Humanisme 2016/3 N° 312

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Article de revue

Vous avez dit "société civile" ?

Pages 16 à 21

On ne cesse d’en appeler à la société civile pour prendre la relève des politiques. C’est oublier que leur impuissance vient de leur allégeance à la société civile, c’est-à-dire de la domination de l’économie sur la politique. Les mots suffisent à rendre compte de cette dérive : l’expression « société civile », qui avait d’abord le sens proprement politique d’association de citoyens, c’est-à-dire d’État, ne désigne plus que l’arène où s’affrontent les intérêts particuliers.

« La meilleure façon de servir laRépublique est de redonner force et tenue au langage. »
(Francis Ponge)
« Une définition de mots est indispensable non pas au commencement, mais avant le commencement, pour le commencement de toute étude, au seuil de toute science (…). »
(Charles Péguy)
« Sans doute, les mots ne sont pas tout le langage, mais ils en sont de bonnes parties constitutives et lon ne sait pas dans quel idiome on parle aussi longtemps quon na pas commencé par définir les mots principaux dont on se sert. »
(Charles Péguy)
« Comme ce sont des mots qui conservent les idées et les transmettent, il en résulte quon ne peut perfectionner le langage sans perfectionner la science, ni la science sans le langage
(Condillac)

1L’histoire d’un mot ou d’une expression est parfois révélatrice. Ainsi société et société civile n’ont plus aujourd’hui le même sens qu’au XVIIIe siècle. C’est vrai aussi de social, dont l’appauvrissement a suscité l’invention de sociétal. Il en résulte de grandes confusions dans le discours politique. Sans compter les contresens qui alors ne manquent pas sur les textes du passé, et d’abord sur les textes fondateurs de la République. L’idée républicaine elle-même disparaît. On voit trop aujourd’hui qu’en France elle est tombée en désuétude à gauche, tandis qu’un parti de droite se dit républicain précisément parce qu’il ne l’est pas.

2Lorsque Rousseau écrit contrat social, social désigne la société en tant qu’elle est l’association volontaire des hommes par laquelle un peuple est un peuple. C’est en ce sens qu’en 1789 on parlait du peuple français. La société civile ainsi constituée est ce qu’on appelle aujourd’hui un État. Société civile est le décalque du latin societas civilis de Cicéron. Chez Kant bürgerliche Gesellschaft en est encore l’équivalent. La difficulté est de comprendre que le contrat social dont traite Rousseau n’est pas un contrat au sens ordinaire du terme. Retenons une seule idée : par un usage théorique extraordinaire de l’idée de contrat, Rousseau cherche à penser l’unité rigoureusement politique de l’association des hommes comme accord des volontés, et cet accord n’est ni un fait historique, ni un programme. Kant entendra le contrat comme l’idée à laquelle tout gouvernement doit se référer pour s’assurer que les lois sont des lois : une décision politique n’est légitime que s’il est possible de penser que le peuple la ferait sienne. Tel est le sens de la généralité de la volonté générale.

3La societas civilis, ou l’État, a pour principe une unité politique et non sociale (mais pas au sens de ce mot chez Rousseau !) ou sociologique : les hommes s’y associent en tant que citoyens. Polis en grec, veut dire cité et politès citoyen, d’où le mot politique, qui désigne ce qui a trait à la cité et à la citoyenneté. L’unité politique est d’une autre nature que celle des travailleurs, des entrepreneurs ou des commerçants, des professions quelles qu’elles soient et du monde associatif, des croyants, des athées, des Bretons ou des Corses, des parents d’élèves, des célibataires ou des familles, des femmes, enceintes ou non, des homosexuels, etc. Elle requiert que chacun s’élève à l’idée de volonté générale et fasse abstraction de tout ce qui en lui est particulier, c’est-à-dire en un sens de tout ce qui est social ou sociologique. Elle n’a de réalité que dans la mesure où chaque contractant fait abstraction de ce qu’il est en tant qu’acteur de ce qu’on appelle aujourd’hui la société civile. L’accord, fondé sur la volonté des individus, n’est pas tributaire des particuliers qu’ils sont : il convient de bien distinguer en un même homme le citoyen et le particulier. Le citoyen est une personne ou un être raisonnable et libre, le particulier vaque librement à ses occupations et doit gagner sa vie par son travail. La liberté du citoyen est le pouvoir de vouloir le bien commun, celle du particulier le pouvoir de satisfaire ses désirs. Celle-là implique une régulation de celle-ci. L’individualisme qui ruine l’intérêt général consiste dans la domination du particulier sur le citoyen. Qu’aujourd’hui politiques, journalistes ou sociologues veuillent donner le pouvoir à la société civile est un symptôme de la ruine de la république et de la politique, qui résulte de la primauté du particulier sur le citoyen. La société civile – et je donne donc ici à cette expression son nouveau sens – n’est faite que d’intérêts particuliers.

4On oppose la société civile et les politiques, parce qu’ils forment une classe à part, une cléricature, une aristocratie ou plutôt une oligarchie, ou même un clan. Ne peut toutefois remédier à cette confiscation de la souveraineté des citoyens qu’une limitation drastique du cumul et de la durée des mandats. En outre les élus, professionnels non pas de la politique mais de l’élection, ne représentent plus que leurs propres intérêts. Faire appel à la société civile ne peut qu’accroître le mal, car c’est donner le pouvoir à l’économie. De là une démocratie fort peu républicaine, où s’affrontent les intérêts particuliers dont l’État devient le représentant. Diplomates, ministres, le Président de la République lui-même s’entoure de chefs d’entreprise et sillonne le monde en voyageur de commerce. Il ne faut pas moins de politique et plus de société civile, il faut plus de politique ! L’Union européenne n’est elle-même qu’un marché, c’est-à-dire l’arène d’une guerre économique : elle n’a pas de politique parce qu’elle n’est qu’une alliance de sociétés civiles. Au contraire la Russie a une politique extérieure : elle fait la guerre.

5Un mouvement qui peut paraître inexorable a commencé au XVIIIe siècle, chez des théoriciens comme Ferguson, et il fait prévaloir sur l’union politique des hommes leur agglomération produite par les nécessités économiques : la subordination du politique au social et le primat de l’économie dominent la pensée des libéraux et des différents courants socialistes. On objectera que la politique est le domaine de la parole et de l’idéologie, tandis que l’économie et le monde du travail imposent qu’on se rapporte au réel sans mythologie. Ainsi l’entreprise – pièce maîtresse de la société civile – nous est présentée comme étant la réalité même. Or c’est paradoxalement le contraire qui est vrai. Car le monde économique n’est pas dirigé par les nécessités inhérentes aux travaux, mais par les échanges. On le sait en effet au moins depuis Aristote, la monnaie, au lieu de servir à échanger les produits et les biens en fonction des besoins réels, permet aux habiles de s’enrichir. Ils subvertissent son usage : l’échange n’a plus pour finalité l’échange de produits ou de biens mais l’accroissement de la monnaie elle-même. Ainsi se développent la finance et le crédit. La monnaie qui n’est qu’un symbole ou un signe prend la place de la vraie richesse : le représentant l’emporte sur le représenté. L’économie est régie par le fétichisme de l’argent et les banques sont reines. Le monde virtuel de l’informatique convient bien à leurs procédés. Opposer comme on le fait parfois l’économie réelle et la finance rend compte de cette absurdité. Que reste-t-il alors de réel, sinon l’avidité qui gouverne le monde ? On ne produit pas pour satisfaire un besoin mais pour enrichir un actionnaire. Et le pire est que par là nos pays ont connu la prospérité (il est vrai liée aussi à la domination coloniale).

6La société civile l’a emporté sur l’État : faire appel à la société civile est donc inutile, elle a déjà le pouvoir ! Sa domination n’est pas le remède, c’est la maladie. On sait que beaucoup de maladies proviennent de la médecine : il semble qu’en matière d’économie et de politique ce soit généralement le cas. Et la mondialisation tend à faire du monde un marché unique qui exclut la politique. Les sociétés multinationales sont plus puissantes que les États. Une telle évolution risque de détruire la société civile elle-même, qui sans l’État de droit n’aurait pu se développer. Et cela d’autant plus que la domination de l’économie rencontre l’obstacle d’autres passions : l’hégémonie de l’économie ne met pas fin aux conflits religieux, ethniques, nationalistes, régionalistes, elle peut les ranimer. La société civile sans la politique, la société sans l’État, c’est la fin de l’État de droit et le règne de la politique entendue cette fois comme lutte pour le pouvoir par la violence. De là l’accroissement indéfini des inégalités et la dissolution du lien social (et je reviens au premier sens du mot social). Telle était déjà la leçon de Hegel lorsqu’il rendait compte de la société civile dans ses Principes de la philosophie du droit.

7Le développement économique est anarchique parce qu’il n’a pas pour principe les besoins des hommes mais leur avidité – vice qu’on appelait autrefois avarice, opposé à la prodigalité, avec entre les deux, juste milieu qui est un sommet et non une moyenne, la vertu de libéralité. Là encore l’évolution du terme libéral est instructive ! De là le désastre écologique : souhaitons que les catastrophes qui s’annoncent imposent un renouveau proprement politique. Mais il est à craindre que, comme toujours, ce soit dans le sang que la politique retrouve ses droits.

8L’appel à la société civile signifie la fin de la citoyenneté. L’homme réduit à sa fonction d’acteur du monde économique et social est incapable de s’élever à l’idée du bien public. Alors, au nom du libéralisme, les intérêts particuliers l’emportent sur la loi. Dans un tel monde le communautarisme a sa place : l’État ne peut être laïque et disparaît. Le sondage d’opinion devient le moyen de gouvernement par excellence : la politique ne travaille pas au bien commun, tel que le suffrage pourrait le vouloir, et n’a besoin de connaître que les différents intérêts particuliers, comme un vendeur par sondage veut connaître les désirs de ses clients. Le suffrage lui-même n’a pas plus de sens qu’un sondage puisqu’on vote non pas en fonction de l’idée qu’on peut se faire de l’intérêt général, mais seulement selon son intérêt particulier : faut-il s’étonner que l’abstention se généralise ? Et quand il n’y a plus de citoyen, plus de civisme, citoyen devient un adjectif et remplace civique.

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