus dans lequel se mobilise des logiques contradictoires comme des créations d’emploi imposées par les organisations syndicales, mais aussi des réorganisations et des transformations qui vont mettre à profit des gains de productivité. Parallèlement, une évolution est constatée concernant le travail qui est la transformation de la mise à disposition des salariés face à leurs employeurs qui vont responsabiliser individuellement les salariés sur leurs résultats, s’appuyer sur leurs compétences et leur capacité d’initiative et d’innovation, plus que sur la « force » de travail, au sens taylorien.

Conclusion

19Nous avons observé que l’aménagement du temps de travail avait été utilisé comme un outil de transformation des entreprises au service de projets : stratégie commerciale, politique d’offre économique, recherche de croissance, mobilisation des salariés, mutation de la gestion salariale. Les entreprises qui se sont lancées volontairement dans un accord aménagement du temps de travail ont été portées par une dynamique de croissance et de développement dans une visée stratégique. L’aménagement du temps de travail est dans ces contextes un moyen pour faire bouger l’ensemble de l’entreprise. Leur performance et leur compétitivité n’ont pas été affectées par le passage aux 35 heures. Les engagements de création d’emploi ont été respectés. L’analyse montre que peu d’emplois de compensation du temps réduit ont été créés. En revanche, les entreprises ont eu recours à des embauches de croissance (pour répondre à l’accroissement de la demande) et de développement (pour préparer les évolutions de marché).

20La gestion prévisionnelle de l’emploi n’a ainsi pas été absente des plans stratégiques des entreprises. Cependant on peut considérer que celle-ci n’a pas dépassé la recherche de compétences adaptées aux axes de développement. Si la fonction personnel s’en est trouvée renforcée, nous n’avons pas observé de véritable basculement sur une gestion des ressources humaines. Le dialogue social n’a pas été « réinventé » à l’occasion des négociations sur l’aménagement du temps de travail. Les représentants des salariés n’ont pas pu, ou su, sortir des thèmes traditionnels de négociation. En particulier, une fois «réglée» la question de la rémunération, le dialogue, et encore moins la négociation, ne se sont pas déplacés sur les champs de la santé au travail et, dans un sens plus large, de l’organisation du travail. Le temps de travail a été réaménagé à l’occasion de la mise en place des accords d’aménagement du temps de travail. L’organisation du travail dans l’entreprise n’a été, en revanche, que faiblement impactée. Les inflexions organisationnelles sont restées modérées, à l’exception de l’introduction significative de la modulation dans les accords. La polyvalence par exemple a souvent été subie par les salariés et l’encadrement intermédiaire. Nous n’avons pas observé d’évolution conséquente de l’outil de travail, l’accroissement de la DUE permettant justement d’éviter des investissements rendus nécessaires par les perspectives d’activité. Le risque existe de voir les entreprises, concentrées sur leur carnet de commandes réel et potentiel, négliger la mise en place des conditions sociales et organisationnelles face à l’aménagement du temps de travail. L’encadrement - qui participe à l’implantation des nouvelles organisations - est sous pression, puisque ses fonctions et responsabilités habituelles incluent la lourde tâche d’appliquer, de gérer, d’expliquer des modalités de gestion du temps de travail. Tout en étant soumis aux 35 heures, les cadres - eu égard à leurs fonctions et responsabilités - sont invités à ne pas compter leurs heures, leur statut n’étant pas compatible avec une borne temporelle (Guerfel-Henda, 2004). La gestion du temps de travail met l’accent sur l’importance de la coopération dans la recherche d’une plus grande efficience organisationnelle et économique, avec des déclinaisons différentes selon les entreprises : ouverture de nouveaux espaces de communication, organisation du travail en binôme, généralisation de la polyvalence, etc (Guilbert, Guerfel-Henda, 2010). Nous avons vu que les objectifs recherchés par les entreprises avaient permis la convergence de compromis stratégiques conduisant à un équilibre entre recherche d’efficacité (donc de rentabilité ex post) et d’acceptation des conditions de travail au profit d’une RTT. C’est sans doute à partir de cette notion d’équilibre que se sont forgées les représentations positives dominantes des salariés valorisant « un temps pour soi » dégagé par la RTT.

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Mots-clés éditeurs : temps de travail, aménagement, performance, organisation

Mise en ligne 01/11/2011

https://doi.org/10.3917/hume.302.0029

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