Humanisme 2016/2 N° 311

Couverture de HUMA_311

Article de revue

Instituere rem publicam

L’Etat, l’instituteur et la constitution

Pages 33 à 36

La République va de soi, du moins préfère-t-on le croire, en se voilant la face sur les signes avant-coureurs d’une déconfiture programmée, par effritement pernicieux de ce qui la constitue, l’institue.
À ce propos, une promenade étymologique recentrerait utilement des notions dont on aurait tort de faire l’économie.

1L’étymon *STA-, - construction artificielle de l’indo-européen -, désigne le fait de se tenir ferme, debout, et ses occurrences, tant en sanskrit qu’en grec, en latin ou dans les parlers germaniques, présentent l’intérêt de montrer combien l’imaginaire langagier dès l’Antiquité se porte, avec une impressionnante diversité, sur ce qui fonde les relations sociales et les comportements dans ce qu’ils ont de plus élémentaire et quotidien, autant que dans leur solidarité entretenue ou dans le choix d’un mode de gouvernement.

2Ainsi le portique grec désigne le stoïcien, on est statique voire apostat, campé sur sa stèle tel le stylite, on adopte un style d’écriture original, et le système tient l’ensemble. Le terme grec pour le pieu se prête à l’instauration, voire à la restauration et au restaurant. Et le gotique, langue germanique, en conserve l’idée d’un solide établissement, d’où l’estaminet.

3Le latin fait de ce sémantisme de la stabilité une de ses plus riches déclinaisons étymologiques. Que ce soient les formes grammaticales du verbe être, l’état avec ou sans majuscule, le stage à l’étage, la station debout ou dans le métro, la statue y rejoint la stature à l’instardu héros glorifié. Toujours la même stabilité, à l’étable ou dans l’établissement.

4Le verbe *stare entre en d’innombrables compositions, avec préfixes et suffixes, qui font se côtoyer l’apprêt et la circonstance, le constat ou le coût. La distance est en contraste avec l’instantané, cet instant dressé en menace, et, même rétif, on part presto sans demander son reste. Nonobstant, profitant d’un bref interstice, on échappe à l’arrestation. Bénéfice substantiel, s’il en est.

5Qui imaginerait que l’obstétricien est celui qui se tient devant l’accouchée, prêt à ôter tout obstacle à une bonne naissance ?

6En un mot comme en cent, il s’agit de se tenir ferme et inébranlable, telle la justice, au sens strict le droit debout, ou le soleil au solstice qui arrête le temps.

7Le latin ajoute à cette déclinaison variée le témoin, *ter-stis qui se tient en troisième position dans les règlements judiciaires, en « tiers soutien » des parties en présence. Ainsi invité à tester, attester, voire contester ou protester, il portera témoignage dans des affaires de testament, au risque de se faire détester. On insiste, persiste, résiste. Le tout ne consiste-t-il pas à subsister, obstiné dans un destin, avec ou sans assistance ? L’existence se passe à chercher un statut dont les aléas vont de la destitution à la substitution en n’échappant pas toujours à la prostitution.

8Mais quelle plus grande efficacité que de confier, dès l’enfance, à l’instituteur le soin d’instiller le respect des institutions et de la constitution ?

9Éducation, politique, la chose publique, nous y voilà. Instituere rem publicam, établir les bases stables de l’édifice politique et social. Et l’éducation n’est pas loin, puisque le sémantisme de *publicus autorise des rapprochements inattendus et jubilatoires. Qui, en effet, y décèlerait l’adolescent pubère qui, parce qu’il a enfin du poil au pubis, est en âge de porter les armes et se voit admis à pénétrer dans l’enceinte publique de la Curie romaine, pour participer aux délibérations officielles, peut-être impopulaires, du peuple sur l’État et la République ? L’âge d’aller au pub, ou de prêter l’oreille aux sirènes de la publicité…

10Instituere rem publicam, établir la chose publique, jeter les fondements des cités, éduquer les adolescents, conformer sa vie aux préceptes des philosophes. Voilà comment Cicéron (106-43) entend appeler ses lecteurs à la vigilance sur les dangers que court l’État romain. Peine perdue, la classe politique restera sourde à ses objurgations. La dictature amorcée par César, et interrompue par son assassinat en 44, trouvera en son neveu Octave le futur empereur de Rome, Auguste.

11Cicéron ordonne sa réflexion sur le droit, la loi, la justice, ce qui fonde et pérennise un État stable. Ainsi il marque l’évolution du droit, ce qui est « droit » en opposition à ce qui est « pervers », à l’origine, simple appareil technique de formules et de recettes à appliquer, avant de se constituer en notions morales, quand jus et justus deviennent justitia, droit érigé, debout, auquel il finira par s’assimiler. De là il tire son autorité, à l’origine ce qui fait surgir les plantes, crée la vie, produit l’existence et l’augmente. Et ce pouvoir de la parole dite avec autorité détermine un changement dans la société des hommes, donne existence à une loi.

12C’est à ce stade qu’intervient la communauté des citoyens, * cives, plus précisément des concitoyens, qui partagent des droits familiaux et politiques d’indigénat, par opposition aux différentes variétés d’« étrangers », *hostis qui demande l’hospitalité, *peregrinus qui vient de loin, *advena qui arrive. La cité repose originellement sur des liens affectifs de réciprocité, d’entraide, de responsabilité. On s’y fréquente, forme amitié, noue des relations d’intérêts et d’affaires, civiles et civiques, sur la voie publique, par lois, droits, tribunaux, suffrages. Avec la civitas, s’instaure la distinction entre l’extérieur et l’intérieur, domaine de la communauté, lieu de partage réciproque des charges, des avantages et des honneurs.

13La Rome antique veille jalousement sur le droit de cité, en réglementant les institutions d’accueil et de réciprocité grâce auxquelles un peuple trouve hospitalité chez un autre et les sociétés pratiquent alliances et échanges.

14De l’hostis, l’étranger pourvu de droits équivalents à ceux des citoyens, à l’étranger perçu comme ennemi, il y a un pas que franchiront les Romains, lorsqu’émergera la notion de nation, liée à la conscience d’être sur un même territoire où se nouent des relations d’homme à homme, de clan à clan, dans le partage d’une même langue.

15Vaste question dont la modernité est flagrante…

16Cicéron, (De Re Publica, I), réfléchit sur la nature de la république et les indispensables relations entre loi et morale. « La chose publique est la chose du peuple ; un peuple n’est pas toute réunion d’hommes assemblés au hasard, mais seulement une société formée sous la sauvegarde des lois et dans un but d’utilité commune […] À qui devons-nous le droit public et les lois civiles ? La justice, la bonne foi, l’équité et, avec elles, la pudeur, la tempérance, cette noble aversion pour ce qui nous dégrade, l’amour de la gloire ou de l’honneur, le courage à supporter les travaux et les périls, qui donc les a enseignés aux hommes ? Ceux-là même qui, après avoir confié à l’éducation les semences de toutes ces vertus, ont établi les unes dans les mœurs, et sanctionné les autres par les lois ».

17Et Cicéron dénonce la confusion entre république et démocratie. « Dans cette même Athènes, la démocratie sans frein nous donne le triste spectacle d’une multitude qui s’emporte aux derniers excès de la fureur et de l’aveuglement… ». À ses yeux, l’égalité absolue est une utopie, voire « une iniquité permanente, puisqu’elle n’admet aucune distinction pour le mérite ». Mais il est lucide sur les leurres du mérite dans la république, « cette forme excellente de gouvernement est décréditée par les faux jugements du vulgaire, qui ne sachant discerner le vrai mérite, aussi rare peut-être à découvrir qu’à posséder, prend pour les premiers des hommes ceux qui ont de la fortune, de la puissance, ou qui portent un nom illustre ». Leçon d’excellence et d’exemplarité imposée au gouvernant qui « ne donne à ses concitoyens aucun précepte dont l’exemple ne reluise en sa personne, qui n’impose au peuple aucune loi dont il ne soit l’observateur le plus fidèle. Et sa conduite entière peut être proposée comme une loi vivante à la société qu’il dirige ». Juste et difficile équilibre à trouver : « Si dans une société la constitution n’a pas réparti avec une juste mesure les droits, les fonctions et les devoirs, de telle sorte que les magistrats aient assez de pouvoir, le conseil des grands assez d’autorité, et le peuple assez de liberté, on ne peut s’attendre à ce que l’ordre établi soit immuable.[…] L’homme public qui est exclusivement dévoué à une classe de citoyens et néglige toutes les autres introduit dans l’État le plus pernicieux des fléaux, je veux dire la sédition et la discorde » (De Officiis, I).

18À la justice revient la sanction des délits. Mais Cicéron (Des Lois, I) doute d’une justice qui ne s’assortirait pas de la morale. « Si les supplices seuls, et non la nature, détournaient les hommes de l’injustice, la crainte des supplices ôtée, de quoi les méchants pourraient-ils s’inquiéter ? Cependant il ne s’est jamais rencontré criminel assez effronté, ou pour ne pas nier qu’il eût commis le crime, ou pour ne pas alléguer sa propre souffrance comme un motif légitime, ou pour ne pas chercher dans le droit naturel quelque moyen de défense. » Saisissant écho dans nos sociétés actuelles…

19Et il est aussi sans illusion sur la loi elle-même, quand s’en mêle l’utilité. « Ce qu’il y a de plus insensé, c’est de croire que tout ce qui est réglé par les institutions ou les lois des peuples est juste. Le seul droit en effet est celui qui sert de lien à la société, et une seule loi l’institue : cette loi qui établit selon la droite raison des obligations et des interdictions. Celui qui l’ignore est injuste. Mais si la justice est l’obéissance aux lois écrites et aux institutions des peuples et si l’utilité est la mesure de toutes choses, il méprisera et enfreindra les lois, celui qui croira y voir son avantage. Si c’est sur l’utilité qu’on fonde la justice, une autre utilité la renverse ».

20À Cicéron revient cette ultime leçon de solidarité : « Montrer poliment le chemin à un homme dévoyé, c’est comme lui laisser allumer son flambeau au nôtre, qui ne nous éclaire pas moins, après avoir allumé le sien. Cet exemple nous montre assez que nous devons partager, même avec un inconnu, tout bien qui ne diminue pas en se communiquant ».


Date de mise en ligne : 01/02/2021

https://doi.org/10.3917/huma.311.0033

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions