1La prévention en risques et maladies professionnelles est un métier dense, complexe et technique. J’ai donc choisi de vous faire découvrir sa genèse. Il s’agit avant tout de vous présenter la place de l’humain. Nous allons commencer par un voyage dans le temps car les risques liés au travail ont été observés depuis longtemps. Nous suivrons cette évolution de la prise de conscience jusqu’à la naissance du service prévention de la Sécurité sociale. Dans un second temps, nous verrons les missions du Service prévention et l’évolution des risques professionnels rencontrés et particulièrement les risques psychosociaux.
2Enfin, nous conclurons sur l’avenir de la prévention des risques professionnels et donc celui de l’homme dans le travail.
Des risques liés au travail
3Il y a environ deux millions d’années, fabriquer un instrument devint chose courante et même absolument nécessaire à la survie de l’espèce. Celui qui dispose d’armes et d’outils étant de loin supérieur à qui n’en possèdent pas. La fabrication et l’utilisation de ces outils, la mise en œuvre de technologies, aussi rudimentaires qu’elles aient été, génèrent à coup sûr des accidents. On peut donc affirmer que nos premiers parents ont été victimes d’accidents et en ont tirés les premières leçons en cherchant à se protéger.
4Ainsi, on a découvert dans les boues de la Marne une hache en pierre polie dont le mancue était fixé de telle façon qu’il ne puisse s’échapper. Ou encore une protection du tireur à l’arc constituée d’une plaque d’os…
5La connaissance des risques est ancienne mais les règles destinées à les prévenir sont récentes. En effet, on ne peut pas considérer en effet comme une règle le verset 22,8 du Deutéronome : « Si tu construis une maison neuve, tu établiras une balustrade autour de ton toit, pour ne pas charger ta maison de la responsabilité du sang si quelqu’un venait à en tomber.» Encore que le Deutéronome soit l’un des cinq livres du Pentateuque, appelé Thora par les Israélites, ce qui signifie la loi…
6L’Égypte pharaonique, 2500 ans avant notre ère, avait désigné des « médecins des serfs » chargés de veiller sur l’état de santé des des ouvriers et des esclaves des grands chantiers.
7Mais c’est en Grèce, à la faveur de la naissance de l’esprit scientifique, qu’une réflexion rationnelle sur les maladies des travailleurs, est apparue. Hippocrate (430-377 avant JC) a commencé a observer et définir le saturnisme (intoxication au plomb), puis Pline l’ancien (23-79) a décrit l’usage du masque de protection du plomb.
8En franchissant l’an mil, nous constatons que les conditions de travail n’ont pas cessé de préoccuper savants et techniciens. Les constructeurs de cathédrale n’ont pas oublié de laisser subsister dans les murs les trous des boulins destinés à l’accrochage des futurs échafaudages de réfection.
9Arnaud de Villeneuve, médecin Catalan, décrivit vers 1300 les facteurs nuisibles pouvant causer du tort aux ouvriers (chaleur, humidité, poussières, poisons) et il y ajoute également les mauvaises postures de travail.
10Stephen Hales, britannique, a mis au point en 1741 une soufflerie permettant de travailler dans une meilleure atmosphère au fond des mines.
11Jacquard enfin, qui parvient à mettre au point un métier à tisser, qui supprime le pénible métier des tireurs de lacs et réalise ainsi l’une des premières mise de l’automatisation au service de l’humain.
12Mais le vrai bond en avant est le fait de Ramazzini. Italien né à Capri en 1633, il est le précurseur de la médecine du travail et de l’ergonomie. En 1700, il publie un Traité des maladies des artisans. Il constate deux causes principales de maladies : la qualité des substances manipulées et les mouvements et postures que pratiquent les ouvriers.
13C’est en 1566 qu’on trouve la trace de la première intervention de l’état dans le monde du travail:
14Charles IX définit le statut des couvreurs et obligation est faite aux entrepreneurs de mettre des « défenses de perches et chevrons ». Tout manquement sera puni d’une amende dont le produit permettrait « de subvenir aux pauvres ouvriers dudit métier qui tombent ordinairement de dessus le toit et de quelques façons que ce soit ».
Avec la Révolution française, les conditions empirent
15Sous l’Ancien Régime, l’exercice des arts et métiers était organisé en corporations, titulaires du monopole d’un métier. Chaque métier était organisé en trois catégories de membres : maîtres, compagnons et apprentis. En 1682, on dénombrait à Paris, plus de 17 000 maîtres, 38 000 compagnons et 6 000 apprentis.
16En 1776, Turgot critiquait fortement l’esprit de caste de ces corporations et dénonçait des États dans l’État. En effet, les corporations définissaient les conditions de travail de leurs ouvriers, les règles de sécurité.
17C’est la Révolution française qui supprimera ces « ententes » au nom de la liberté. La loi dite Le Chapelier du 16 Juin 1791 interdit « les tentatives de gens de même métier de se réunir pour discuter de leurs intérêts ». Cette loi fut conçue comme un instrument indispensable à la sauvegarde des droits de l’homme et du Citoyen : il s’agissait d’éviter que l’organisation des classes sociales ne perturbe la représentation politique, seule détentrice du pouvoir législatif.
18On se trouva alors devant une absence totale de réglementation venant protéger la classe ouvrière. Il fallait accepter les conditions imposées par l’employeur, qui ne pouvaient pas être discutées collectivement en raison de la loi Le Chapelier, ni individuellement en raison de l’afflux de demandeurs d’emploi. Il en résulta une surexploitation du monde ouvrier provoquant une grande misère ayant de graves répercussions sur l’état physique de la population ouvrière.
19Dès 1780 les machines se répandent dans l’industrie française et notamment dans le textile. Les enfants, dès l’âge de cinq ans étaient soumis à des journées de travail de treize voire quatorze heures. Outre l’aspect économique (payés moins qu’un adulte), l’utilisation des enfants trouvait sa justification dans leur petite taille, compatible avec le travail dans les mines, dans les métiers a tisser, les tours de potier, etc. Ce travail demandé aux enfants entraînait des déformations physiques sévères et beaucoup d’entre eux contractaient des maladies graves. C’est ainsi que, vers 1830, plus des deux tiers des jeunes ouvriers de France ont étédéclarés inaptes au service militaire. Pour trouver 100 hommes aptes, il fallait 193 conscrits dans les classes aisées et jusqu’à 343 dans les classes pauvres.
20Cette situation fit prendre conscience qu’il fallait faire quelque chose pour améliorer les conditions de travail des ouvriers, non par un élan d’humanisme incontrôlé mais parce qu’ils étaient les futurs soldats…
21Ce n’est qu’ en 1926 qu’une loi interdit les travaux dangereux aux enfants de moins de dix-huit ans.
Naissance de la prévention
22Avant 1898, la réparation des accidents du travail était assurée selon le droit commun, la victime ne pouvant être indemnisée que si elle apportait la preuve que l’accident était imputable à son employeur. Le dédommagement était alors intégral. A contrario, s’il n’y avait pas de preuve ou si la victime avait commis une faute, la victime ne bénéficiait d’aucun secours.
23Le développement du machinisme entraîna un accroissement du nombre des accidents du travail et rendu de plus en plus difficile la recherche des responsabilités. L’Allemagne avait imposé aux chefs d’entreprise, dès 1884, l’assurance obligatoire contre les risques d’accidents du travail. En France, une longue évolution allait conduire à la loi du 9 avril 1898 qui obligea le patron qui employait un salarié à lui payer une indemnité s’il était victime d’un accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail. La victime était déchargée du fardeau de la preuve mais, en contrepartie, l’indemnisation devenait forfaitaire, a moins de prouver la faute inexcusable de l’employeur. En 1919, la réparation des maladies professionnelles s’intégra à celle des accidents du travail.
24Si la loi de 1898 n’imposait pas d’assurance obligatoire, un complément fut adopté en 1905 qui obligeait les entreprises à s’assurer. On assurait le risque professionnel comme on assurait sa voiture. Le marché des assurances et mutuelles était florissant : ainsi, en 1943, on comptait plus de 196 sociétés de mutuelle et assurance professionnelle.
25La loi du 30 octobre 1946 a intégré la législation sur les accidents du travail dans le code de la Sécurité sociale et a abrogé la loi de 1898. Le principe de la responsabilité civile personnelle de l’employeur disparaît et il n’a plus d’autres obligations que celle de verser des cotisations calculées en fonction de ses accidents et de son effectif. C’est également cette année là qu’une ordonnance imposa le transfert de la gestion des risques professionnels vers la Sécurité sociale, signifiant la fin de la gestion des risques professionnels par des sociétés privées.
26De nombreuses structures furent chargées de la prévention au sein de la Sécurité sociale. La Caisse régionale d’assurance maladie (CRAM) gère, à travers la branche prévention et de la tarification, le risque professionnel. Les contrôleurs des CRAM agissent par le biais de contrôles inopinés. Ils ont les mêmes pouvoirs qu’un inspecteur du travail le refus de les recevoir constitue un délit d’entrave. Mais à la différence de l’inspection du travail, qui ne sanctionne que les manquements au Code du travail, la CRAM travaille sur le champ de la prévention donc en dépassant les exigences dudit code. Une caisse régionale a en effet la faculté d’inviter par voie de disposition générale, l’ensemble des employeurs exerçant la même activité à se soumettre à certaines mesures de prévention. Elles peuvent être étendues à l’ensemble du territoire par décision du ministre du travail.
27Les contrôleurs ont également le moyen de mettre en demeure l’employeur et, à défaut d’exécution, de demander une augmentation de la cotisation accident du travail jusqu’à disparition du risque. Ces augmentations vont de 25 % à 200 %. Parallèlement, elles aident financièrement les entreprises à s’équiper en matériels plus sûrs.
Plusieurs étapes dans la prévention
28Dans les années 1950, la prévention est passive. Il faut alors analyser les accidents pour trouver les causes et empêcher la reproduction de l’accident.
29Dans les années 1960, la pluralité des causes des accidents est reconnue. On relève au moins deux facteurs : l’humain (80 % des cas) et un technique.
30Avec les années 1970, élargissement du champ de compétence avec la prise en compte du matériel, de l’individu, du milieu et de la tâche. On privilégie la suppression du risque à la source, on introduit de la méthode d’analyse par l’arbre des causes qui aide à identifier des facteurs potentiels d’accidents. C’est là que l’on passe de la gestion à la prévention des accidents.
31Au cours des années 1980 les contrôleurs deviennent des spécialistes dotés d’outils puissants (laboratoires de toxicologie, centres de mesure physique…).
32Dix ans plus tard, le risque zéro n’existant pas, on passe à la maîtrise des risques résiduels identifiés.
33Puis, au cours des années 2000, après les risques techniques, de nouveaux risques et maladies émergent et sont identifiés. L’automatisation de certaines tâches entraîne la répétition de mouvements. Les objectifs de productivité imposent des cadences importantes et une importante dégradation bio-mécanique de l’homme est constaté. Baptisés troubles musculo-squelettiques, ces pathologies sont en pleine explosion et sont considérées et reconnues comme maladie professionnelles.
Les risques psycho-sociaux
34L’actualité récente (Renault et France Télécom par exemple) a brutalement fait surgir en pleine lumière l’importance des contraintes psychologiques exercées sur les hommes. Le salarié a de nouveau perdu son humanité en devenant un outil de production qu’on exploite au maximum de sa capacité avant de s’en débarrasser comme on le fait d’une machine cassée ou obsolète. Il existe un « management du stress ». La définition européenne usuelle du stress est : « Un état de stress survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face. Les effets du stress ne sont pas uniquement de nature psychologique. Il affecte également la santé physique, le bien- être et la productivité de la personne qui y est soumise. »
35On entend souvent dire qu’on aime travailler dans le stress car la contrainte stimule nos capacités. Mais on ne peut pas quantifier un stress, il n’y a pas d’échelle de valeur, de tableau indiquant un seuil sous lequel il y a un bon stress et un mauvais stress. Les limites du stress s’arrêtent là où commence la douleur, morale ou physique, mais avec toute la subjectivité et la sensibilité qui nous est propre.
36Aujourd’hui, nous, service de prévention, sommes encore démunis quant aux solutions à apporter à ce problème. À défaut d’autre chose, la meilleure solution passe actuellement par une évaluation de l’organisation du travail. La reconnaissance comme accident du travail des salariés suicidés nous rend fondés à intervenir dans les entreprises, accompagnés par d’autres intervenants, comme la médecine du travail et l’inspection du travail, pour ne citer qu’eux.
37En conclusion, si nous avons pu constater que la connaissance des risques liés au travail remonte à loin dans le temps, la prise en compte de ces risques et leur réparation est une affaire récente. Devant le coût financier et social, l’État a mis en place un service de prévention. La Sécurité sociale n’est pas une particularité française, il existe d’autres régimes en Europe, regroupés dans l’AISS, l’Association internationale des Sécurités sociales. Notre régime est l’un des plus avancés et de nombreuses évolutions européennes en la matière sont inspirées de notre système. Mais pour combien de temps ?
38Le trou de la Sécurité sociale demande la mise en place de mesures d’austérité. Des services sont déjà sous traités, les moyens d’autres services sont réduits de façon drastique. Pour la prévention en particulier, le danger de disparaître est grand, au détriment des salariés. Nous ne sommes qu’à peine plus de 500 pour toute la France et il est impossible de rationaliser notre travail, au grand dam des analystes financiers. Car comment mesurer l’efficience de notre action ? Lorsque nous suivons une entreprise ou un chantier et que tout se passe bien, comment savoir ce qui relève de la chance, de notre action ou du suivi de l’entreprise ? Y aurait il eu un accident si nous n’étions pas passé ? Ne pouvant répondre à cette question, nous pourrions simplement disparaître au profit de groupes d’assurance (à l’affût depuis longtemps…), soit un retour à une situation sociale d’avant 1946.
39Pour finir, je dirais qu’il nous appartient à nous, francs-maçons, qui voulons travailler à l’amélioration sociale de l’humanité, d’être vigilant sur les situations qui nous entourent, que nous créons et de ne pas accepter la fatalité d’un système oppressant qui broie les hommes pour le profit d’autres hommes. Rappelons nous le discours de Gandhi sur le pouvoir du Non.
40N’oublions jamais que les victimes d’un jour sont les bourreaux de demain et inversement. Militons et agissons pour une société apaisée.