Humanisme 2019/3 N° 324

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Article de revue

Que faut-il entendre par « Europe des Lumières » ?

Pages 9 à 13

Notes

  • [1]
    Voir l’article consacré aux réseaux chez Condorcet dans le dernier numéro hors-série d’Humanisme, consacré à l’idée d’universalisme.
  • [2]
    Pour développer ce point, nous renvoyons à Pierre-Yves Beaurepaire (2004).
  • [3]
    Voir les deux premiers chapitres du livre récent de B. Binoche (2018).
  • [4]
    Voir l’ouvrage récent de R. Darnton (2018).
  • [5]
    Voir le récent ouvrage de Philippe Foussier : Combats maçonniques, Conform Édition 2019.

1En 1994, Didier Masseau tenta de résumer l’importance du cadre européen dans la constitution des Lumières. Des expressions fortes sont utilisées : « communauté européenne des Lumières », « nouveau mode d’appréhension du monde », « souci de rechercher la vérité » dans un contexte où « les solidarités traditionnelles subissent un ébranlement décisif. » Et l’auteur d’insister sur l’établissement d’un « espace de communication » par les voyages, les échanges où s’expriment les talents dans la joie des savoirs partagés, notamment grâce aux réseaux de la sociabilité savante (les Académies). Il note aussi le rôle des Salons littéraires et des réseaux maçonniques qui accompagnent les échanges commerciaux. Cette émulation sans contrainte trouve dans l’Europe un relais amplificateur. Ces échanges, en retour, nourrissent les savoirs mais aussi la volonté d’en installer la transmission dans la durée. Dans son Éloge de Benjamin Franklin, Concorcet, en lecteur fidèle de Voltaire, résume ainsi cette spirale émancipatrice, studieuse et vertueuse : « Plus les hommes sont éclairés, plus ils seront libres […] Il y a une nécessaire union des Lumières et de la liberté [1]. » D. Masseau peut donc conclure : « se crée ainsi un espace de communication que favorisent les voyages, l’accroissement européen des réseaux académiques, l’essor de la franc-maçonnerie et l’évolution des salons littéraires [2]. »

Voltaire et « l’argument par l’Europe »

2On doit à Voltaire de nous avoir fourni la raison philosophique de cette richesse de l’idée d’Europe au siècle des Lumières. Exilé en Angleterre, il constate que même dans le contexte national anglais, un esprit libre peut parfois être baillonné, et c’est vers l’Europe éclairée qu’il se tourne pour être reconnu. Dans sa 12e Lettre philosophique (1734), consacrée à un éloge de Bacon, il précise : « Il faut commencer par le fameux comte de Verulam, connu en Europe sous le nom de Bacon […]. Ses ennemis étaient à la cour de Londres ; ses admirateurs étaient dans toute l’Europe […] il a l’estime de l’Europe. » Voltaire, par conséquent, se tourne vers l’Europe des Lumières pour en faire une amplification émancipatrice promouvant les talents individuels non reconnus. Appelons « argument par l’Europe » ce processus par lequel les philosophes et savants des Lumières surent se libérer des entraves politiques, religieuses, sociales qui freinaient voire empêchaient leurs recherches scientifiques, philosophiques, artistiques et littéraires. On comprend bien qu’à travers le cas de Bacon, Voltaire nous parle de lui-même, chassé de France mais admiré dans toute l’Europe. En 1792, Condorcet reprend cet argument en valorisant « l’opinion générale des hommes éclairés de l’Europe. » L’Europe devient l’idée régulatrice et mobilisatrice d’un ensemble d’esprits libres au travail, luttant contre l’arbitraire et l’intolérance des cléricalismes religieux et politiques [3]. C’est pourquoi l’Europe des Lumières peut être un recours pour tous les défenseurs de la liberté de penser et de s’exprimer, contre les effets réducteurs, voire anti-humanistes, d’un économisme à courte vue. En ce sens, l’idée d’Europe des Lumières peut nous guérir de la réduction européiste actuelle. L’européisme technocratique actuel est la régression anti-humaniste de l’idée de l’Europe des Lumières.

3Pourquoi insister sur cette actualité de l’idée d’Europe prônée par le siècle des Lumières ? Sans doute, parce qu’entre 1715 et 1789, des esprits libres de tout horizon socio-politique et religieux se mirent à échanger librement pour augmenter leurs connaissances dans leur diffusion même (dans les Académies, les Salons et les Loges maçonniques). Tout se passait comme si le travail en réseau renforçait le désir de rechercher la vérité dans la liberté. La fraternité vécue dans les Loges prolongeait l’égalité et la liberté vécues partiellement dans le monde profane.

4Comme l’a bien montré Marc Fumaroli (2015), les hommes des Lumières reprennent l’héritage de l’humanisme du xvie siècle dans le prolongement de la République des Lettres qui, dès le xviie siècle, entendit laïciser la Respublica christiana. Cet auteur montre tout ce que doit le jeune Voltaire à la pédagogie jésuite dont il se démarquera radicalement. Ruses de la transmission ? Dans ses Remarques sur l’histoire, Voltaire précise, après un vibrant éloge de l’imprimerie : « L’Europe change de face […] l’Europe chrétienne devient une espèce de république immense, où la balance du pouvoir est établie mieux qu’elle ne le fût en Grèce. » (souligné par nous) L’« argument par l’Europe » favorise un processus émancipateur de rationalisation et de sécularisation. Tout se passe comme si l’opinion publique européenne n’acceptait comme juge qu’elle-même. Dès lors, tous les échanges, notamment des livres et des correspondances, créent les conditions d’une sociabilité nouvelle curieuse d’elle-même et tournée vers sa propre amélioration [4]. Comme le signale Condorcet dans son Tableau historique (INED, 2004) : « Il se forma bientôt en Europe une classe d’hommes moins occupés de découvrir ou d’approfondir la vérité que de la répandre. » Par l’idée d’Europe, la recherche libre et rationnelle de la vérité devient consciente d’elle-même et va se tourner vers l’universel, en quête de l’unité éthique et politique du genre humain.

Émergence de l’idéal cosmopolitique

5Le travail de diffusion des sciences, des arts et des lettres va connaître une nouvelle amplification prolongeant « l’argumentation par l’Europe ». C’est toute l’originalité de Montesquieu ou encore de Ramsay d’ouvrir l’humanisme voltairien et encyclopédiste vers une dimension cosmopolitique. Assumant la puissance émancipatrice de la raison scientifique (capable de s’autocritiquer), Montesquieu, initié à la franc-maçonnerie durant son séjour anglais, se réfère à l’Europe dans une démarche visant à intégrer l’« argument par l’Europe » dans un humanisme d’ensemble. Dans cette perspective, les savoirs deviennent des lumières en s’ouvrant vers l’universel et en se mettant au service de tous les hommes. Comment comprendre autrement les différents Discours de Ramsay [5] ?

6On ne rappellera pas ici tous les textes où Montesquieu indique l’unité éthique émancipatrice de la série des instances intégratrices que sont l’individu, la famille, la patrie, l’Europe et le genre humain. Chaque instance est justifiée par le fait qu’elle ne doit pas nuire à l’instance suivante ou précédente. Cette amplification quitte le domaine cicéronien de la rhétorique pour revêtir une importance initiatique. Le lent cheminement de l’individu vers le genre humain requiert la formation d’une raison soucieuse de fraternité et de concorde universelle. Dans ce cheminement, la référence à l’Europe nous propulse vers l’universel sans nier les individus, ou encore les patries. L’idéal intellectuel de la République des Lettres et de l’Europe des Lumières se traduit en une philosophie cosmopolitique. Dans son Discours de 1738, Ramsay écrit : « Les hommes ne se sont pas distingués essentiellement par la différence des langues qu’ils parlent […]. Le monde entier n’est qu’une grande République dont chaque Nation est une famille et chaque particulier un enfant. » Montesquieu comme Ramsay reprennent la nature médiatrice de l’idée d’Europe des Lumières pour faire surgir l’idéal d’un citoyen du monde soucieux de tous ses frères humains mais en même temps fidèle à sa patrie. Il ne serait jamais venu à l’idée d’un homme des Lumières de parler de « citoyenneté européenne » et encore moins de « racines chrétiennes de l’Europe ». Durant le siècle des Lumières devenir européen ne signifiait aucunement trahir sa patrie et oublier sa culture ; mieux, l’Europe stimulait en chacun le désir de mettre sa culture particulière au service du genre humain (on peut lire le Candide de Voltaire dans cette perspective). Quand un pays accueille une diversité de cultures et d’individualités en cherchant en elles des leçons universalistes et humanistes, il facilite le cheminement initiatique indiqué par Montesquieu. Il y a eu des moments dans l’histoire de France où cet apprentissage de l’universel fut revendiqué et magnifié : ce fut sans doute le cas durant le siècle des Lumières. En ce sens, les Lumières sont encore pour nous une école où nous pourrions apprendre comment l’identité peut se nourrir de l’altérité (par exemple, dans le Neveu de Rameau de Diderot) ; l’Orient de l’Occident (Les Lettres persanes de Montesquieu, les Contes de Voltaire ou les opéras de Mozart) ; le présent de l’antérieur (la poétique des ruines chez Diderot et les tableaux d’Hubert Robert). Tous ces éléments contribuent à l’ouverture des horizons individuels et nationaux vers une fraternité universelle des individus et des nations. Tous ces éléments vont se retrouver dans l’organisation générale des rituels et des symboles maçonniques. Au-delà des appartenances imposées et subies, les hommes des Lumières pensent les conditions d’une émancipation éthique et politique soucieuse du devenir de tout le genre humain. Les Lumières servent la vérité pour établir la justice. Par son Fragment sur l’Atlantide, Condorcet résume tout ce programme humaniste et émancipateur. Il appelle de ses vœux « cette réunion de tous les hommes qui, dans une même nation, font du soin de cultiver leur raison, d’augmenter leurs lumières, ou leur occupation, ou leur plaisir, peut s’étendre à toutes les nations éclairées. » Les humanistes reconnaîtront dans ces lignes une grande convergence avec les aspirations de Ramsay. L’Atlantide condorcétienne devient la sublimation humaniste et laïque de la République des Lettres. Nous sommes exactement aux antipodes du discours européiste actuel qui croit bon de sacrifier la souveraineté des peuples en tentant de leur imposer une mondialisation à courte vue et réductrice. C’est pourquoi une connaissance toujours plus fine de la conception de l’Europe durant le siècle des Lumières peut s’avérer non seulement intéressante mais nécessaire et urgente. L’Europe des Lumières a su se tourner vers l’intérêt à long terme du genre humain en réunissant les conditions d’une future concorde universelle et fraternelle.

Bibliographie

Pour aller plus loin…

  • Pierre-Yves Beaurepaire, L’Europe des Lumières, Presses universitaires de France, 2004.
  • Bertrand Binoche, « Écrasez l’infâme ! » Philosopher à l’âge des Lumières, La fabrique, 2018.
  • Charles Coutel, Lumières de l’Europe, Ellipses, 1997.
  • Robert Darnton, Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution, Gallimard, 2018.
  • Philippe Foussier, Combats maçonniques, Conform Édition, 2019.
  • Marc Fumaroli, La République des Lettres, Gallimard, 2015.
  • Didier Masseau, L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du xviiie siècle, Presses universitaires de France, 1994.
  • Charles Porset, Oser penser !, À l’Orient, 2012.

Notes

  • [1]
    Voir l’article consacré aux réseaux chez Condorcet dans le dernier numéro hors-série d’Humanisme, consacré à l’idée d’universalisme.
  • [2]
    Pour développer ce point, nous renvoyons à Pierre-Yves Beaurepaire (2004).
  • [3]
    Voir les deux premiers chapitres du livre récent de B. Binoche (2018).
  • [4]
    Voir l’ouvrage récent de R. Darnton (2018).
  • [5]
    Voir le récent ouvrage de Philippe Foussier : Combats maçonniques, Conform Édition 2019.
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