Je me souviens que, durant mon enfance, il nous arrivait d’attendre un courrier. Recevoir une lettre, c’était un événement. Quelqu’un pensait à nous et prenait le temps de le déclarer de sa plus belle plume. Un courrier avait de la valeur. D’ailleurs, nous nous émerveillons parfois de l’écriture si parfaite de nos aïeux.
Désormais, nos vies se sont accélérées. Elles sont organisées comme des projets, avec des jalons, des budgets et des ressources. Et nous organisons les rendez-vous avec la précision des indicateurs des chemins de fer.
1Les plus jeunes générations nous ont appris à ne plus pouvoir nous passer des moyens modernes de productivité que sont nos téléphones cellulaires, Internet, le mail, les SMS, Facebook, etc. Tout d’abord insidieusement, pour être plus productifs que les autres, qui étaient restés à l’ère du papier. Et puis finalement, juste pour être aussi rapides que nos contemporains, qui ont tous été contaminés par la fièvre de l’immédiateté et de l’automatisation. Sans ces moyens, nous ne pourrions plus enchaîner les rendez-vous, organiser l’imbrication avec le télétravail, ou nous faire livrer nos courses chez nous au moment même où nous rentrons du bureau. Pour ceux qui ont toutefois encore un bureau physique, comme on en avait au XXe siècle.
2Cette accélération de nos vies, nous en sommes prisonniers. Cette fuite en avant nous pousse à être toujours mieux informés, plus réactifs, quitte à devoir acheter un téléphone à un prix exorbitant pour éviter l’enfer moderne qu’est la panne informatique. Cette précipitation de nos vies bâties sur un progrès techno-scientifique cumulatif trouve son pendant dans la mutation numérique des entreprises.
3En face de nous, se trouvent en effet des sociétés confrontés exactement aux mêmes impératifs d’accélération généralisée : être plus efficace pour survivre à la concurrence. La versatilité des clients est leur enfer. La dictature des usagers ultra-connectés est leur quotidien. La faillite guette celui qui prend du retard. Il s’agit encore d’une course. Nous avons accepté la numérisation irréversible de notre quotidien, L’imbrication de nos vies privées et professionnelles, car les bénéfices que nous en tirions dépassaient les craintes que nous en avions.
4Il n’est désormais plus temps de craindre un monde qui est déjà notre quotidien, car il est clairement impossible de reculer et de renoncer aux atouts que nous proposent nos applications dans notre vie quotidienne ou toutes les avancées du prédictif dans l’ensemble de notre société. Nous devons prendre le train en marche et adopter le comportement des plus jeunes qui n’y voient qu’un progrès et oublient les menaces sur nos libertés individuelles, contre lesquelles nous ne pouvons rien. Ils ont de toute façon raison, car ils sont le monde de demain.
5Le monde des organisations humaines (entreprises ou administrations) vit une révolution similaire, qui va bien au-delà de sa mutation technologique.
Du vertical à l’horizontal
6La numérisation des entreprises est une mutation globale des organisations qui va bien au-delà de l’intégration des nouvelles technologies. Elle apporte une grande réactivité aux acteurs économiques qui s’y investissent. Elle est considérée comme un progrès organisationnel incontournable et a pour ambition de remplacer la structure hiérarchique classique en silos d’activités étanches, par une organisation horizontale décloisonnée qui favorise l’innovation et la circulation d’information au sein des différentes directions. Pour caricaturer, il s’agit d’adopter l’organisation des start-up très réactives et très rentables, qui sont capables de répondre aux exigences des clients en temps réel et de se transformer en un temps record. Cette nouvelle organisation s’impose à tous les acteurs du CAC 40, qui y voient une occasion d’améliorer leur rentabilité. Mais pourquoi vouloir ressembler à Google quand on n’en a pas le métier ? Est-ce un effet de mode ?
7A priori, les récents développement technologiques (smartphones, Internet des objets, Big-data, etc) bénéficient principalement aux fonctions qui traitent des flux d’information et peuvent clairement améliorer les prestations des services de vente, marketing, et relations-client pour lesquelles une connaissance fine du client et une forte réactivité sont des atouts décisifs dans un monde concurrentiel. Pourquoi dépasser ce cadre et investir des sommes colossales pour remettre en cause toute l’organisation traditionnelle hiérarchique, qui a pourtant fait ses preuves ?
8L’engouement généralisé pour la numérisation est né du constat simple que les entreprises les plus numérisées sont aussi les plus rentables. Peu importe leur métier. La numérisation est un facteur d’accélération des business models. La numérisation est donc un avantage concurrentiel pour les entreprises qui s’y intéressent, au sens qu’en donne l’économiste Michaël Porter (auteur de Choix stratégique et Concurrence).
9Tous les grands groupes partagent maintenant ce sentiment d’urgence vis-à-vis de la numérisation car, il y a vingt ans, une autre révolution industrielle similaire a fracturé le paysage économique : la révolution Internet. Toutes nos sociétés ont dû s’ouvrir au Web (la Toile, ndlr), pour faciliter les relations-clients, les commandes, mais aussi pour s’assurer d’une visibilité. Ceux qui ont compris trop tard ont disparu. Ceux qui ont investi massivement, parfois à partir de rien, sont devenus milliardaires. On remarquera que les réussites les plus spectaculaires (encore les GAFA) (Google, Apple, Facebook, Amazon, ndlr) sont basées sur un modèle complètement adapté aux échanges dématérialisés, très différent des entreprises traditionnelles. Leur organisation est horizontale peu hiérarchique. En quelques années, le e-commerce a menacé le commerce traditionnel. Des métiers ont disparu et de nouveaux ont été créés. On comprend que les industriels choisissent l’innovation à la mort. Muter ou disparaître, telle est la définition de l’évolution.
Le concept de destruction créatrice
10Enfin, même si cette dernière justification est trop souvent oubliée, la mutation numérique est une illustration du concept de destruction créatrice développée par l’économiste Schumpeter. Il montre en effet que le principal moteur de l’évolution de la société est l’innovation. La machine à vapeur, le moteur électrique, le moteur à explosion, par exemple. Nous pouvons penser actuellement à l’informatisation, à Internet, au smartphone, au big-Data ou à la numérisation des entreprises. Dans sa théorie de la dynamique, il constate que notre économie progresse d’un état d’équilibre à un autre à chaque mise sur le marché d’une innovation majeure. Cette innovation n’est pas que technologique, elle recouvre toute nouvelle production ou méthode de production, ou création d’un débouché, ou utilisation d’une nouvelle matière première, ou mise en place d’une nouvelle organisation. L’innovation (qui peut être organisationnelle) compromet la rentabilité des entrepreneurs traditionnels qui disparaissent au profit d’un nouvel écosystème. C’est le principe de la destruction créatrice. Tout un équilibre économique est rompu au profit des nouveaux arrivants. La seule solution pour survivre est de suivre le mouvement, c’est-à-dire d’imiter ou de profiter de l’innovation.
11Dans sa Théorie de l’évolution économique (1911), Schumpeter explique que l’homme-clef est l’entrepreneur, qui prend le risque de mettre sur le marché une innovation de rupture, qui abaisse les difficultés des concurrents et entraîne ainsi tout le marché avec lui. À lui tous les risques financiers, mais également les profits les plus juteux si l’opération est couronnée de succès. Rapidement talonné par des suiveurs, il doit sans cesse innover ou perfectionner son innovation pour conserver son avance, et ne pas connaître la récession après la prospérité. Schumpeter parle de grappes d’innovations.
12Cette justification étant posée, il est évident que les organisations n’ont pas le choix et doivent évoluer le plus vite possible dans leur mutation numérique pour survivre. Muter ou périr, on l’a dit. Tâche difficile tant le sujet est pour une fois autant une énigme pour les administrateurs et les cadres dirigeants que pour les équipes. Il n’existe malheureusement aucun mode opératoire, puisque l’exercice est tout nouveau. On peut comprendre l’embarras dans lequel se trouvent toutes nos sociétés actuellement, obligées de débusquer à prix d’or des spécialistes extrêmement rares pour ne pas risquer de perdre le cap, dans cette révolution majeure imposée par l’accélération du monde, les exigences croissantes des clients et la menace sans cesse accrue de se trouver comparé à un concurrent mieux organisé.
13Car il est bien question d’organisation. La numérisation n’est pas que technique, même si elle est portée par l’innovation. Elle est avant tout une culture de la réactivité et de l’innovation permanente, portée par l’implication souhaitée d’un maximum de salariés. Elle implique de revoir en profondeur l’organisation humaine et de raboter au maximum la pyramide hiérarchique. Le middle-management est le premier visé, jugé étouffant et désormais presque inutile. Place au nouveau manager facilitateur, ouvert à l’apprentissage, et qui favorise la communication joyeuse à travers des équipes devenues autonomes. Un manager devenu leader, loin du sergent qui surveillait les heures de corvées inutiles à un prix fou. Toute l’entreprise nouvelle doit maintenant être pensée comme un lieu de création devant aboutir à de nou-veaux services géniaux, dont seules les nouvelles génération semblent avoir le secret. Place au ludique et au plaisir de travailler. Place à l’auto-motivation par le plaisir de se réaliser. Place à l’humain.
14Reste que le chemin à parcourir pour nos grands groupes relève de la gageure, tant l’organisation en silos cloisonnés est ancrée dans un historique fort. Le bouleverser signifie se heurter à des résistances de taille, alors que, précisément, la mutation numérique profite au plus rapide. De surcroît, il est prouvé que les demi-mesures, comme acheter une petite société informatique pour injecter de nouvelles idées, sont inefficaces, faute d’intégration possible. Il faut avoir le courage de se transformer entièrement et remettre en cause l’ensemble de l’organisation traditionnelle. Il s’agit donc bien d’une révolution.
15Et la révolution a besoin de révolutionnaires. Précisément ceux qui sont censés profiter de la libération hiérarchique. Le principal travail d’une direction générale qui a compris sa mission est donc de motiver ses troupes. Si elle réussit, c’est parce qu’elle a pu identifier les relais les plus efficaces dans les équipes. Ceux qui comprendront les enjeux et porteront la motivation en s’accomplissant eux-mêmes.
16On reconnaît finalement les modes de fonctionnement des GAFA. Mais aussi ceux des start-up, au niveau de l’organisation des équipes projet, dont la souplesse fait rêver les grands groupes et dont la réactivité face aux exigences du marché est la planche de salut. Pour renouer avec la rentabilité, toutes les entreprises parient sur ce type de structures qui utilisent la multitude pour innover sans cesse, dans un souci d’amélioration continue et dans l’idée qu’un partage (une co-création) avec le monde extérieur est désormais préférable au protectionnisme des brevets. L’usage prime désormais sur la possession.
17Donc, a priori, à travers cette révolution presque invisible pour l’homme de la rue, mais pourtant considérable, nous assistons au retour de l’humain dans les organisations. L’humain mis en valeur, formé et valorisé. Le choix de la multitude, c’est donner à chacun sa chance d’être génial. Mais sommes-nous tous égaux face à la numérisation ?
Millenials versus seniors
18Il est souvent reproché un schéma manichéen entre deux générations non miscibles. Les Millenials ou « génération Y » nés ente 1980 et 1990, très à l’aise techniquement, qui ont en face d’eux la génération précédente qui n’a pas forcément envie de céder ses acquis à de jeunes technophiles, sous prétexte que tout doit aller vite. Pour les plus jeunes, c’est l’occasion de vivre en vrai un bouleversement social qui se déroule sur leur terrain, de briguer facilement des salaires importants et une reconnaissance sociale. C’est l’occasion de prendre la place de la génération précédente. Pour ces derniers, le monde s’est compliqué une fois de trop. Il y a clairement crise des valeurs. Un anti-humanisme est en train de se mettre en place et de déchirer le lien social, lié à un processus d’automatisation généralisé qui diminue la capacité de penser de l’individu. Bref, la résistance doit s’organiser.
La cohabitation est recommandée, mais rarement coordonnée
19Pourtant, il suffit de remarquer que ces deux populations sont exactement complémentaires. Les Millenials maîtrisent la technologie beaucoup mieux que les seniors qui ne demanderaient pas mieux que de leur emboîter le pas, s’ils y trouvaient la motivation d’un nouveau combat. Les seniors, respectés pour leur expérience, aimeraient profiter de cette révolution pour faire émerger des valeurs riches comme l’humanisme, l’égalité, la conscience. Valeurs dont sont précisément très friandes les jeunes générations.
20La mutation numérique est l’occasion unique de profiter d’un bouleversement organisationnel sans précédent pour chercher à se différencier précisément sur des valeurs humanistes, portées par la puissance des nouvelles technologies du numérique. Elle doit être comprise comme la possibilité d’un enrichissement mutuel, qui peut trouver sa finalité non dans une survie économique, mais dans le fait de porter de manière bien visible des actions réellement humanistes.
21Cet espoir peut être un puissant moteur pour prendre en marche le train inexorable de la mutation numérique de notre société et se donner le pouvoir de contrôler, au minimum, une machine que l’on sait à peine piloter.