L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron est un événement hautement improbable dans un pays comme la France qui se veut l’héritier du rationalisme politique. Or toutes les conditions étaient réunies pour promouvoir la victoire inattendue d’un néo-populisme à la Napoléon III. Le contexte évoque le moment « orléaniste » qui, plus insidieux qu’autrefois, se pare des déguisements de la raison. L’homme providentiel peut-il résoudre une telle aporie ?
1Le néolibéralisme, nouvelle idéologie de la pensée économique, revêt les attributs qui caractérisent traditionnellement la science – la démocratie étant jugée trop soumise à l’incertitude – et les néolibéraux se revendiquent d’une nouvelle force tranquille au nom d’un centrisme efficace – pour s’en débarrasser ? Se dessine ainsi un pragmatisme progressiste qui masque le dogme libéral et se présente comme une variante du politiquement correct de l’anti-populisme.
2La notion de complexité, au nom de laquelle le macronisme est monté, a conquis le pouvoir et séduit une grande partie de l’intelligentsia, surtout les anciens de 68. Car elle vise à empêcher toute contestation, toute analyse même des fondements du système de l’impérialisme moderne. La mythification de la complexité aboutit à glorifier les experts, la nouvelle élite censée porter la vérité. Pour le gouvernement actuel, l’expertise se présente de plus en plus comme le substitut à l’échange et à la confrontation des arguments ; le pouvoir construit comme une pensée dédoublée : la vision dominante tend à s’imposer avec des a priori du passé. Il est vrai qu’une société qui a désappris à réfléchir et à débattre forme un terrain fertile à la répétition des modèles du progrès, comme on a pu le constater du temps de Napoléon le Petit.
3Emmanuel Macron est associé à un embarrassant charisme politique. Il serait trop simple d’écarter la notion de chef charismatique dans une démocratie qu’idéalement le peuple gouverne. On a connu au XXe siècle assez de chefs charismatiques tour à tour grotesques, effrayants ou abominables pour que les citoyens soient tentés par un charisme providentiel. Seulement voilà, il a aussi existé dans l’histoire des charismes de résistance ou de libération qui ont entraîné un peuple vers le meilleur et la question mérite d’être examinée soigneusement.
4Aujourd’hui, loin de chercher à identifier et résoudre les conflits, la vie politique cherche à imposer des consensus, à empêcher l’expression des divergences fondamentales, bref à marginaliser le rôle créatif de l’esprit critique.
5André Bellon, dans un texte bien inspiré (« Les Habits neufs de l’aliénation », Comité Les Orwelliens, 15 septembre 2017), relève que la pensée dominante magnifie les émotions au détriment de la raison. Elle se caractérise par une justification des démissions face aux défis extraordinaires d’un tournant historique profond. L’auteur ajoute : « Loin de mobiliser les volontés, elle privilégie les remords et les condamnations sans conséquences. Non seulement les porte-paroles les plus écoutés dégoulinent de bonne conscience, mais ils croient de plus faire œuvre novatrice en ressassant les mêmes prêches. On ne peut plus ainsi évoquer la République sans s’indigner des abominations de la colonisation, la nation sans s’apitoyer sur les malheurs de la guerre, le peuple sans évoquer les débordements de violence. »
Le tremplin technocratique
6Revenons au cœur du macronisme : la cour des technocrates et de jeunes marcheurs opportunistes qui parcourent l’Assemblée nationale et ont investi les cabinets ministériels n’est pas advenue par hasard, elle est le fruit de la conversion de la gauche au capitalisme néo-libéral, impliquant, sous couvert de rejet du populisme, l’abandon des pauvres, que le président Hollande qualifiait de « sans dents ».
7Pierre-André Taguieff (2017), dans un essai récent et très bien documenté, pourvu d’un corps de notes qui font une centaine de pages, diagnostique le phénomène Macron en le définissant comme « un néo-libéralisme progressiste qui propose le culte de la diversité, l’entreprise comme modèle politique avec l’argument “de gauche et de droite”. Vision futée et trompeuse qui impose de choisir entre un néolibéralisme progressiste et un populisme réactionnaire » (p. 183). Emmanuel Macron, en adulateur du modèle de la Silicon Valley et en énarque avisé, fait du numérique le fil conducteur et le vrai programme de la légende en construction des « marcheurs ». Le technocratisme à l’américaine, dont le macronisme est l’expression, rend le jeu démocratique creux et la révolution que le candidat appelait de ses vœux n’est que la prise du pouvoir par des Rastignac quadragénaires sociaux-libéraux, dépourvus de grandes idées, et qui cherchent à faire peuple.
8Rappelons les grands traits du portrait psycho-politique d’Emmanuel Macron : jeune – qui, contrairement à l’image novatrice qu’il veut donner, s’appuie pour une bonne part sur des hommes de l’ancien monde : Bayrou, Collomb, Le Drian, Ferrand… –, intrépide, arrogant, volontaire, séducteur, philosophe, comédien de talent qui aspire à jouer au monarque en herbe dans un élan narcissique. Il mêle chorégraphie personnelle et mise en scène de la nostalgie de la grandeur de l’empire et du rayonnement intellectuel de la France. Le moment macronien est fait d’une situation de crise, d’un climat de décadence de la classe politique et d’un désir inavouable de revanche des hommes de finances et des affairistes de tout genre. Emmanuel Macron, on l’a dit, possède l’art de séduire et son fantasme, comme celui de tout séducteur, est de forcer la serrure ; les clés sont-elles introuvables ?
9Pierre-André Taguieff, dans Le macronisme ou le règne du vide (Éditons de l’Observatoire, 2017) esquisse une analyse du macronisme autour de trois hypothèses sans en privilégier aucune : symptôme, miracle ou mirage. La clef est le personnage en lui-même dont le charisme est célébré par ses partisans et les médias qui ont façonné l’image d’un candidat présidentiel, voire providentiel.
10Dans sa formation intellectuelle, il apparaît plus « platonicien » au regard de sa génération politique. Il est en effet, comme beaucoup de présidents avant lui, un pur produit de l’élitisme républicain français : classe préparatoire littéraire, études de philosophie, SciencesPo Paris, ENA, Inspection des finances, banque d’affaires. Macron serait diplômé de philosophie, féru du concept et adepte du jargon philosophique, et il pourrait donner l’impression d’incarner le dirigeant de l’utopie platonicienne peint par Machiavel. Or il n’est ni roi ni philosophe fascinant par sa jeunesse.
11Ce profil de technocrate éclairé, il l’acquiert dans le service de l’État qu’il quitte après seulement quatre ans. Puis le futur président fait un passage et une ascension éclairs dans la banque d’affaires, de 2008 à 2012. La suite plus politique se concentre également en quatre ans : secrétaire général adjoint de la Présidence de 2012 à 2014, puis ministre de l’Économie, fils putatif de François Hollande et de Jacques Attali. L’expérience financière imprègne sa vision du monde, sans qu’il ne tombe toutefois complètement dans le travers de la soumission à l’argent-roi. De ce point de vue, le pragmatisme affiché par le président Macron colle aussi avec le dogmatisme idéaliste du dirigeant idéal dépeint par Platon dans son ouvrage La République. S’affirmant pragmatique afin d’obtenir des résultats concrets, Emmanuel Macron semble davantage guidé par la logique administrative de l’ENA, par une « éthique de la conviction technique ».
12Avant de choisir une idéologie politique et ses options contraires, le chef de l’État semble vouloir concilier la libéralisation de l’économie et la protection des plus faibles, ou encore fondre la fierté nationale et la construction européenne ; bref, il a cherché à se construire sur le dépassement des clivages.
13L’Europe lui sert de source d’énergie, en donnant sens à ses expressions lyriques et à la conviction qu’il faut davantage intégrer la France dans le processus de mondialisation, fort de sa croyance dans la loi du marché pour coller au caractère tensionnel de la réalité, composante de toute politique réaliste. Ainsi, cette forme de pragmatisme est un opportunisme entretenu par le contrôle de la communication, la volonté de maîtriser les symboles et l’utilisation de sa capacité naturelle de séduction. De ce seul point de vue, il apparaît davantage comme un héritier de la tradition napoléonienne, rejetant tout idéalisme utopique.
Ses proches courtisans : une technocratie décomplexée
14Le monarque pragmatique est avant tout membre d’une élite très limitée, composée de gardiens d’une forme d’État technocratique à vocation progressiste, caste de technocrates « post-modernistes » censée insuffler la sagesse (platonicienne) à la Cité, et le courage à la majorité des producteurs et des sans grades. Cette élite froide, faussement morale et faussement spirituelle, est une réfutation évidente de la démocratie. De fait, les élites « républicaines » françaises laissent parfois transparaître une foi en leur propre supériorité intellectuelle et leur volonté éthique, mais là n’est pas, pour le moment, la partie visible de l’iceberg du mouvement macroniste.
15La Ve République ferait du Président un « monarque républicain ». La logique de l’agir macronien semble vouloir concentrer les pouvoirs et réaffirmer la verticalité du commandement, comme en témoignent son discours devant le Congrès, mais également son attitude face aux militaires de haut rang, cela au point que même certains de ses partisans l’accusent d’autoritarisme.
16Mais le problème est ailleurs : il s’agit de percevoir dans la rapide marche au pouvoir d’Emmanuel Macron les fantômes populistes qui dessinent une mythologie qui, dans une certaine mesure, s’inscrit dans le réel politique, celle d’un conciliateur d’une France enfin unie, sous le drapeau européen. Mais l’aspect pour le moins bariolé des soutiens du chef de l’État, – Gérard Collomb, Jacques Attali, François Bayrou, Robert Hue, Alain Madelin, Jean-Yves Le Drian, Bertrand Delanoë, Barbara Pompili, Daniel Cohn-Bendit… –, peut-il composer une doctrine commune ?
17Pour conclure, le macronisme est devenu le rempart de l’hyper-centre. L’avènement de ce libéralisme se conjugue avec l’effondrement des partis sociaux-démocrates et de la droite classique, selon un scénario presque identique à celui constaté en Autriche, aux Pays-Bas ou en Allemagne, sans oublier l’Italie. Cette dérive populiste s’incarne désormais dans des figures que l’on pourrait situer à l’hyper-centre, transgressant le vieux clivage idéologique gauche-droite. En effet, dans le paysage politique européen, Emmanuel Macron en France, Angela Merkel en Allemagne ou même Alexander Van der Bellen en Autriche : chacun à sa manière a neutralisé son propre camp et phagocyté ses anciens rivaux. Dans un monde déboussolé, ils incarnent les derniers espoirs d’une démocratie libérale ouverte sur le monde, confiante en l’avenir, moderniste et progressiste. Ils ont le devoir de réussir. Leur échec ouvrirait un boulevard à l’extrême-droite.
18Macron, mythe encore en construction, a un sens symbolique travaillé par l’inconscient collectif avec des images à signification variable, qui peuplent l’imaginaire social post-moderne. Il se veut le héraut d’une France moderne et conquérante. Une vision à déchiffrer pour essayer de lui rendre son caractère captieux, partisan, idéologique. Le discours macronien ne tisse pas, il voile .
19Au moment du « ré-enchantement du monde », où le sujet jouit de lui-même et des autres, affrontant la réalité à travers la médiation des mythes qu’elle produit sans relâche, le mythe post-moderne demande donc à être analysé comme une narration manifeste dissimulant un contenu latent. Il faut donc retenir le sens des formules, des signifiants, pour témoigner de la fécondité de cette nouvelle approche politique, où prime quelque chose d’instable, de fugitif, de prêt à osciller d’un côté ou de l’autre et qui, en même temps, se laisse infatigablement traverser par les langages, sans être terrifié par son côté obscur, jouissant de lui-même et des autres, affrontant la réalité à travers la médiation des mythes qu’elle produit incessamment.