Humanisme 2016/1 N° 310

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Article de revue

Catherine Kintzler, Condorcet, L’instruction publique et la naissance du citoyen

Éditions Minerve, 2015, 156 p, 22 €.

Pages 112 à 113

Notes

  • [1]
    Il faut rendre hommage à l’auteur lorsque ses prédictions se vérifient. Voici ce qu’elle écrivait en 1984 : « Il n’est pas rare de voir les réformateurs de l’Éducation Nationale prétendre que l’abolition et l’assouplissement des notions d’épreuve, d’examen et de redoublement peuvent remédier à « l’échec scolaire » et effacer les inégalités. Le résultat de telles mesures est aisément prévisible : organisation de circuits parallèles, de leçons particulières, ont de beaux jours devant eux, et pourront permettre vraiment la mise en place d’une sélection par l’argent et celle d’un mandarinat héréditaire ». On ne peut que déplorer qu’une telle lucidité ait été à l’époque si rare.
  • [2]
    . C’était également le cas de l’ouvrage de Jean-Claude Milner publié lui aussi en 1984 : De l’école, Paris, Editions du Seuil, 1984 ; Verdier, 2009.
  • [3]
    Beaucoup de jeunes professeurs de philosophie découvrirent la pensée de Condorcet en lisant le Condorcet de Catherine Kintzler : symptôme et véritable scandale, le nom de Condorcet ne figurait pas (et ne figure, du reste, toujours pas) dans la liste des auteurs aux programmes de philosophie en classes terminales.

1Le Condorcet de Catherine Kintzler a récemment fait l’objet d’une réédition. Cet ouvrage publié pour la première fois en 1984, est le « fruit de la colère » qui saisit l’auteur au début des années 1980, au moment de la mise en place de la politique dite de « rénovation » de l’école publique. La lecture des textes de Condorcet lui permit de « transformer sa colère en indignation ». Sous couvert de moderniser l’école publique, cette réforme fut la première d’une longue série qui en sapa patiemment les principes. Parce qu’elle renvoyait les élèves « aux pesanteurs de la condition sociale », l’école réformée était l’exacte opposée de l’école émancipatrice théorisée par Condorcet. Telle est la conclusion qu’imposa la lecture de Condorcet à Catherine Kintzler [1].

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2En 1990, les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) furent créés. Le but inavoué était de faire en sorte que tout jeune pro-fesseur n’ait d’autre modèle que celui de l’école réformé. Je peux témoigner de ce que, quelques années plus tard, le Condorcet de Catherine Kintzler y circulait comme un samizdat  [2]. Le seul nom de cet ouvrage opérait comme un signe de reconnaissance et de ralliement. Son existence montrait à ceux que consternaient les discours proférés par les formateurs en « pédagogie générale » qu’un espoir subsistait. Mais, comme l’espoir ne suffit pas, ce livre les armait : ils pouvaient y trouver des arguments précis et puissants pour rendre manifeste le caractère idéologique de la « formation » qu’ils subissaient dans les IUFM.

3L’ouvrage de Catherine Kintzler a eu le mérite de montrer qu’il existe une théorie philosophique de Condor-cet [3]. Que cette théorie est d’une grande cohérence et d’une grande sophistication. Parce que l’auteur présente cette philosophie more geometrico, le lecteur a le plaisir de pouvoir l’envisager comme un jardin à la française : comme « une série de cercles et de paradoxes emboîtés ».

4Condorcet affronte pourtant un problème brûlant, celui de l’articulation entre le logique et le politique : comment faire en sorte que les décisions prises à la majorité des suffrages soient justes ? Considérant que la vérité ne saurait être affaire de nombre, Descartes avait balayé la question d’un revers de main ; les philosophes des Lumières préférèrent tourner le dos aux assemblées et s’en remettre au despote éclairé. Condorcet fut le premier philosophe rationaliste à tenter la conciliation. Il montra que la vérité n’est pas étrangère au nombre et que le peuple peut avoir un rapport à la vérité. Mais ce rapport à la vérité n’a rien d’immédiat. Les Lumières étant peu répandues chez les hommes, le peuple aurait tôt fait de devenir son propre tyran. Il faut donc viser l’extension maximale des Lumières. Il faut instruire le peuple.

5La question de l’école se trouve donc posée par Condorcet à partir de son point de radicalité : que faut-il apprendre à l’homo suffragans pour que les décisions qu’il prendra dans les assemblées soient légitimes ? Que faut-il apprendre au citoyen pour qu’il puisse jouir effectivement de ses droits et honorer ses devoirs sans être sous la tutelle d’autrui ? Que faut-il apprendre à l’individu pour qu’il puisse donner la pleine mesure de lui-même et éprouver l’estime de soi ? À l’heure où réformer l’école signifie l’abaisser, il faut lire Condorcet qui « prend l’école par le haut », qui pense l’élémentaire à partir du sommet du savoir, l’enseignement technique à partir des principes, le rôle du professeur à partir de son statut d’intellectuel, l’enfant comme un être doué de raison que l’école « élève ».

6Fluctuat nec mergitur : l’ouvrage de Catherine Kintzler montre que la devise parisienne convient à merveille à ce député de Paris que fut Condorcet. Dans un contexte marqué par les passions politiques, sa pensée ne quitte jamais le sillage de la raison. Refusant de fétichiser la vox populi, Condorcet la ramène à la question du suffrage et recherche les combinaisons qui en limiteront les errements. N’abandonnant la morale ni au cœur, ni au formalisme de la rai-son pratique, Condorcet montre que la conscience ne s’accomplit que dans la réflexion raisonnée. Il dévoile la férocité qui se cache sous les bons sentiments et déduit les conséquences désastreuses auxquelles peuvent conduire les bonnes intentions. Il affronte les questions les plus polémiques, sans jamais se laisser impressionner, opposant argument contre argument : celle de la peine de mort, du droit des femmes, des inégalités que l’instruction engendre nécessairement.

7Parce que Condorcet fut un grand intellectuel et un intellectuel qui n’eut pas peur de descendre dans l’arène politique pour dissiper les préjugés et lutter contre toutes les formes d’obscurantismes, y compris les plus insidieuses, la lecture (ou la relecture) de l’ouvrage de Catherine Kintzler est plus que jamais revigorante.


Date de mise en ligne : 01/02/2021

https://doi.org/10.3917/huma.310.0112

Notes

  • [1]
    Il faut rendre hommage à l’auteur lorsque ses prédictions se vérifient. Voici ce qu’elle écrivait en 1984 : « Il n’est pas rare de voir les réformateurs de l’Éducation Nationale prétendre que l’abolition et l’assouplissement des notions d’épreuve, d’examen et de redoublement peuvent remédier à « l’échec scolaire » et effacer les inégalités. Le résultat de telles mesures est aisément prévisible : organisation de circuits parallèles, de leçons particulières, ont de beaux jours devant eux, et pourront permettre vraiment la mise en place d’une sélection par l’argent et celle d’un mandarinat héréditaire ». On ne peut que déplorer qu’une telle lucidité ait été à l’époque si rare.
  • [2]
    . C’était également le cas de l’ouvrage de Jean-Claude Milner publié lui aussi en 1984 : De l’école, Paris, Editions du Seuil, 1984 ; Verdier, 2009.
  • [3]
    Beaucoup de jeunes professeurs de philosophie découvrirent la pensée de Condorcet en lisant le Condorcet de Catherine Kintzler : symptôme et véritable scandale, le nom de Condorcet ne figurait pas (et ne figure, du reste, toujours pas) dans la liste des auteurs aux programmes de philosophie en classes terminales.

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