Introduction
1Un management pleinement abouti n’exclurait-il pas de fait les questions liées à la diversité en les rendant caduques ? Manager intelligemment un collectif suppose bien l’accueil de toutes les compétences peu importe d’où elles viennent ni de la manière dont elles s’expriment ? Or, la question posée par le couple diversité/discrimination reste ouverte à bien des égards, malgré les avancées réalisées. Ainsi, même dans les pays disposant d’un droit du travail structuré et intégrant les préoccupations de la société civile, de nombreuses discriminations persistent et échappent encore trop souvent aux prises de conscience, aux statistiques et aux sanctions. Comme le disent Borgogno et Vollenweider-Andersen : « La réflexion sur la discrimination est hantée par la question de la preuve ». Comment en effet, réussir parfois à prouver qu’on est victime de discrimination ? De même, souhaite-t-on toujours entreprendre une telle démarche ? De plus, comment disposer pour certains pays, de statistiques fiables, prouvant l’accueil ou l’absence marquée au sein d’entreprises, de personnes issues de certains groupes ethniques dans différentes catégories d’emplois ? Aussi, est-ce une incohérence de vouloir lutter efficacement contre la discrimination et de ne pas se doter d’outils statistiques adéquats (Simon et Stavo-Debauge, 2004, p.1).
Perspectives internationales et plan de l’article
2Si l’on élargit notre champ d’analyse, il est à cet égard intéressant de constater qu’au niveau international, l’O.I.T a élaboré deux conventions fondamentales relatives à l’élimination de la discrimination en matière d’emploi. Il s’agit des conventions n? 100 sur l’égalité de rémunération et de la convention n? 111 concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession. Ces conventions internationales ont été ratifiées respectivement par 167 et 169 pays (sur 183 Etats membres de l’O.I.T). Néanmoins dans un contexte de mondialisation de l’économie et de concurrence sur les normes de travail, l’O.I.T. a élaboré deux instruments normatifs promotionnels destinés à rappeler aux Etats les principes et droits fondamentaux au travail que les Etats doivent respecter en dehors même de toute ratification. La Déclaration de l’O.I.T. de 1998 relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi, rappelle aux Etats que le principe de non discrimination constitue un droit fondamental de l’Homme au travail. La Déclaration de 2008 sur la justice sociale pour une mondialisation équitable encourage également les acteurs non étatiques, notamment les entreprises, à appliquer ce droit.
3Tandis que les Etats sont souvent réticents à adopter les conventions internationales relatives à la liberté syndicale, ou à la lutte contre le travail forcé, la République populaire de Chine en est l’illustration, les conventions n° 100 et n° 111 disposent d’un relatif consensus quant à l’adoption de ces normes internationales. La Chine a ratifié ces conventions internationales le 2.11.1990 (Convention n° 100) et le 12.01. 2006 (convention n° 111). Egalement, dans un cadre régional et européen, la Communauté européenne a adopté de nombreuses normes afin de garantir l’application de ce droit tandis que les droits tout aussi fondamentaux que sont la liberté syndicale et les actions collectives qui s’y attachent comme le droit de grève, demeurent des compétences étatiques.
4Le principe de non discrimination, lorsqu’il est appliqué dans l’entreprise peut également être fondateur d’autres droits. A ce titre, l’on peut citer le rôle précurseur de certaines entreprises multinationales en Afrique du Sud, qui ont embauché des Noirs, dans une situation d’apartheid, aidant ainsi à l’émergence de droits plus larges.
5Pour la Chine, des avancées textuelles liées à la discrimination existent donc sur le papier, mais en même temps, des juristes chinois soulignent qu’elles sont bien souvent limitées par les grandes difficultés de faire appliquer sur le terrain par le biais d’un pouvoir légal, administratif et judiciaire, le contenu de telles conventions (Zheng, 2007). Cela nous incite à réfléchir aux actions réellement entreprises en contexte de travail et aux nombreuses zones d’ombres entourant la prise en compte de la discrimination dans les organisations.
6La question de la discrimination et de la diversité peine donc à être convenablement traitée dans de nombreux pays où des abus sérieux incitent à mesurer le chemin à faire malgré le fait que formellement, ces mêmes pays affirment y souscrire. En effet, dans plusieurs pays d’Europe, d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie, ce ne sont pas seulement des problèmes liés à la discrimination qui sont à déplorer, mais également des actes d’intimidation envers certaines catégories d’employés. Dans plusieurs pays (Bélarus, Colombie, Equateur, Venezuela, Zimbabwe, République démocratique du Congo etc.), les intimidations de syndicalistes sont monnaie courante, dans d’autres, on assassine même des syndicalistes souhaitant simplement poser des questions sur leurs conditions de travail (Rapport du Comité de la liberté syndicale de l’O.I.T., 2002). La France n’est malheureusement pas exempte de reproches sur le traitement des syndicalistes pour lesquels des entreprises réservent parfois des traitements particuliers : avancement de carrière stoppé, menaces voilées, corruption, chantages divers, etc. (Bouvet, 1975, Calvez, 2006). Nous voyons là des exemples extrêmes du refus de la différence, du refus des questions pouvant mener à des changements non souhaités par les responsables et dirigeants.
7Cela nous amène à la structure de ce texte : si l’on comprend l’aspect presque incontournable de la place d’une main-d’œuvre diversifiée au sein des organisations mondialisées, ses avantages comme les difficultés de mise en place de politiques intégratives (partie 1), comment expliquer la persistance de ces comportements d’exclusion dans de nombreux lieux de travail, comment expliquer les violences exercées et subies et les nombreuses ambiguïtés issues de non-dits ? Nous verrons ainsi quelques cas de « ratages de la diversité » et de paradoxes organisationnels (partie 2). Nous avancerons ensuite, sous une forme exploratoire, une explication liée à la présence de la peur dans les organisations et à ses nombreux effets (partie 3). Puis nous proposerons en conclusion, des voies modestes de solution passant par le renforcement d’un esprit critique dans les institutions de formation à la gestion (partie 4).
1 – Compréhension des pratiques et enjeux organisationnels liés à la diversité : le cas des compétences culturelles
8« Peut-on changer en échangeant ? », Par cette phrase, le poète martiniquais Edouard Glissant nous invite à une réflexion sur la diversité, qu’il poursuit en posant la question suivante : « Comment faire se rencontrer les imaginaires de cultures différentes » ?
9Ces questions intéressent les organisations qui font face à des équipes plus métissées, multiculturelles et des environnements mondialisés et visent donc, par souci d’efficacité, à construire un « vivre ensemble » solide et souple. Cette volonté renvoie cependant à des débats plus vastes et notamment, comment on se reconnaît ou non dans l’autre et comment on se le représente. Nous aborderons cette question et ses implications organisationnelles un peu plus loin à l’aide du tableau 1.
10Face à ces réalités se posent entre autre les questions suivantes pour les organisations : pourquoi et comment traiter les discriminations et développer des compétences en matière de diversité culturelle ? Quelles sont les compétences que les organisations peuvent acquérir ? Lesquelles sont nécessaires aux membres de l’organisation au plan individuel ?
11Nous définirons les compétences culturelles comme suit : « l’ensemble des connaissances, habiletés, capacités et compréhensions qui permettent à un individu les possédant de comprendre les comportements, les valeurs et les représentations de personnes culturellement différentes de soi-même, et d’agir d’une manière acceptable de leur point de vue de manière à faciliter la communication et la collaboration » (Miller, 1994 ; Nordhaug, 1998 ; Earley & Ang, 2003). Maintenant, comment ces compétences peuvent se déployer au sein de l’organisation et être favorisées par des politiques adéquates ?
12La question du pourquoi éradiquer les discriminations peut être assez rapidement traitée au regard du consensus qui se dégage : Il s’agit avant tout de respecter les lois, mais aussi de préserver et améliorer l’image de l’employeur, d’améliorer la satisfaction des employés pour tenter d’accroître la créativité, la compétitivité et le développement des affaires. Pour autant, si les intégrations réussies de personnels issus de la diversité reposent sur des savoir-faire, des savoir-être, bien souvent les programmes de formation à la diversité échouent ou manquent leurs objectifs (Nancherla, 2008). Cela pour différentes raisons liées notamment à une formation considérée comme inadéquate ou au manque d’implication de la direction. Il faut avouer que les compétences culturelles posent beaucoup de questions aux gestionnaires. Parmi celles-ci : sont-elles universelles ou spécifiques à un contexte ? Sont-elles assimilables à des traits personnels ? Peut-on les développer comme les compétences d’un ingénieur ? Peut-on évaluer les compétences culturelles d’un individu et lui proposer ensuite une formation ? Existe-t-il des facteurs qui influent sur l’exercice de ces compétences ? Pour y répondre, voici différents types d’actions qui sont menées par des entreprises reconnues comme des chefs de file dans ce domaine (notamment Google, Verizon, L’Oréal, Sodexho.)
- Etablir un audit de la culture de l’organisation (symboles, histoire(s), croyances, traditions, tabous, etc.) afin de lever les obstacles potentiels
- Préciser les compétences à développer pour intégrer et conserver les profils souhaités
- Etablir des actions de formation ad hoc
- Inclure la diversité dans la stratégie
- Fixer des objectifs en la matière (quantitatifs par exemple)
- Rendre concrète la vision de l’entreprise
- Communiquer et informer constamment sur la pertinence de la diversité
- Rendre l’organisation « apprenante » en la matière par le biais de communautés de pratique, du dialogue, de conférences etc.
- dimension cognitive : De pair avec des connaissances générales et spécifiques des connaissances culturelles, c’est une capacité à appréhender et accepter les informations incompatibles avec notre cadre «normal» de référence et à les interpréter correctement.
- dimension motivationnelle ou émotionnelle : Désir d’entrer dans une interaction interculturelle et de surmonter les défis dans la mobilisation des efforts cognitifs. La compétence interculturelle est conditionnée par ce désir de découvrir la différence et d’aller au-delà de sa « zone de confort ».
- Dimension comportementale : Capacité à démontrer des comportements culturels adéquats, appliquer les savoirs et les connaissances dans les contextes précis.
Modèle de l’identité duelle comme compétence culturelle
Modèle de l’identité duelle comme compétence culturelle
13Cette approche identitaire nous permet d’aller au-delà d’une simple liste des compétences culturelles de nature statique et nous aide à saisir et à comprendre leur aspect dynamique. Bien qu’une partie de nos identités culturelles s’inscrivent dans les histoires vécues de chacun, il existe une partie dynamique susceptible d’être activée par certains facteurs internes et externes. Un individu peut activement choisir ses stratégies identitaires dans l’interaction pour atteindre ses buts. Néanmoins, ses choix sont au moins en partie conditionnés par les situations contextuelles dans lesquelles l’interaction se déroule. En conséquence, il n’est pas possible de mesurer les compétences culturelles d’un individu de manière purement statique.
14Si les compétences culturelles ne se limitent ni aux traits de caractère ni aux capacités individuelles, certains facteurs contextuels concrets s’imposent par contre dans l’interaction interculturelle pour en déterminer l’efficacité. Force est de constater que la dynamique sociale et politique influe à un degré non-négligeable sur les stratégies identitaires adoptées par les acteurs d’une interaction. L’attitude des autres sur ce point est particulièrement pertinente car elle renvoie à la question existentielle : la valeur et le droit d’exister en tant que tel, dans la perception des autres.
15Il s’agit ainsi de saisir un certain degré de complexité dans l’interaction interculturelle à travers le biais du concept d’identité duelle. Souvent, l’interaction interculturelle nous oblige à faire face à des défis duels et à gérer des dilemmes culturels (Hampden-Turner & Trompenaars, 2000). À notre avis, la nature même des compétences culturelles englobe ce défi duel : d’une part, ces compétences sont enracinées à une affirmation de soi-même forte (confiance et affirmation de soi) ; d’autre part, elles exigent aussi une ouverture extraordinaire aux autres, une capacité constante de voir les points manquants à apprendre (modestie). D’un côté, nous avons besoin non seulement d’un point de repère de soi assez stable; de l’autre, nous avons aussi besoin d’une flexibilité dynamique pour nous développer. Dans l’acquisition des connaissances culturelles, nous constatons également ce défi duel : il nous faut obtenir des connaissances culturelles concrètes afin de les transformer en action ; néanmoins, il faut aussi faire attention de ne pas tomber dans le piège des stéréotypes résultant, le plus souvent, de connaissances culturelles partielles et figées. Il est donc impératif de porter une attention simultanée aux exigences apparemment opposées ou contradictoires, de balancer constamment entre les deux points. On peut alors considérer les compétences culturelles comme un processus dans lequel on essaie de trouver un équilibre dynamique dans les défis duels d’une interaction interculturelle. Toutefois, si l’on regarde bien ce tableau, on s’aperçoit que quantité de personnes resteront, elles, dans les frontières sécurisantes d’un « pattern » de fonctionnement et donc à l’écart d’échanges fructueux avec des personnes de contextes culturels différents des leurs (Lee, Calvez, Guénette, 2008, p.25)
2 – Diversité et discrimination : les ratages et paradoxes organisationnels
16Dans cette partie, nous verrons par le biais de différents cas réels et d’affaires ayant défrayé la chronique, que la question de la discrimination continue de faire débat et limite l’accueil de la diversité et cela malgré les lois, certifications, chartes d’entreprises et bonnes pratiques annoncées. Nous proposerons ainsi une forme d’envers du décor permettant de saisir des éléments du contexte dans lequel s’insèrent ou non ces acteurs interculturels. Derrière certaines entreprises médiatisées et citées en exemples, quantité d’autres, pratiquent ainsi la discrimination sous plusieurs formes sans peut-être même toujours le savoir. Ainsi, aux Etats-Unis, où l’on dispose de statistiques précisant l’origine ethnique, des associations de défense des intérêts des afro-américains ne craignent pas d’assigner en justice des entreprises très connues comme Texaco ou Mitsubishi (Smith, E.L., Kelly, 1996) et de pousser les membres de leur communauté au boycott des produits de ces marque ou de K-mart, (Ginburg, Y 1996) une des entreprise les plus connues aux Etats-Unis. Ces entreprises sont accusées de « sex discrimination and race exclusion ». Des affaires sensiblement similaires ont eu lieu au Canada où la discrimination se base parfois davantage sur la langue. Ainsi une entreprise comme Bell Canada, ayant pourtant son siège social à Montréal, s’est fait pointer du doigt pour la faible présence de Canadiens de langue maternelle française parmi les membres de la haute direction. La direction des ressources humaines précisa qu’elle recrutait simplement les meilleures personnes. Là encore, la question de la preuve est posée. Les exemples présentés ci-dessous permettent d’apprécier la variété des formes réelles ou supposées de discrimination et de ratages de la diversité :
2.1 – La question du « speak white » entre narcissisme et enfermement culturel
17L’insulte speak white est une injonction raciste permettant d’agresser ceux qui appartiennent à un groupe minoritaire, et qui se permettent de parler une autre langue que l’anglais dans un lieu public. Dans le contexte colonial du Canada et des traites négrières de l’époque, l’injure signifiait qu’un esclave ne peut parler sa langue et doit adopter celle de ses maîtres. Au Québec, l’usage de cette insulte continue jusque dans les années 1960, mais diminue avec la prise de conscience qui accompagne la Révolution tranquille. Le 12 octobre 1889, au cours des débats à la Chambre des communes, le député Henri Bourassa se fait huer par des députés anglophones. Quand il tente de s’expliquer en français, il se fait crier : « Speak White ! ». Le dictionnaire québécois-français a une entrée tirée d’un numéro de Maclean’s datant de 1963 : « For every twenty French Canadians you encounter in my house or yours, fifteen can affirm that they have been treated the discreditable «speak white». » (Sur 20 Canadiens-français que vous rencontrez chez moi ou chez vous, 15 peuvent dire qu’on leur a intimé ce méprisant speak white.)
2.2 – Les peurs d’un vendeur
18Un directeur financier entretient depuis de nombreuses années des relations professionnelles et amicales avec un vendeur de produits dérivés qui travaille dans une banque d’investissement. Considérant ce vendeur comme l’une des personnes les plus compétentes qu’il connaisse, il s’avance à lui demander pourquoi il n’aspirait pas à prendre un peu de distance avec le métier exigeant de vendeur pour prendre en charge l’ensemble de l’équipe ou un autre poste de direction dans la banque. Le diner était agréable mais son contact a d’abord cherché à éviter le sujet en plaisantant… mais l’alcool aidant, il a fini par lui avouer que malgré les efforts déployés et les résultats obtenus…s’il voulait un poste de direction, il avait bien peur de devoir aller voir ailleurs…car dans sa banque, les gens mieux placés que lui sont à sa connaissance tous de la même confession religieuse…qui n’est pas la sienne… (Source : entretien de l’auteur)
2.3 – Ali et le poids des apparences
19Après un diplôme en gestion, Ali choisit de débuter dans un grand cabinet d’audit. Après quelques mois, l’heure arrive alors aux évaluations de fin de mission et, à sa grande surprise, son évaluation (rédigée par le chef de mission) ressemble à un florilège de critiques négatives plus qu’à une appréciation objective. Il décide d’en parler avec son chef pour tenter de comprendre les choses qui lui sont réellement reprochées. Après une demi-heure d’entretien, la conclusion fut très étonnante : rien ne lui était reproché…en dehors de ses « origines ensoleillées », qui étaient, au goût de son patron déjà trop représentées au sein du cabinet. Après six mois, Ali quitte l’entreprise avec une double sensation : l’impression d’avoir énormément appris d’un point de vue technique mais une certaine frustration. Il contacte alors un ancien collègue qui lui propose de participer au développement de la branche de recrutement en intérim d’un grand cabinet de recrutement. Il accepte et son intégration et son adaptation se passent très bien. Après avoir effectué toutes les « formalités » nécessaires au déroulement de son activité (adaptation des tests techniques aux normes comptables belges, traduction de tous les documents en néerlandais, etc.), son patron, lui confie des tâches de recrutement.
20Premiers entretiens candidats, premières visites clients, premier placement, Ali se rend rapidement compte de la complexité de ce métier. Il réussit à cerner les attentes, motivations, aspirations et compétences des candidats qu’il rencontre. D’un autre côté, l’approche n’est pas du tout la même dans la relation client et il faut alors avoir une vision beaucoup plus stratégique. La plus grande difficulté étant d’adapter son discours à son interlocuteur : qu’est ce qu’un client a besoin d’entendre ? Comment lui présenter notre vision des choses tout en allant dans son sens ? Au fil des mois, il devient un vrai « chargé de recrutement ». Deux semaines avant le départ en vacances de son patron, leur plus gros client les appelle pour leur faire part d’un projet de réorganisation de ses services : tous les départements comptables et financiers d’Europe allaient être rapatriés en Belgique. D’une équipe de 12 personnes, le service comptable allait passer à 60 personnes. Le patron d’Ali lui confie le projet et lui en donne la totale responsabilité pendant ses deux semaines de vacances. Ali rencontre le directeur financier et le responsable du recrutement de l’entreprise, ses deux interlocuteurs. Ils lui font donc visiter les locaux, lui présente toute l’équipe comptable et lui explique leur manière de travailler ainsi que le déroulement du processus de recrutement tel qu’ils l’avaient imaginé. Ali comprend qu’il importe donc d’essayer d’aller dans leur sens concernant les candidats qu’il pourrait leur proposer. Egalement, il comprend qu’il va devoir procéder à de la discrimination et sélectionner un certain type de candidats… Comment doit-il réagir ? (Source : travail réalisé sous la direction de l’auteur)
2.4 – Kamel et les ambiguïtés du retour au pays natal
21Kamel possède un doctorat en gestion d’une grande université parisienne. Français issu de la troisième génération de l’immigration, il travaille depuis plusieurs années dans une grande école de commerce. Sa femme ayant récemment obtenu un haut poste dans une entreprise d’Etat algérienne, il décide de la suivre à Alger et d’intégrer un cabinet algérien de conseil et formation. Son intégration se passe bien même si, ça et là, des événements viennent questionner son identité et les compétences culturelles de ses collègues. Ainsi, lors de l’obtention d’un contrat, le client (une entreprise) précise qu’elle souhaite un consultant français. Karim se propose mais son chef refuse de lui confier le travail, prétextant qu’il n’est pas assez Français. Lors d’un autre contrat, le client souhaitera cette fois-ci un formateur algérien. Karim se propose mais on lui fait comprendre que malgré ses racines, il n’est pas vraiment Algérien. Que doit-il comprendre ? (Source : entretien de l’auteur).
3 – La place de la peur dans les organisations et son impact sur la prise en compte de la diversité
22Par rapport à ce qui précède et notamment la volonté d’organisations mosaïques dans lesquelles les compétences culturelles sont développées et la diversité des profils valorisée, nous butons sur de nombreux paradoxes et pratiques discriminatoires. Cela vient-il de simples personnes en responsabilité qui prennent des décisions d’exclusion ? En sont-elles toujours conscientes ? Certains des acteurs fantasment-ils sur des pratiques inexistantes ? Peut-on établir un déterminant commun entre les cas d’organisations comme Kmart, Mitsubishi, Texaco ou Bell Canada et les pratiques plus individuelles relatées dans les différents récits ? Nous adopterons ici, dans une volonté de compréhension des actions ci-dessus présentées, une attitude exploratoire en mobilisant la question de la peur.
23Cette dernière nous semble par ailleurs insuffisamment traitée sous l’aspect managérial et dans son impact sur les organisations. La peur est pourtant un sentiment partagé par la plupart des êtres humains. De même, elle traverse à des degrés divers la plupart des organisations à un moment ou à un autre de leur histoire. Peut-on ainsi tenter de faire le point sur cette notion et celles auxquelles elle est reliée (stress, panique, angoisse etc.) et ses rapports complexes avec les organisations au regard des questions de discrimination et de diversité ? Ainsi, y a-t-il une peur naturelle et saine aidant les organisations à anticiper ? Quand et pourquoi cette peur se transforme-t-elle parfois en peur démesurée ? Qu’est-ce qui n’a pas été maîtrisé ? Quelle est la part rationnelle et irrationnelle de la peur ? Quand et pourquoi un dirigeant peut-il instrumentaliser cette peur auprès de ses employés et en faire un moyen d’être obéi ? Quand au contraire, des employés se laissent envahir et dominer par une peur excessive et maladive qui contamine leur organisation ? Dans quelle mesure une organisation moderne peut être une organisation libérée de ses peurs ? Face à toutes ces questions, peu de réponses. Ainsi, selon Jeudy-Ballini et Voisenat : « Une autre difficulté méthodologique à approcher la notion de peur tient à son intrication dans une constellation de notions solidaires (menace, risque, danger…) qui rend difficile de la considérer isolément, et cela même si la peur n’est pas nécessairement liée aux risques encourus ou au danger ressenti et même si l’existence d’un danger bien réel n’implique pas toujours celle d’un sentiment de menace » (p.7).
24Pour Eugène Enriquez (1997, p.22), psychosociologue, le métier de dirigeant est traversé par des peurs, souvent tacites mais manifestes, opérantes et sous-jacentes aux dires et faire. Ces peurs sont donc responsables de bien des opinions, décisions, rationalisations et mises en œuvre des instrumentations de contrôle a posteriori. Ainsi, dans les entreprises et à propos des pratiques de gestion, invoquer la « règle », la « rationalité », « l’efficacité » ne doit pas être exempt de décodages et analyses, avant toute validation.
25Toujours d’après Enriquez, l’une des premières peurs à saisir est la «peur de l’informe». En effet, pour le dirigeant, une organisation doit rapidement être perçue et jugée selon des points de repères familiers. Elle doit être identifiable à l’aide de critères en usage dans les sciences de gestion. La deuxième est «la peur des pulsions». L’objectif de bon nombre d’organisations est ainsi de stabiliser les comportements en les rendant maîtrisables, prévisibles. La «peur de l’inconnu» est la troisième peur identifiée par Enriquez. La littérature en gestion regorge de situations où des entrepreneurs et des gestionnaires ne veulent pas partager leur pouvoir. Ils souhaitent garder le cap sur l’avenir de leurs projets en ayant bien en main le contrôle des leviers d’action. La diversité représente cet inconnu pour des dirigeants. Une quatrième est «la peur des autres et de leurs différences». Nous redoutons l’Autre à chaque première rencontre. Pour plusieurs, l’Autre est une épreuve. Chaque relation oblige à la découverte et à la compréhension et à la remise en question de ce que nous sommes. La peur de la parole libre, est aussi analysée par Enriquez comme un phénomène commun et bien ancré chez les dirigeants. La parole libre à l’œuvre, c’est aussi l’inconnu, la possibilité d’être interpellé, contesté, remis en question. C’est la possibilité d’être contraint à être redevable envers ses engagements, envers sa propre parole (Chanlat et Bédard, 1990).
26Selon Bernard Paillard, sociologue, il n’existe pas de théorie unifiante sur la Peur, bien que les peurs deviennent plus complexes à mesure que notre rapport au monde se complexifie et plus présentes en périodes troublées. Si elles sont également plurielles elles sont aussi souvent irrationnelles quand bien même elles auraient un objet (menace réelle ou imaginaire). Pour Paillard, « elle enflamme les rapports entre les groupes sociaux » et il présente les figures connues du bouc émissaire au travers des âges : Le Juif, le Jésuite, le Franc-maçon (..) mais à côté d’eux combien d’autres : le Bourgeois, ou le Capital, le Prolétaire ou le Révolutionnaire, mais aussi la Populace, l’ennemi national héréditaire, l’Etranger, l’Emigré, l’Arabe, l’Intellectuel..(Paillard, 1993, p.10).
27Maintenant, après cette première et rapide approche sur la question de la peur, comment ces peurs influencent-elles les dirigeants et cadres d’entreprise dans leur prise en compte de la diversité ? Nous sommes confrontés à une situation mêlant déni, tabous, non-dits et justifications défensives. Malgré notre intuition de départ sur le rôle de la peur, nous reconnaissons que la réponse aux questions posées n’est pas évidente et nécessitera d’autres recherches futures. Et si une des réponses était, pour le dirigeant, d’accueillir ces peurs, de ne pas les nier et ainsi donner écho à l’aphorisme de Nietzsche : «Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse». L’étoile qui danse, c’est, dans notre cas, une certaine énergie libérée issue d’une diversité assumée. Pour autant, malgré cette réponse incomplète, nous vous proposons en conclusion une réflexion sur la poursuite de ce débat auprès des acteurs en situation de formation.
Conclusion
28Au regard des problématiques qui précèdent, et à côté du législateur, quel peut être le rôle du pédagogue et du formateur face à de telles situations critiques ? Comment aborder l’indicible, le non-dit, le honteux ou l’incorrect ? Nous verrons dans cette partie, de quelle manière une approche pédagogique innovante peut permettre d’amorcer un débat avec les étudiants sur ces sujets sensibles. Je souhaite donc présenter un outil d’apprentissage utilisé avec succès depuis plus de 15 ans de manière soutenue, en Amérique du Nord comme en France et en Amérique latine, tant auprès d’étudiants que de cadres expérimentés et par un public varié d’animateurs. Je soulignerai son effet de levier pédagogique, spécialement en ce qui concerne des problématiques complexes, comme la discrimination, faisant intervenir des valeurs. (pour de plus amples développements, voir notamment Joly, A. dans Bouchard, Calvez, Joly, 2007, p.22)
29Un incident critique est une situation en soi anodine mais qui peut dégénérer rapidement et qui requiert donc un décideur. Le terme critique (selon la médecine) est un développement subit dans une maladie, un point d’inflexion. Il est exceptionnel (ou encore déroutant, loufoque, grotesque, brutal, impitoyable) par la situation qu’il présente, mais en même temps universel dans son humanité. Il vise à produire une réaction intellectuelle/affective, un choc émotionnel, il est provocant, choquant ou familier, touche l’intellect rejoint les valeurs, l’empathie. C’est ce nœud complexe qui en assure l’effet de levier. Il constitue autant que possible le témoignage d’acteurs bien réels d’une réalité qui n’est pas fabriquée, ce qui en assure la crédibilité. Ce faisant il «déstabilise» souvent les étudiants et leurs réactions défensives les amènent à tenter d’éluder les questionnements les concernant plus directement. La situation est simple (en apparence), sans faire pour autant abstraction de la complexité sous-jacente pour forcer la discussion à s’engager sur le terrain du pragmatisme, de l’impératif d’une décision ou d’une solution à apporter. La situation en cause est suffisamment ambiguë (donc complexe) ou encore sans contours par trop dichotomiques pour poser clairement la part de l’art dans la décision ou dans la pratique de la direction.
30L’incident trouve sa place au cœur d’une expérience pédagogique pouvant être cataloguée au rang du constructivisme; chaque mise en situation appelle un raisonnement communicationnel collectif reposant notamment sur l’intercompréhension et l’appréhension de la raison pratique. L’incident aborde donc, par le dialogue des participants, une intelligibilité critique d’eux-mêmes. Dans nos formations, nous misons ainsi sur la charge émotionnelle forte des I.C. pour maximiser le transfert des notions auprès d’un public qui n’a, soit pas d’expérience de la gestion, ou encore auprès d’un public expérimenté qui n’a pas pris le temps, qui trouve difficile par manque de formation intellectuelle ou encore par la force des idées reçues, de prendre du recul par rapport à ses modes de décision, de poser un regard critique sur ses pratiques, ses propres préjugés, peurs ou limites cognitives.
31L’idée-force est donc de mobiliser l’affectivité de l’étudiant, plutôt que ses seules capacités cognitives ou sa rationalité apparente. Le travail avec des incidents critiques permet donc d’inciter les étudiants à se libérer de la censure en étant davantage acteurs de leur savoir lors des discussions. Durant ces dernières, il s’agit de ne pas les juger, ni d’être un professeur de morale (sinon ils se refermeront et diront ce qu’ils pensent que vous souhaitez entendre). Le professeur peut ensuite ramener l’expérience d’apprentissage à un niveau existentiel, les étudiants se sentent personnellement impliqués dans le transfert de connaissances au programme par l’histoire qu’ils viennent de lire. Il émerge spontanément un premier état de valeurs brutes, qui se raffine dans l’espace de discussion. Ces incidents critiques sont donc des moments pédagogiques chargés d’émotion et de tension qui nous paraissent favorables à la création d’un état d’apprentissage chez les étudiants. Notre devoir spécifique étant, entre autre, celui d’affiner l’exercice du jugement. L’émotion provoquée nous a semblé nécessaire à cette expérience esthétique qu’est l’éveil, si ce n’est à soi, du moins aux autres regards et modes de pensée.
32Nous souhaitons ainsi aider à réintégrer la sensibilité humaine dans la formation en gestion sans pour autant évacuer les aspects analytiques et mieux respecter la notion de complexité en plaidant pour des méthodes faisant appel aux ressources d’un être humain complet : à la fois sa sensibilité et aussi sa raison. Au regard des défis posés par les questions complexes de discrimination et de diversité, le rôle du pédagogue n’en est que plus important.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : compétences culturelles, discrimination, diversité, incident critique, peur
Mise en ligne 01/11/2011
https://doi.org/10.3917/hume.295.0001