Humanisme 2019/3 N° 324

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Article de revue

Retour des frontières ou repli identitaire ?

Pages 66 à 70

« Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts »
Isaac Newton

1Le Brexit, nom donné à la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, a mis en avant une difficulté inattendue : le rétablissement d’une frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Celle-ci avait été supprimée dans sa forme physique à la suite de l’accord du Vendredi saint (le 10 avril 1998), mettant fin ainsi à trois décennies de conflits armés. Mais avec la sortie de l’Europe approchant, la question qui se profile est celle de la mise en place d’un système douanier et, a fortiori, celle d’une frontière.

2De plus en plus, les États cherchent à retrouver un contrôle sur les déplacements humains et à réguler des flux migratoires en constante augmentation. Cela révèle aussi un repli identitaire, la peur de l’autre alimentée par les différents actes terroristes. Il suffit de voir les réactions des autorités italiennes qui, pour étayer leurs dires, ont diffusé des photos de policiers français conduisant en Italie des migrants africains.

3Nous faisons face, après une période d’ouverture sur le monde, au phénomène inverse, c’est-à-dire à une période où le repli identitaire devient de plus en plus présent. Mais si ce phénomène n’est pas uniquement contemporain, il fait preuve d’un mal plus profond. Il importe en effet pour les Etats d’assurer à la fois une sécurité physique de la population locale, mais aussi d’assurer une sécurité culturelle : c’est là le rôle que la frontière et le contrôle douanier doivent remplir. Ces mêmes Etats doivent répondre également à des besoins exigés par leurs administrés.

4Pour autant, ce que réclament certaines de ces personnes n’est ni plus ni moins qu’une séparation avec l’autre. Ce ne sont plus alors des frontières qui sont souhaités, mais des murs, que l’historien Claude Quétel définit comme des « murs politiques ».

Qu’est-ce qu’une frontière ?

5Si le terme de « frontière » semble facilement compréhensible, sa nature est en revanche beaucoup plus complexe. En effet, la notion de frontière fait appel à différents domaines, notamment géographique, politique et géopolitique, sociaux, etc. L’interprétation globale aussi influence la vision que nous pouvons nous faire de la frontière. Il convient donc d’en définir le plus simplement possible la nature. Un amalgame est souvent fait entre la frontière et le mur. Le mur représenterait la frontière, puisqu’il marque une séparation entre deux entités et qu’il est le symbole de la démarcation. Nous pensons, à la suite de Michel Agier, que le mur est une imitation et une négation de la frontière : imitation dans sa volonté de séparer spatialement deux espaces, deux communautés, mais également une négation puisqu’il empêche toute interaction culturelle, tout passage, ce que la frontière autorise. Par exemple, le cas d’Ellis Island, où se trouvait un centre de passage de migrants au xxe siècle, régulait l’arrivée des immigrants mais ne l’interdisait que rarement (d’où son surnom de « Porte dorée de l’Amérique »). Mais cette assimilation entre mur et frontière montre le flou dans lequel se situent les populations, ainsi que la réponse apportée par les gouvernants.

6Pour bien comprendre la frontière, il faut la voir selon trois particularités définies par Michel Agier : une particularité temporelle, spatiale et sociale. La frontière est avant toute chose temporelle, elle est le fruit d’une construction à travers les âges. Elle évolue au gré des conflits, des régimes politiques. Elle marque également un avant et un après : si nous prenons un exemple français, le cas de la Franche-Comté semble marquer cette distinction. Au moment de sa conquête définitive sous le règne de Louis XIV, la population protestait contre cette nouvelle autorité et exprimait le souhait de retourner sous le giron de l’Espagne. Mais, aujourd’hui, cette région est clairement définie comme française (le cas est similaire, par exemple, avec la Savoie).

7Ce qui fait la frontière, c’est aussi sa dimension spatiale. Elle matérialise un dedans et un dehors. Ce sont bien souvent des éléments physiques qui permettent d’établir une démarcation entre deux Etats. Souvent, un fleuve ou une chaîne de montagnes remplissent cette fonction. Et même lorsqu’il n’existe aucun moyen d’établir une frontière par ces moyens, il existe un moyen même symboliquement de marquer cette spatialité.

8Enfin, la nature sociale de la frontière est ce qui sert à la définir comme telle. C’est par elle que l’on parvient à se dire appartenant à telle ou telle nation. Elle fonctionne donc par rapport à l’autre. La frontière autorise l’altérité et permet que l’on se reconnaisse par opposition à l’autre.

Le désir de séparation

9Mais cette définition primaire de la frontière est bousculée par les nombreuses situations auxquelles l’humanité fait face. Nous en parlions plus tôt, les populations tendent, malgré une technologie facilitant le contact, à un repli sur soi avec pour désir de rester centrer sur ses intérêts propres. De fait, ce que l’on recherche, c’est moins le rétablissement des frontières que de véritables systèmes de séparation. Cette réponse centrée sur soi vient de ce que la mondialisation n’a pas su répondre aux attentes des peuples. L’ouverture globale des frontières et des cultures conduisent à un enfermement, à une crainte de l’autre. Or, c’est sur cette crainte que les politiciens populistes s’appuient. Ils affirment qu’en rétablissant un contrôle strict et fermé des frontières, il sera possible de préserver le maintien de l’identité du pays et de retrouver une stabilité nationale.

10Mais en parlant de rétablir des frontières, ce sont plutôt des murs qui sont envisagés. Des systèmes de contrôle dont l’objectif est la séparation, la gestion des flux migratoires afin de « séparer le bon grain de l’ivraie », si l’on peut se permettre l’expression. En amalgamant le mur à la frontière, c’est une corruption de la fonction première de la frontière qui, certes, sert à démarquer un territoire, mais qui autorise et qui permet son franchissement.

11Cette réponse proposée par les partis populistes ou se réclamant d’une position proche du peuple ne fait que transférer le problème sur une solution illusoire. Au lieu de repenser le concept de frontière, d’en revoir la modalité, ces politiciens pensent que l’enfermement et l’exclusion de l’autre de cet espace « consacré » permettront de rétablir une grandeur au pays. C’est, comme le soutient Michel Agier, donner une (trop) grande place à l’identité au dépend de l’autre et de ses apports.

12La frontière, en devenant mur, perd sa nature et devient un espace clivant qui génère indirectement la création de nouvelles situations et de nouvelles problématiques pour les pouvoirs politiques. Ce phénomène peut alors devenir plus difficile à gérer.

La création de « tiers-pays à l’identité propre » (Tom Miller)

13D’autant que ce positionnement identitaire conduit à établir une situation aux frontières hors du contrôle des États. Cette situation est celle que décrit Tom Miller dans son récit autour de la frontière mexicaine : « Ce tiers-pays est une bande de terre longue de trois mille deux cents kilomètres dont la largeur ne dépasse pas trente kilomètres. Elle obéit à ses lois propres et elle a ses propres hors-la-loi, ses propres officiers de police et ses propres décideurs politiques. Sa nourriture, sa langue, sa musique lui appartiennent en propre. Jusqu’à son développement économique qui est unique en son genre. C’est une colonie en soi, longue et étroite, gouvernée par deux pouvoirs lointains » (Sur la frontière, 1992, p. 14).

14L’exemple frontalier entre les États-Unis et le Mexique est symptomatique de l’amalgame mur-frontière. En imposant une situation de cloisonnement à l’encontre d’une population, les États-Unis créent une situation singulière à la fois du côté mexicain, mais également de leur côté. Il n’a pas fallu attendre Donald Trump pour que la question d’un mur entre les deux pays soit évoquée. Il est le symbole des rivalités historiques entre les deux nations, commencées au xixe siècle avec la perte du Texas par le Mexique. Les premières pierres du mur sont apparues dans les années 90, au début sur la partie Pacifique. Depuis, on compte 1100 kilomètres de murs sur les 3200 kilomètres que compte la frontière entre les États-Unis et le Mexique, le reste étant constitué par le Rio Grande (appellation nord-américaine)/ Rio Bravo (appellation mexicaine). Cette frontière, la plus franchie au monde par jour, a vu se développer un tiers-pays où les règles semblent ne pas s’appliquer de la même façon. Mais il existe aussi une économie parallèle, dirigée par les cartels et les coyotes, ces passeurs qui font faire la traversée aux populations pauvres. Pour lutter contre cette immigration clandestine, des gardes-frontières patrouillent, mais aussi des milices, qui agissent selon leurs règles, parfois au prix de vies humaines.

15Mais en s’enfermant ainsi, les États-Unis provoquent malgré tout ces mobilités. La nouvelle « La frontière de verre » de Carlos Fuentes en est le parfait exemple : un laveur de vitre mexicain dans une grande ville américaine voit une jeune femme dans un bureau. Il l’imagine, la rêve et la désire. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’elle l’a remarqué et qu’elle aussi l’imagine. « Il ne pouvait parler à la vitre, il ne pouvait que s’éprendre de la lumière des vitres, laquelle, oui, pouvait la toucher, la pénétrer ; ils avaient la lumière en commun. Il désirait intensément la toucher, se l’approprier, fut-ce à travers la vitre » (La frontière de verre, 1999, p. 210). Cette situation est par ailleurs observable en Europe, et ce au niveau de Ceuta, au Nord du Maroc, où la situation semble être identique.

Conclusion

16La frontière n’est pas le mur. Elle délimite un territoire, un espace, mais elle n’en demeure pas moins franchissable et ouverte. Il faut sans doute la repenser afin de répondre aux aspirations actuelles. Dès lors que sa vocation est d’en empêcher le passage, des dispositifs sont installés pour permettre cette interdiction de franchissement.

17C’est cela que souhaitent installer divers gouvernements, divers personnages politiques. De cette façon, ils pensent répondre à une crise d’attente provoquée par la mondialisation, tout simplement en conduisant à un repli sur soi, sur son identité. Pour cela, l’évocation de murs est faite afin d’accentuer cette idée.

18Cependant, cette volonté de bloquer l’autre et de s’enfermer risque de provoquer l’apparition de tiers-pays au niveau des zones frontalières, comme c’est le cas pour les États-Unis et le Mexique, c’est-à-dire des zones qui seront en dehors de toute application stricte de la loi, où une économie parallèle verra le jour et où chacun se nourrira sur le dos de l’autre.

19Cette probabilité ne doit pas nous échapper, et il convient de s’interroger sur la nature même de la frontière, afin d’éviter que l’exemple nord-américain ou celui de Ceuta se propagent.

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