Humanisme 2016/4 N° 313

Couverture de HUMA_313

Article de revue

Relire la révolution

(De Jean-Claude Milner)

Pages 88 à 89

Notes

  • [1]
    Chantier dont le volet actuel et théorique a été ouvert par l’auteur dans Court traité politique. 1 La politique des choses et Court traité politique. 2 Pour une politique des êtres parlants (Verdier, 2011).

1Le livre de Jean-Claude Milner Relire la Révolution met en dérangement nombre d’objets politiques et intellectuels. Particulièrement au sujet de la révolution française (que l’auteur orthographie délibérément avec la minuscule), les vulgates, même les plus brillantes – notamment l’interprétation donnée par Hannah Arendt, mais aussi l’usage indistinct du terme « Terreur », les lectures convenues des Déclarations des droits – volent en éclats. En résulte non pas un champ de ruines, mais un travail historique et théorique à poursuivre en urgence sur le chantier d’une pensée politique délivrée « du livre de la croyance3 ».

2Aujourd’hui déclinante, « la croyance révolutionnaire » a organisé les représentations politiques jusqu’à une date récente en traçant un parcours linéaire jalonné par des figures censées en illustrer l’idéal – révolutions française, russe, chinoise… Elle a rassemblé partisans et adversaires en structurant indissolublement leurs passions contraires autour de « la Révolution » (cette fois avec majuscule) dont l’auteur dissèque la morphologie. C’est précisément parce que la croyance révolutionnaire aujourd’hui décline qu’il devient possible d’en considérer lucidement la première occurrence – la révolution française – qui, à cet examen, va se révéler être la seule. En quelques pages fortement argumentées, la vision dédaigneuse qu’en proposa Hannah Arendt est ruinée.

3L’emploi même du mot « révolution » pose question : en se déployant, la révolution française s’est pensée et nommée elle-même comme révolution, alors que la croyance révolutionnaire n’était pas née. Il faut pour éclairer cela recourir à la référence qui organisait alors la pensée politique : les Histoires de Polybe, ouvrages enseignés dans toute l’Europe savante depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Selon ce modèle, les formes de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie) et leurs formes corrompues se succèdent de manière cyclique. Le passage d’une forme à la suivante s’effectue par une période qui n’est pas un régime, mais un état instable : la révolution. Les agents de la révolution française étaient imprégnés de cette pensée.

4Mise à mal par la fuite de Louis XVI qui criminalise à jamais la forme monarchique, la grille polybienne continue cependant à fonctionner. Robespierre, en 1794, y souscrit toujours : la révolution n’a pas vocation à s’installer ; elle conserve un caractère exceptionnel et temporaire, exacerbé par la guerre extérieure. D’où le statut et le nom même de Terreur, lequel dit l’éminence d’une exceptionnalité, d’un intervalle hors-régime.

5Il faut alors reconsidérer la notion même de terreur, équivoque. Alors que durant la Première Terreur de 1792, la foule incontrôlée et l’anonymat massacreur jouent le rôle principal, la Grande Terreur de la Convention montagnarde confère un statut politico-juridique à la violence : pour être exceptionnelle et meurtrière, cette Terreur n’en est pas moins pensée comme un objet réglé. « Tout confondre dans une même réprobation, au nom de la sensibilité, ou dans une même admiration, au nom de la raideur politique, cela relève de la non-pensée. » (p. 153)

6De la révolution française, il ne faut donc jamais écarter la Terreur mais il faut aussi retenir les droits en tant qu’ils furent l’objet de déclarations. La prétendue « abstraction » que serait « l’homme des droits de l’homme » va en réalité se révéler être un noyau dur. Tous comptes faits, ces droits se ramènent très concrètement aux droits d’un corps parlant individué – ce que le système de référence des déclarants nommait « nature ». Alors que les droits du citoyen sont liés à l’état d’un corps politique donné, ceux de l’homme (que l’auteur écrit « homme/femme »), loin de renvoyer à une figure éthérée ou relative, doivent leur constance, leur imprescriptibilité et leur universalité à une entité empirique pré-politique mais dont seule une pensée politique pouvait formuler la reconnaissance sous forme de droits. Dès lors, chaque homme/femme peut s’y reporter et apprécier ce qui lui est dû : la Déclaration des droits fonctionne comme un mètre-étalon.

7Il faut donc relire la Révolution pour prendre la mesure des errances que la croyance révolutionnaire a répandues. Il faut relire la révolution française, les yeux bien ouverts, pour s’interroger sur le statut inouï d’une violence d’État qui se pensa comme méta-politique, mais aussi pour s’emparer au plus près de la question des droits et pour mettre en urgence une politique des êtres parlants qui ne cède pas devant la « politique des choses ».

Paris, Verdier, 2016, 288 p., 18 €.

Notes

  • [1]
    Chantier dont le volet actuel et théorique a été ouvert par l’auteur dans Court traité politique. 1 La politique des choses et Court traité politique. 2 Pour une politique des êtres parlants (Verdier, 2011).
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