Peut-on parler de transgression en franc-maçonnerie alors que le rituel encadre la parole et la posture du maçon ? Mais est-ce vraiment un carcan ?
La transgression dans le temple comme dans les pas de l’apprenti, nous fait sortir d’une pensée binaire pour aller vers un ternaire, dépassement de ses propres limites.
1Étrange paradoxe que de se plier à des règles immuables, se revêtir d’un tablier, porter des gants blancs, se placer à l’ordre et aller vers l’orient le cœur au plus près des colonnes, prendre la parole de manière ritualisée pour parler de transgression.
2Serait-ce la première leçon initiatique que de permettre aux contraires de s’harmoniser, de se renforcer en révélant les questionnements sur la tradition sur la transgression pour dévoiler le point aveugle qui nous murmure que rien n’est terminé, que tout commence à nouveau ? Ce point aveugle qui n’apporte aucune réponse définitive qui devient notre centre de gravité, renforçant notre équilibre quand nous parcourons tel un apprenti funambule le fil de tension entre tradition et modernité, entre deux rives inconnues. Il est le fil de soi à soi tendu sur le précipice de l’absurdité de l’existence. Entre révolte et amour que choisir pour garder l’équilibre ?
3Chacun de nous a transgressé en venant en ces lieux pour passer un nouveau seuil entre monde profane et monde sacré. Chacun de nous a fait le sacrifice du vieil homme et pris le risque d’un chemin de foudre et d’éclair. Tel est le prix de la liberté qui se vivifie dans le passage d’un état à l’autre. La même main gantée a tenue le glaive qui tranche des liens mais s’est refermée sur une main amie pour tresser d’autres liens encore plus indissolubles. Cette faculté à se lier et à se délier empêche de quitter le sol pour ne pas perdre les forces telluriques mais permet de partir au plus près des étoiles afin de retrouver le fil à plomb de toujours. Il est le fil d’Ariane d’un chemin perpétuel et rituel qui fait apparaître désordre et chaos mais constitue un nouvel ordre faisant danser les étoiles de la pensée. C’est par l’initiation que le vieil homme retrouve sa capacité de transgression endormie, sa force de liberté personnelle enfouie dans la pierre cachée. Le premier serment librement consenti contient les règles et la possibilité de leur dépassement. Il nous oblige à la fidélité aux premiers émois de la première traversée des frontières entre profane et sacré et aux efforts à consentir pour transgresser l’évidence des sens .Il nous invite à une pensée de l’origine, du marteau sans maître ou plus simplement à la pensée du matin celle d’Ulysse sur la plage luttant contre les sortilèges de l’oubli de soi et rêvant encore et encore d’Ithaque.
Briser les chaînes du déterminisme
4Elle est l’attitude conquérante de Prométhée, celui qui ne nie pas l’ordre universel mais se révolte contre l’abus de pouvoir de Zeus. Il porte en lui la démesure qui pousse à briser les chaînes du confort pour retrouver la liberté régie par la loi de la raison et l’effort du libre arbitre. En volant le feu aux dieux, Prométhée contenait en germe l’esprit des Lumières, celui d’Albert Camus ou de Giordano Bruno. La transgression est présente dans les limites colonnes du temple comme dans les pas de l’apprenti, elle ne doit pas se nourrir d’une insurrection sans limite mais faire sortir d’une pensée binaire pour aller vers un ternaire qui pourrait être Tradition/Transgression/Tradition. Elle est le miroir qu’il faut traverser pour dépasser les limites de la loi et de soi.
5Pour Dominique Jardin la tradition maçonnique c’est un peu la caisse du mouton de Saint Exupery. Elle est devant nous et nous ne la voyons pas toujours, allons nous l’ouvrir comme Épiméthée… trop vite, puis la refermer… encore trop vite au prix de l’espérance déçue ou alors allons nous oser et plus intuitivement imaginer son contenu : un fil à plomb, un compas, une équerre ou un simple miroir, but ultime de la quête de la conférence des oiseaux ? À votre guise dirait Baudelaire.
6Cette démarche du dévoilement devant le mystère, de dépassement d’une frontière est celle d’une herméneutique du regard qui ajoute de la connaissance à la contemplation. Le premier maçon devant sa pierre était aussi imprudent et maladroit que nous, pas plus près de la source de la lumière et de la tradition. Animé du même désir de vérité, de la même joie éprouvée dans la fulgurance du premier éclat de pierre arraché à lui-même et de l’étincelle jaillissant dans la nuit de l’inconscient et enflammant la pensée. Comme lui nous devons échapper au piège de penser que la tradition maçonnique s’est trouvée dotée jusqu’à nous d’une structure intangible et perenne.
7Nous récusons l’essentialisme qui mène aux impasses pour une tradition existentialiste avec une histoire, des emprunts, des ajouts et un perfectionnement. Anderson dans ses constitutions nous incite à surmonter les barrières, pas à les abolir. C’est dans ce contexte du XVIIIe siècle que la franc-maçonnerie deviendra un des fers de lance de la modernité initiée par l’esprit des Lumières, dans une recherche constante de la raison raisonnante et du progrès, mais également en devenant un conservatoire de la tradition avec la transmission des rites, des mythes et des symboles. Cette double filiation nous oblige à ne pas devenir des géoliers de la tradition enfermant Edmond Dantes et jetant les clefs du château d’If mais des gardiens bienveillants de la tradition quand celle-ci permet l’évasion du cachot. L’ île souveraine de Monte Cristo fait alors écho avec les mots de la nôtre : puissance symbolique souveraine.
8Charles Porset opposait à une maçonnerie qui se prétend traditionnelle, régulière, initiatique et essentialiste une maçonnerie progressiste qui offre un esprit de débat. L’outil de cette maçonnerie n’est pas la transposition irréfléchie mais l’altération. Elle porte un souffle qui incite à aller ailleurs, plus loin de sa communauté de pensée. C’est ce vent libertaire qui incita nos frères d’avant la Révolution de refuser le statut assigné et de conquérir en loge le port de l’épée pour tous à une époque ou simplement les nobles y avaient droit.
Figures de la transgression
9Un des ressorts de transmission de la tradition est la constante appropriation/transformation des matériaux. Cette démarche permet la pensée du dehors, comme celle du dedans, elle anime celui qui recherche les lignes de fuite, les ruptures, tout simplement celui qui est en train de s’inachever. La maçonnerie n’est-elle pas une pratique de l’inachèvement qui révèle une autre béance, une autre absence qui ranime le souffle qui conduit dans le labyrinthe du pavé mosaïque à la recherche des limites : mon orient, mon occident, mon midi et mon septentrion,
10Antigone, Dyonisos, Alexandre, Jacob, le bouffon, le caricaturiste sont portés par un élan vers ce qui est inédit. Ils perturbent l’ordre social, le dire et le faire mais créent l’être limite et l’illimité en sortant du mimétisme pour affirmer le Je. Ils savent qu’hériter ce n’est pas répéter. Le sablier contient tout entier le sable de la tradition mais également la possibilité de le retourner. Qui osera le geste du renversement ? Il nous donne le temps de la mesure et le temps de la démesure, du sédentaire se rêvant nomade et du nomade se rêvant sédentaire.
11L’éloignement des Land marks a été définitivement consacré si j’ose le mot avec l’abandon par le GODF de la référence au GADLU en 1877. Dieu n’est plus alors considéré comme la limite s’opposant à la volonté humaine, celle-ci devient sa propre limite. Elle contraint à des contradictions permanentes : la raison ne peut plus être la frontière indépassable mais doit devenir la raison raisonnante ouvrant le champ de la liberté absolue de conscience. C’est ainsi que nous sommes devenus des hommes des carrefours.
12Dans ces bois du romantisme et de l’état de nature s’éveille un certain regard sur les essences et les espèces, un regard porté sur le passé et sur l’avenir. L’acuité de ce regard est la condition première du dépassement des frontières. Cette envie de robinsonnade loin des canons du monde moderne rend invisible le gouvernement du shérif de Nottingham pour permettre le gouvernement de l’homme par lui-même. Cette forêt devient un lieu de désir, ce désir se nourrit de la transgression de l’interdit qui est aussi là pour être violé et n’existe que par cette possibilité.
13Comment parler de transgression sans parler de sacré, toujours ambivalent entre pouvoir d’institution et transgression, entre respect de l’interdit et de ses tabous et mise en place de fêtes destructrices. Elle répond à la question de comment rendre le profane sacré et mettre en place un sacré de transgression.
14Elle est l’inversion rituelle de la fête des fous, l’effervescence, le rôle du grotesque pour dire les vérités dérangeantes. Elle peut être portée jusqu’à son point aveugle par le jeu des mots quand ils permettent d’aller vers l’absurde. Au tribunal de la transgression Pierre Desproges demandera la peine du bannissement maçonnique pour celui qui n’a pas su résister à l’injonction du mauvais maître « je pense donc tu suis ». Son histoire est celle confondue du vice et de la vertu, de la construction de temple pour l’un et de cachot pour l’autre.
Une démarche essentielle
15Elle possède en son tréfonds une fonction instituante, elle mobilise la société pour ou contre les iconoclastes et les briseurs de reliques, elle peut même provoquer une panique sociale face au surgissement d’un fait nouveau. Mais elle n’est pas la désacralisation et la table rase du sacré, elle nous incite à trouver son sens profond et immédiat afin de lui rendre son éclat premier.
16Comme nous y invite La Boëtie il faut aller vers la liberté en allant voir autrement de l’autre côté de toutes les frontières, en éprouvant sa douceur à l’amertume de la servitude en retrouvant ainsi l’écartement du compas libérateur.
17Nous plongeons dans les eaux de l’oubli quand nous suivons une route balisée, mais dans la mémoire d’un bandeau qui tombe quand nous osons d’autres traversées. Des traversées avec des naufrages salvateurs, qui nous jétent dans un espace infini oscillant entre orient et occident, entre midi et septentrion à la rencontre de la forme la plus épurée de la limite là où elle n’est ni commencement ni fin. La limite de notre conscience, la limite de la loi, la limite de la raison, la limite des mots.
18Si nous n’avions pas le souci d’observer les rituels, serions-nous reconnus comme tels ?
19Si nous n’avions pas le souci d’aller plus loin de chercher des issues de lumière ou d’autres portes à franchir serions-nous reconnus comme tel ?
20C’est par et pour cette démarche que la maçonnerie est essentielle dans notre existence ou alors elle ne serait rien. C’est grâce à nos incessants efforts que s’échappe une part souveraine de nous même. C’est cette démarche qui nous permet de dessiner la ligne à atteindre sur le sable échappé du sablier renversé, jusqu’aux ultimes limites du temps et du voyage. Nous voilà une fois encore sur le seuil entre les colonnes, à mi chemin entre royaume et exil.
21La transgression n’est pas la victoire du non ou de la subversion mais son envers solaire ; l’affirmation de l’être par sa différence, par sa singularité. Elle invite à une danse avec la limite qu’elle désigne et déplace. Elle est inscrite dans les premiers pas de l’apprenti qui en appelle bien d’autres. C’est elle qui nous permet au détour de nous même de trouver le passage, entre les colonnes d’Hercule, entre les mots, entre les symboles dans une inventivité prométhéenne et une mise éveil, de soi de ses gestes.
22Les temps seront alors venus pour se saisir du compas afin de tracer la ligne de protection du rite entre soi et l’abîme.