Humanisme 2019/2 N° 323

Couverture de HUMA_323

Article de revue

La nouvelle vulgate obscurantiste

Pages 64 à 72

Notes

  • [1]
    Janvier 2019, 16 p.
  • [2]
    Ni droite ni Gauche. L’idéologie fasciste en France, Seuil, 1983, ouvrage qui déclenche une violente polémique, tant il était admis jusque-là que cette idéologie était demeurée un élément « exogène » à notre pays. Cf. Zeev Sternhell, Histoire et Lumières, Changer le monde par la raison. Entretiens avec Nicolas Weil, Albin Michel, 2014, p. 247-298.
  • [3]
    Fayard, 2006. Réédition revue et augmentée, Gallimard, Folio/histoire, 2010.
  • [4]
    Cf. le chapitre intitulé « Nicolas Sarkozy ou le projet concordataire », dans mon livre, Éloge de la Laïcité, Vendémiaire, 2012.
  • [5]
    Sur cette thématique, toujours présente, une bonne mise au point : Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ? Seuil, 2019.
  • [6]
    « Je crois que l’antisémitisme d’Hitler relève de l’antisémitisme des Lumières et non de l’antisémitisme chrétien », Le choix de Dieu, Mgr. Lustiger, De Fallois, 1987. Cf. des citations de même nature, empruntées à Jean-Paul II ou Mgr. Etchegaray sur le site www.agoravox.fr.
  • [7]
    Journal en clair-obscur, Gallimard, 2006.
  • [8]
    Enquête sur le désarroi contemporain, Le Seuil.
  • [9]
    Collection, L’Avenir du passé, Le Seuil.
  • [10]
    Grasset.
  • [11]
    Collection Tel, Gallimard.
  • [12]
    Op.cit., p. 21.
  • [13]
    Grasset.
  • [14]
    Le Seuil.
  • [15]
    Il développe cette thèse, à travers l’œuvre de Fichte, Hegel, Marx et Nietzsche, dans Les Maîtres Penseurs, Grasset, 1977. Une obscure démonstration, qui eut néanmoins un grand écho.
  • [16]
    Éditions libres Hallier.
  • [17]
    Grasset.
  • [18]
    L’Express, 07-02-1981, avec une réponse de Bernard-Henri Lévy.
  • [19]
    Cf. les analyses de Laurent Bouvet dans La nouvelle question laïque, Flammarion, 2019, notamment le chapitre intitulé : « La normalisation libérale ».
  • [20]
    Vertigineux retour en arrière, au moment où les députés viennent de voter à l’unanimité, le 12 juillet 2018, la suppression du mot « race » dans l’article 1er de la Constitution.
  • [21]
    Revue Cités, numéro 75, 2018, PUF, p.95-109.
  • [22]
    Analysées par Gilles Clavreul, dans un rapport au gouvernement, « Laïcité, valeurs de la République et exigences minimales de la vie en société », février 2018. Lire aussi Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques, Fondation Jean Jaurès, décembre 2017.
  • [23]
    Spécialiste de psychologie cognitive à Harvard.
  • [24]
    Les Arènes, novembre 2018. On peut regretter la traduction du titre anglais par la formule Le triomphe des Lumières, qui semble entériner l’idée de victoire définitive, contrairement à la pensée explicite de l’auteur. Remarquons aussi que le terme Progrès a disparu dans l’énumération du sous-titre. Souci d’alléger la page de couverture ou choix de fond du traducteur ?

1Charlie Hebdo ouvre l’année 2019 par un numéro spécial intitulé : « Le retour des anti-Lumières » [1]. La tonalité en est sombre. C’est un cri d’alarme. En couverture, Riss a dessiné la tête du pape François et celle d’un imam. Ils s’acharnent à souffler sur la flamme vigoureuse d’une bougie, qu’ils ne parviennent pas à éteindre. Deux visages aux yeux globuleux, aux traits saillants et menaçants. Et, dans son édito, sous le titre « Vous êtes encore là ? » Riss commente ainsi la caricature : « Quatre ans après, beaucoup se sont déjà lassés. Parler du 7 janvier et de Charlie. « Encore ! ». C’est pas fini, vos histoires ? ». « Faudrait peut-être passer à autre chose ». Et il poursuit : « Reste que, derrière cette apparente désinvolture, on sent pointer autre chose. L’émergence de l’islamisme, mais aussi la résurgence des populismes, s’inscrivent dans un mouvement plus général de remise en cause des valeurs sur lesquelles se sont construites nos démocraties et qui trouvent leurs origines dans ce qu’on a coutume d’appeler « les Lumières ». Aucune des libertés, dont nous bénéficions aujourd’hui, n’aurait vu le jour sans ce courant philosophique qui a commencé par défier Dieu avant de faire vaciller ses serviles serviteurs que furent rois et monarques. […] Pourtant, plus de deux siècles après, le religieux revient insidieusement dans la vie politique ». Riss pose alors dans toute son ampleur la problématique qui nous intéresse : « Le combat pour la défense des Lumières n’est pas un débat mondain entre fins esprits pour connaître les bons et mauvais aspects de ce mouvement philosophique. Pour faire le tri entre ce que les Lumières ont réussi ou raté, entre leurs éclairs de génie et leurs échecs. Le renouveau du discours anti-Lumières est un discours de mort. Il signe le retour des pensées les plus réactionnaires et les plus mystiques, trop heureuses d’occuper les places libérées par les anciennes idéologies marxistes ou fascistes du XXe siècle disparu ». Et, en écho, Gérard Biard écrit un texte, dont le titre Noir, c’est noir résume son état d’esprit. Après avoir énuméré quelques noms trop connus : Éric Zemmour, Michel Houellebecq, Jean-François Colosimo, Régis Debray, il ajoute :« Nous sommes obligés de les supporter à longueur d’année. Ils sont omniprésents, ils occupent plateaux de télévision, tribunes de presse, cénacles universitaires, rayons de librairie et, bien entendu blogs et réseaux sociaux. On leur déroule le tapis rouge, et la pensée mortifère infuse à gauche comme à droite. Dénoncer la laïcité, remettre en cause la pensée scientifique, vomir la démocratie, rejeter l’universalisme, postuler que l’« identité » définit le citoyen, décréter, à propos de tout et de rien, qu’« il n’y a pas de hasard », ne jurer que par le spirituel, est du dernier chic ».

2Je glane quelques citations qui justifient ces prises de position salutaires. D’abord, à tout seigneur tout honneur, le pape François, qui fait cette découverte, pour lui navrante : « La laïcité française est trop dépendante des Lumières ». Son jugement est illustré par un dessin montrant un gros curé, assis sur un lit et tenant sur ses genoux un gosse apeuré, sur lequel il porte la main, avec cette phrase qui sort de sa bouche, « alors que la religion se fait très bien dans le noir ». Pédophilie, avez-vous dit ? C’est du Charlie, celui de la veine des caricatures de Mahomet, celui des « blasphèmes », payés au prix du sang, le 7 janvier 2015. Mais, dans le même défilé de figures médiatiques, Patrick Buisson est là pour rassurer le bon pape : « Les mythes du progrès et de l’égalité portés par les Lumières sont aujourd’hui ruinés ». Et, de son côté, Michel Houellebecq, tout à son projet de « briser les idoles, de renverser les préjugés, en particulier ceux d’une modernité en trompe-l’œil », et fort de ses succès de librairie, confirme : « La philosophie du siècle des Lumières n’a plus de sens pour personne ou pour très peu de gens. […] Elle ne peut rien produire que du néant et du malheur. Donc, oui, je suis hostile à cette philosophie. » Pour achever cette tentative d’élimination de tout un pan glorieux de notre histoire, rien de tel que de recourir au procédé rhétorique d’inversion du sens des mots. Par exemple, Jean-François Colosimo, péremptoire : « Nous sommes aveuglés par la religion des Lumières », ou encore, Marion Maréchal-Le Pen : « L’émancipation de l’individu pensée par les Lumières, autrement dit la capacité à transcender sa condition sociale familiale, est devenue une sorte d’intégrisme ». Ainsi est bouclée l’escroquerie intellectuelle, qui voudrait faire passer les Lumières, c’est-à-dire l’appel à la raison et à l’esprit critique, pour une forme de dogmatisme, pour une nouvelle « religion », pire, pour un « intégrisme ».

3Cette stimulante lecture de Charlie Hebdo m’a suggéré de revenir aux heures marquantes du procès des Lumières. La matière est abondante, et je ne pourrai procéder que par quelques évocations trop rapides, mais si “ éclairantes ”…

Aux origines le courant contre-révolutionnaire

4Or, il faudrait avoir le temps de décrire le mode d’argumentation utilisé par les ennemis des Lumières, depuis plus de deux siècles, qu’ils s’appellent Louis de Bonald, Joseph de Maistre, Charles Maurras, ou Maurice Barrès pour la France ; Edmund Burke pour la Grande- Bretagne ; Herder et Nietzsche pour l’Allemagne ; Vico pour l’Italie, etc. Heureusement, l’historien israëlien Zeev Sternell, spécialiste du fascisme à la française [2], leur a consacré une somme : Les Anti-Lumières. Une tradition du XVIIIesiècle à la Guerre froide [3], qui renouvelle notre connaissance. Il montre combien ce mouvement réactionnaire est ancien, contemporain de Montesquieu, Diderot, Voltaire et Rousseau ; comment il est relancé, amplifié par le choc de la Révolution française ; et à quel point, enfin, il garde au fil du temps une unité, ou plutôt une cohérence, malgré sa dissémination dans toute l’Europe et malgré sa durée. Il souligne le danger que représentent aujourd’hui ces théoriciens de la Contre-Révolution. Leur discours forme une Vulgate de l’obscurantisme, qui peut se colorer en fonction du pays et du moment. Il y a, bien sûr, quelques rares périodes où cette thématique devient inaudible, parce que les peuples sont soulevés par un immense espoir d’émancipation et de progrès social : 1848, 1789, 1936, ou la Libération font partie de ces moments de grâce. Mais il y a aussi d’autres époques, où se produit une panne, une crise de nos sociétés. Alors le procès des Lumières ressurgit avec une âpreté, une violence qui impressionnent les foules, et parfois les font basculer dans l’irrationnel et la barbarie. Ce fut le cas dans les années 1930. Et sans doute sommes-nous aujourd’hui dans l’un de ces creux de l’histoire.

Le procès des Lumières est instruit à droite et à gauche

5Depuis quelques années les critiques contre la philosophie des Lumières redoublent de virulence à droite. Et surtout elles forment système, avec un fond commun : il faudrait d’urgence « réviser la loi de 1905 », c’est-à-dire, selon ses adversaires, la vider de son contenu, et substituer au régime de Séparation un statut concordataire, à l’image de celui qui subsiste, tel un coûteux anachronisme, dans les départements d’Alsace-Moselle, et dans une partie des territoires d’Outre-Mer. Ce fut le projet porté par Nicolas Sarkozy [4]; et il en a égrené les thèmes dans trois lieux symboliques : Rome, Ryad et Paris, entre 2007 et 2008. L’une de ses interventions est reste gravée dans les esprits ; c’est le discours du Latran. Il faut relire, ou plutôt réécouter, cette profession de foi dans la religion catholique, cet acte inconcevable d’allégeance à la papauté d’un président de la République française en exercice, pour mesurer le danger qui aujourd’hui encore nous menace… Son intervention, dans une basilique, devant un parterre de cardinaux, débute par cette phrase-clé : « Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes [5] ». La formule reviendra à quatre autres reprises dans son propos, mais amputée de l’adverbe « essentiellement », qui semblait faire une petite part à la tradition laïque de la République. Au contraire, l’orateur ne cesse de réaffirmer la supériorité du message religieux, porteur d’« espérance » et de transcendance, sur le vide spirituel que représenterait l’héritage républicain. Pour peu, on le croirait en chaire… Et la comparaison si souvent citée : « Dans la transmission des valeurs, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. », sert de point de chute à cette démonstration, en forme de reniement de notre histoire. Au passage, il a mis en garde contre les virtualités totalitaires, qui seraient contenues dans la tradition des Lumières et il a soutenu la thèse de la faillite, au cours du XXe siècle, de tous les systèmes de pensée et modes d’organisation politique qui en sont issus. Il est allé aussi loin que possible, compte tenu de sa charge. Et s’il se sent obligé de se référer à la Laïcité, cette singularité française, il la dénature, au moment même où il prononce le mot, puisqu’il parle de « laïcité positive ».

6Les hauts dignitaires catholiques, eux, ne sont pas tenus à cette prudence. Et, dans la même période, ils n’hésitent pas à instruire explicitement le procès des Lumières. Ils lui imputent même la responsabilité de la Shoah et du Goulag. Les papes Jean Paul II ou Benoît XVI, sans oublier le cardinal Lustiger [6], ont osé défigurer ainsi le message de Voltaire, de Diderot, de Rousseau ou de Condorcet, alors que, dans le même temps, ils se taisaient sur le silence coupable de Pie XII, ainsi que sur la complicité active d’une grande partie de l’épiscopat allemand face au déchaînement de la barbarie nazie. « Les Lumières sont à l’origine des totalitarismes du XXesiècle », voilà ce qui se dit couramment au Vatican, où l’on se garde bien d’interroger la responsabilité de l’antijudaïsme chrétien dans les origines et le développement de l’antisémitisme.

7Mon indignation se double d’un sentiment de malaise, et même de révolte, quand je vois le procès des Lumières instruit aussi à gauche, il est vrai mezzo voce. Ainsi, Régis Debray, sacrifiant à la mode, en 2006, avec Aveuglantes Lumières [7], où il reprend sur le mode ironique les nouveaux lieux communs sur la désuétude de la pensée des Lumières ; ou, encore, Jean-Claude Guillebaud, auteur en 1996, de La Trahison des Lumières [8], au titre soigneusement ambigu ; en 2001, le désinvolte Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ? [9] d’un spécialiste du XVIIIe siècle, Jean M. Goulemot ; ou, enfin, en 2010, l’énorme pavé de Michel Onfray, plein de fiel, contre l’inventeur de la psychanalyse : Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne [10]. Et la liste de tels écrits n’est ni exhaustive, ni close. Pourquoi ces procès en demi-teinte, au ton parfois gêné, contre les Lumières ?

L’horreur conjuguée des camps de concentration nazis et du Goulag

8Tout se noue dans les années 1970. Le souvenir des camps nazis est encore prégnant et l’on commence à mesurer l’ampleur du crime stalinien. Il se produit alors une sorte de télescopage des horreurs, qui frappe l’opinion publique. Dans ce contexte est traduit en 1974 un ouvrage intitulé : La Dialectique de la Raison, rédigé au sortir de la guerre par deux philosophes allemands, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno [11]. Ce texte exprime le choc que provoque l’expérience du totalitarisme nazi. Les auteurs sont juifs. Ils ont assisté à la montée du nazisme et ont dû fuir aux États-Unis pour échapper à la mort. Ils ont été marxistes dans leur jeunesse ; ils sont restés de gauche et ils se sentent les héritiers des Lumière par leur éducation. Et pourtant ils écrivent pour dénoncer la faillite de la Raison. La première phrase de leur essai livre la clé de leur attitude : « De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre, entièrement “ éclairée ”, resplendit sous le signe des calamités triomphant partout  [12] ». C’est ce constat amer du désastre de leur idéal qui motive leur désabusement. Ils se sentent trahis. D’où ce soupçon qui naît, et qu’ils avouent à mi-voix : et si les Lumières avaient une part de responsabilité dans ce drame effroyable ? Le procès des Lumières, jusque-là confiné au courant réactionnaire, pénètre la gauche et, plus largement, le camp républicain.

9Si les idées de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno trouvent chez nous un écho favorable malgré l’abstraction et le caractère inachevé de ces Fragments philosophiques (tel est le sous-titre du livre), c’est que la France est entrée dans une phase de profonde remise en question. Après l’euphorie de Mai 68, puis la grande désillusion des lendemains de Révolution, l’heure est au bilan, à l’inventaire des concepts qui ont conduit à cette faillite. Rien n’y échappe. Considérons la chronologie, elle est en soi parlante : 1969, c’est la nouvelle édition en Allemagne de La dialectique de la Raison, dont la première édition, en 1947, à Amsterdam avait été fort discrète. Et, en 1974, sa traduction, en France, est le signe d’un changement de paradigme idéologique.

Les nouveaux philosophes : Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann

10En effet, simultanément, surgissent les nouveaux philosophes, relayés par un tintamarre médiatique. Bernard-Henri Lévy, qui s’impose rapidement comme chef de file, publie La barbarie à visage humain [13], en 1977. André Glucksmann l’a précédé, en 1975, avec un livre au titre accrocheur : La cuisinière et le mangeur d’hommes [14]. Soyons attentifs au sous-titre, qui est en soi tout un programme. Essai sur l’État, le marxisme, les camps de concentration. Le totalitarisme russe, comme Glucksmann le nomme, fait son entrée dans le procès des Lumières, avec une filiation supposée qui relierait les Bolcheviks russes aux Jacobins français [15]. La Terreur et 1793, responsables des camps staliniens… Citons encore Jean-Paul Dollé, le plus original de ce groupe disparate, le plus humain aussi. Il a exposé en 1975 sa Haine de la pensée [16], au titre définitif, suivie, en 1977, d’une sorte de petit chef-d’œuvre : L’odeur de la France [17]. Tous ces ouvrages présentent une réelle parenté, malgré leur dissemblance. Ils expriment avant tout une même vision tragique de l’histoire, comme si, tout à coup, le souvenir de la « boucherie de Verdun » chez Jean-Paul Dollé, le rappel obsessionnel des camps nazis et de l’antisémitisme, ainsi que la découverte récente du Goulag, chez Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, venaient balayer les certitudes d’un monde hérité du Siècle des Lumières et de la Révolution de 1789. Début 1981, Bernard-Henri Lévy publie l’Idéologie française, où il durcit encore sa vision. Il prétend résumer la période contemporaine par la seule fascination qu’auraient exercée sur la gauche, comme sur la droite, les idées antisémites, xénophobes et fascistes. Il s’attire une réaction sèche de Raymond Aron [18], qui déplore cette dangereuse réécriture de l’histoire. Néanmoins, ces thèses ont un retentissement hors de proportion avec leur fiabilité. Ce succès est révélateur de l’air du temps. Il est sans doute, aussi, l’une des premières manifestations de ce tournant conservateur et clérical, que connaît le monde au même moment, et dont les principaux protagonistes se nomment l’imam Khomeyni, le pape Jean-Paul II, Ronald Reagan et Margareth Thatcher.

De la doxa anti-Lumières au succès inattendu de Enlightenment Now ! de Steven Pinker (2018)

11Peu à peu s’installe l’idée que les Lumières ne furent pas seulement complices des horreurs du XXe siècle. Elles en auraient été la cause. Ainsi Auschwitz et le Goulag, mais aussi, antérieurement, les diverses formes de colonialisme, en seraient directement issus. Qu’on ne s’étonne pas de la mise sur un même plan de faits historiques aussi massifs, ancrés dans des cultures aussi différentes. Qu’on ne demande pas à ceux qui énoncent de tels sophismes de les justifier, si peu que ce soit : Lumières égale totalitarisme, répètent-ils en boucle.

12Une dernière observation : c’est sur ce terreau que prospère chez nous l’influence des néo-conservateurs américains, portés par les courants évangéliques, et que renaissent des droites autoritaires et des populismes. C’est ce que démontre l’ouvrage de Daniel Lindenberg, intitulé justement : Le procès des Lumières : essai sur la mondialisation des idées, paru en 2009. Le Reaganisme est venu se fondre dans un mouvement d’idées typiquement européen, et composite, puisque s’y mêlaient l’apport d’idéologies de droite et de gauche.

13Il y a bien eu, à propos des Lumières, un obscurantisme de gauche, se greffant sur le courant contre-révolutionnaire beaucoup plus ancien, mais ceux qui l’ont initié ne pouvaient donner longtemps le change sur la vraie nature de leur démarche.

14Observons même que la mutation de ces cinquante dernières années va bien au-delà. En effet, l’intelligentsia, traditionnellement de gauche depuis Zola et l’affaire Dreyfus, est aujourd’hui majoritairement à droite, et elle s’en glorifie à la manière d’Éric Zemmour. Ou bien, se situant à l’extrême gauche, elle a le plus souvent adopté le communautarisme anglo-saxon comme horizon. Elle a passé par-dessus bord les principes d’égalité, de laïcité et de citoyenneté, qui fondent la République [19]. Elle ne parle que de lutte contre les discriminations. D’autres groupes, minoritaires, mais activistes, font un pas de plus et propagent les théories fumeuses et funestes du Mouvement décolonial. Suivons l’une de ses représentantes, Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République. Elle nous explique qu’il est urgent de substituer la notion de « race » à celle de classe [20]. En guise d’argumentation, elle procède par slogans, comme le faisait autrefois Bernard-Henri Lévy : « L’État est raciste, dit-elle », « structurellement raciste, insiste-t-elle », assimilant, contre toute évidence, la France du XXIe siècle au régime d’apartheid, qui prévalait dans les années 1960 en Afrique du Sud. Et, s’intéressant aux victimes de cette situation, les femmes essentiellement, elle cherche à leur redonner la fierté de leur identité ; pour cela, elle en appelle à l’intercession de la religion, en l’occurrence l’islam. Ce faisant, elle les assigne à un statut de mineures, selon les pratiques et la Constitution de beaucoup de pays de confession musulmane. Mais les risques de cette terrible régression ne semblent pas la préoccuper. Et, sans états d’âme, elle ouvre la porte à la propagande des Frères musulmans, voire aux menées islamistes. Un nouvel obscurantisme s’installe, inspiré à la fois par le multiculturalisme américain et la montée en puissance d’un islam politique qui rêve de conquérir l’Europe. Ainsi se diffuse « une culture raciste qui se sera imposée au nom de l’antiracisme », selon la très juste formule d’Isabelle Barbéris, dans un article intitulé : « La racialisation de la culture » [21]. Lourdes menaces pour la paix civile ! [22]

15Ce n’est que le dernier avatar du retour des Anti-Lumières. A chaque fois, la digue du rationalisme, de la démarche scientifique et de la méthode historique se fissure davantage. Le concept d’Universalisme devient l’objet de toutes les vindictes.

16Et nous sommes désormais placés devant ce dilemme : continuer à porter le message des Lumières, comme nous le demandent des militantes féministes du Proche-Orient, d’Afrique ou d’Asie, parfois en risquant leur vie ? Ou bien nous laisser couler dans le mainstream anglo-saxon ? Cette incertitude est l’une des clés de la crise politique actuelle. Et c’est alors que surgit l’inattendu.

17Steven Pinker, un universitaire américano-canadien [23], publie, début 2018, un ouvrage à contre-courant et qui connaît aussitôt un succès considérable : Enlightenment Now : The case for Reason, Science, Humanism, and Progress, aussitôt traduit en France sous le titre Le Triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme [24] (voir dans ce même numéro, l’article de Philippe Foussier page 12). Il y confirme la permanence des courants contre-révolutionnaires, qui, depuis le XVIIIe siècle, tentent d’imposer une vision réactionnaire de la société, mais il entend démontrer que sur l’essentiel : la durée de vie, l’augmentation globale des ressources et leur répartition, la santé publique, la généralisation de la démocratie, les “ progrès ” sont considérables à l’échelle de la planète, y compris en intégrant les pays les plus pauvres. Une thèse qui ne manque pas de faire réagir, et qui pourtant est globalement justifiée, si l’on se place dans la longue durée. Mais tel n’est pas le sujet qui m’intéresse ici. Je veux seulement souligner ce paradoxe : voilà que nous arrive des États-Unis un ouvrage qui célèbre le Triomphe des Lumières, au moment où il est de bon ton, en France, de chercher à en établir la faillite ou le dévoiement… Insubmersibles Lumières ? Sans doute pas. Mais, à coup sûr, message d’espoir.

Notes

  • [1]
    Janvier 2019, 16 p.
  • [2]
    Ni droite ni Gauche. L’idéologie fasciste en France, Seuil, 1983, ouvrage qui déclenche une violente polémique, tant il était admis jusque-là que cette idéologie était demeurée un élément « exogène » à notre pays. Cf. Zeev Sternhell, Histoire et Lumières, Changer le monde par la raison. Entretiens avec Nicolas Weil, Albin Michel, 2014, p. 247-298.
  • [3]
    Fayard, 2006. Réédition revue et augmentée, Gallimard, Folio/histoire, 2010.
  • [4]
    Cf. le chapitre intitulé « Nicolas Sarkozy ou le projet concordataire », dans mon livre, Éloge de la Laïcité, Vendémiaire, 2012.
  • [5]
    Sur cette thématique, toujours présente, une bonne mise au point : Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ? Seuil, 2019.
  • [6]
    « Je crois que l’antisémitisme d’Hitler relève de l’antisémitisme des Lumières et non de l’antisémitisme chrétien », Le choix de Dieu, Mgr. Lustiger, De Fallois, 1987. Cf. des citations de même nature, empruntées à Jean-Paul II ou Mgr. Etchegaray sur le site www.agoravox.fr.
  • [7]
    Journal en clair-obscur, Gallimard, 2006.
  • [8]
    Enquête sur le désarroi contemporain, Le Seuil.
  • [9]
    Collection, L’Avenir du passé, Le Seuil.
  • [10]
    Grasset.
  • [11]
    Collection Tel, Gallimard.
  • [12]
    Op.cit., p. 21.
  • [13]
    Grasset.
  • [14]
    Le Seuil.
  • [15]
    Il développe cette thèse, à travers l’œuvre de Fichte, Hegel, Marx et Nietzsche, dans Les Maîtres Penseurs, Grasset, 1977. Une obscure démonstration, qui eut néanmoins un grand écho.
  • [16]
    Éditions libres Hallier.
  • [17]
    Grasset.
  • [18]
    L’Express, 07-02-1981, avec une réponse de Bernard-Henri Lévy.
  • [19]
    Cf. les analyses de Laurent Bouvet dans La nouvelle question laïque, Flammarion, 2019, notamment le chapitre intitulé : « La normalisation libérale ».
  • [20]
    Vertigineux retour en arrière, au moment où les députés viennent de voter à l’unanimité, le 12 juillet 2018, la suppression du mot « race » dans l’article 1er de la Constitution.
  • [21]
    Revue Cités, numéro 75, 2018, PUF, p.95-109.
  • [22]
    Analysées par Gilles Clavreul, dans un rapport au gouvernement, « Laïcité, valeurs de la République et exigences minimales de la vie en société », février 2018. Lire aussi Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques, Fondation Jean Jaurès, décembre 2017.
  • [23]
    Spécialiste de psychologie cognitive à Harvard.
  • [24]
    Les Arènes, novembre 2018. On peut regretter la traduction du titre anglais par la formule Le triomphe des Lumières, qui semble entériner l’idée de victoire définitive, contrairement à la pensée explicite de l’auteur. Remarquons aussi que le terme Progrès a disparu dans l’énumération du sous-titre. Souci d’alléger la page de couverture ou choix de fond du traducteur ?
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