Les humanistes à la conquête du bonheur
1« L’Homme heureux » (un être humain stylisé les bras levés) est le logo des grandes ONG laïques et humanistes que nous avons évoqué dans nos précédentes chroniques. L’International Humanist and Ethical Union (IHEU) et l’European Humanist Federation (FHE) en ont adopté des variantes probablement inspirées de l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». La phrase de Saint Just est restée célèbre. Il faisait allusion à l’article 1er de la Constitution de 1793 : « Le but de la société est le bonheur commun ». On peut considérer que c’était en tout cas une façon de définir l’objectif de la Révolution Française. C’est aussi celui de l’IHEU et de la FHE. Etymologiquement le mot « bonheur » dérive du vieux français « heur » : la chance, la bonne fortune. Et plus lointainement et phonétiquement du latin augurium : augure, présage. Mais pour les révolutionnaires d’antan comme pour les humanistes d’aujourd’hui, le bonheur ne doit pas s’attendre du hasard ou des dieux. C’est celui que construisent les êtres humains qui prennent leur destin en main.
2On n’évoquera pas, cette fois, la foule d’œuvres philosophiques, littéraires, artistiques… qui ont pris pour thème la recherche du bonheur. Celui-ci est particulièrement difficile à définir. Moins fugace que la joie, moins intense que le plaisir, le bonheur est un état, un ressenti installé dans la durée. Comment le mesurer ? L’indice de développement humain (IDH) a été imaginé par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Il repose sur des statistiques qui ne se limitent pas au confort matériel. Et chaque année l’ONU publie un document peu connu : le Rapport sur le bonheur dans le monde. Il confirme que le bonheur est bien une conquête dans laquelle les politiques publiques jouent un rôle déterminant face aux conflits humains, aux inégalités sociales, aux risques naturels…
3http://worldhappiness.report/
Les marques doivent-elles devenir humanistes ?
4Sous ce titre la revue en ligne L’ADNhttp://revue.ladn.eu/ nous informe d’un colloque organisé avec les agences People From Design et The Brand Nation le 8 juin 2017 à Paris. Cette interrogation est née d’une perte générale de crédibilité des grandes marques commerciales. Moins sur la qualité supposée des produits que sur les conditions de leur fabrication : délocalisations, non-respect des contraintes sociales et écologiques…
5Pour les organisateurs du colloque, la succession et l’enchevêtrement des crises (économiques, politiques, sociales, écologique) a nourri la défiance envers les marques, jugées complices des dérèglements du monde. Depuis les révélations sur les conditions de travail dans les usines du secteur textile, jusqu’aux récents scandales de l’industrie agro-alimentaire, en passant par les crises humaines qui ébranlent régulièrement les grandes entreprises, les marques sont scrutées et leur attitude critiquée. Les organisateurs du colloque tentent d’en dégager une opportunité : « Pour autant, les climats de crise sont souvent féconds, notamment parce qu’ils permettent aux systèmes de valeur d’évoluer. »
6Faut-il y voir du cynisme : « Faire du placement d’idées plus que du placement produit est désormais le mantra de l’époque » ou une prise de conscience : « Comment transmettre des valeurs via un discours de marque authentique ? ».
7Peut-être un mixte des deux ? Mais il y a sans doute une occasion à saisir.
L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci
L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci
8C’est ce que fait le Collectif « Éthique sur l’étiquette ». Il agit en faveur du respect des droits humains au travail dans le monde et pour la reconnaissance du droit à l’information des consommateurs sur la qualité sociale de leurs achats. https://ethique-sur-etiquette.org/
9On ajoutera ici, dans une revue comme la nôtre, une revendication spécifique. Celle du respect des œuvres d’art et des grands symboles qui illustrent l’histoire de l’humanité. L’Homme de Vitruve (plus précisément « les proportions du corps humain selon Vitruve ») est un célébrissime dessin de Léonard de Vinci. Il s’inspirait (et commentait) le traité De architectura de l’ingénieur romain Vitruve qui rassemble l’essentiel des connaissances sur les techniques de construction de l’Antiquité classique. L’agence américaine Manpower, spécialisée dans les secteurs de l’intérim et du recrutement, a cru bon de se l’approprier. Nous contestons cette confiscation.
10Si les marques et les entreprises qui les utilisent veulent gagner notre respect, qu’elles commencent par respecter les valeurs humanistes magnifiées par les arts.
L’Antiquité dans la culture populaire
Avant d’être Wonder Woman, elle s’appelait Diana, princesse des Amazones
Avant d’être Wonder Woman, elle s’appelait Diana, princesse des Amazones
11Du 26 au 28 mai 2016 s’est déroulée à Lyon, au Grand Amphithéâtre de l’Université Lumière Lyon 2 et au Musée Gallo-Romain de Fourvière, la première édition du colloque « Antiquipop ». Nous devons au monde gréco-latin les fondements des humanités modernes mais aussi nombre d’éléments culturels, dispersés, reformulés… dans la culture populaire actuelle. L’Université Lyon 2 et le Musée gallo-romain ont pris l’excellente initiative d’en entamer la recension et le commentaire avec ce premier colloque intitulé « L’Antiquité dans la culture populaire. De Cléopâtre à Katy Perry ». Les études consacrées aux manifestations les plus récentes de l’Antiquité dans la culture populaire sont largement dédiées à l’écrit (du roman historique à la bande dessinée, en passant par le théâtre) et au film de péplum (les plus récents, ceux de la vague d’après 2000, n’ayant malgré tout que peu été étudiés). Antiquipop propose donc de se concentrer enfin sur la présence de l’Antiquité dans la culture populaire la plus contemporaine, et sur des supports peu considérés par les chercheurs : le jeu-vidéo, les séries, l’art contemporain, la mode…
12Ces médias, souvent liés à la culture de masse, constituent l’interface la plus vaste entre nos sociétés et l’Antiquité : l’étude des références révèle aussi bien notre vision du passé que celle de notre présent. L’inventaire va du plus évident au plus surprenant. Les mentions littéraires modernes d’Athéna, la représentation de l’Antiquité dans les jeux vidéo, l’apprentissage des langues anciennes, voire la présence de sirènes et de bien d’autres légendes antiques dans la série des Harry Potter ne surprendront personne. En revanche, le tatouage comme pratique sociale et artistique héritière inconsciente de l’Antiquité, les survivances grecque et romaine dans l’art contemporain, notamment dans l’avant-garde des arts visuels, l’influence du mythe des Amazones dans les productions théoriques féministes, voire le queer antiquisant étonneront plus.
13Ce colloque était un premier événement. Programme pour 2017, exposition, bibliographie, suivi de l’actualité… se retrouvent sur blog dédié, en fait un carnet scientifique passionnant, tenu par Fabien Bièvre-Perrin, docteur en Histoire et Archéologie de l’Université Lumière Lyon 2.
Pourquoi les Chinois ont-ils le temps ?
15L’humanisme européen est de plus en plus fréquemment accusé d’être le masque affable de l’impérialisme européen. Il s’agirait d’un humanisme à géométrie variable selon les cultures. La culture, la civilisation européenne, étant supposée être au sommet d’une hiérarchie implicite. On ne mettra pas fin à la polémique dans ce billet. Nous aurons l’occasion d’y revenir sous diverses formes. Mais la parution d’un ouvrage de la philosophe Christine Cayol nous offre l’occasion d’aborder la question par un biais à la fois sympathique et profond. Fondatrice de la Maison Yishu 8, une Villa Médicis transposée dans l’Empire du Milieu, l’auteur dirige le cabinet Synthesis qui propose aux entreprises une initiation aux enjeux culturels, stratégiques et managériaux chinois. Installée en Asie depuis quinze ans, Mme Cayol nous offre dans son livre, Pourquoi les Chinois ont-ils le temps ?, une promenade instructive moins difficile à appréhender que les œuvres d’Anne Cheng ou de François Jullien.
16Elle souligne : « Fils de la science et produit de la physique, ni sensible, ni intérieur, le temps occidental sert les actions techniques. Il permet de penser le progrès et même de le rendre effectif. » Les Européens seraient toujours à la recherche du temps perdu. Cette impatience induit un gain quantitatif et une perte qualitative. Le temps et l’action chinois seraient d’une autre nature : « Surtout ne pas forcer les choses mais créer une atmosphère amicale pour qu’elles adviennent… Or un climat ne se décrète pas, il s’installe et se diffuse à mesure que le temps se déploie. »
17Ces analyses sont-elles les fruits sophistiqués de stéréotypes aussi anciens que le voyage de Marco Polo en Chine ? Ou renvoient-elles effectivement à des conceptions différentes de l’humanité ? Les nombreuses situations et faits rapportés par Christine Cayol semblent convaincants. Il existe plusieurs façons « d’habiter le temps ». Elles n’empêchent pas la rencontre et l’échange.