Le policier du XXIe siècle est formé pour voir et comprendre en utilisant toutes les nouvelles technologies et en mettant à profit l’étude de son environnement mais cela suffit-il à développer son sens de la réflexion, élément indispensable à toute résolution d’enquête ?
« L’art de la police est de ne pas voir ce qu’il est inutile qu’elle voie.
1Maigret, mon célèbre confrère, agissait comme les autres. Il usait des outils de tous les policiers, mais il cherchait, attendait, guettait surtout la fissure, le moment autrement dit où derrière le joueur apparaît l’homme.
2Le policier doit-il avoir l’imagination du poète, comme Edgar Poe le suggérait, pour être conduit à percevoir de manière générale l’envers des choses et la distance qu’il peut y avoir entre les apparences de la société et des hommes et des réalités qui sont en général beaucoup moins reluisantes et beaucoup plus sordides ? Vraisemblablement.
3La révolution numérique entamée au siècle dernier nous plonge dans un monde ou l’information et l’image se propagent à la vitesse de la lumière en régnant sans partage sur nos vies, nos émotions et souvent nos choix. Dans un monde où tout se voit et tout se sait, la police devient le témoin privilégié de nos actes mais demeure plus que jamais la question de l’interprétation…
4Les apparences sont parfois trompeuses, et en matière d’enquête judiciaire, celles-ci prennent quelquefois un malicieux plaisir à nous écarter de la piste principale.
5Certes, le flair policier n’est autre chose en définitive que l’ensemble des dispositions convenables à notre profession et développées par l’étude, à savoir, le jugement, l’observation, la clairvoyance et enfin la décision. Mais pour affirmer une conviction, ce métier fonctionne avant tout sur des principes.
6La collégialité ou la notion de groupe en est un. C’est un élément primordial à une enquête efficace. Un policier seul sur une scène de crime, au-delà de ses capacités d’observation, a quelques risques de passer à coté d’un indice essentiel. La collégialité limite cet écueil car l’émulation intellectuelle et le partage des connaissances qui naissent de cette énigme à résoudre permettra de balayer de façon plus précise toutes les hypothèses en interprétant les faits, donc en portant une particulière attention à ce que l’on voit. Le diable est souvent dans les détails.
7Ce métier est régi avant tout par la rigueur et l’organisation. Pour une enquête efficace, chacun doit savoir ce qu’il a à faire et la création de la police judiciaire (les Brigades du Tigre) en 1907, grâce à la volonté de Clemenceau, avec ses services spécialisés, participe de ce principe. Leur efficacité s’avère le plus souvent redoutable, ce fut le cas notamment dans la gestion, après les attentats, en 2015, de l’identification des victimes et des mis en cause.
Bien voir, bien comprendre, bien agir
8L’action du policier s’inscrit donc dans cette théorie qui est le fruit d’une analyse (bien voir), d’un diagnostic (bien comprendre) puis de la mise en œuvre d’un plan d’action adapté (bien agir).
9Bien voir, c’est décider de voir, écouter sans préjugé, tout ce qui compose la problématique, y compris, et surtout ce qui fait obstacle. Si une composante est perçue comme un obstacle, c’est qu’en fait l’objectif est déjà préjugé et la problématique mal posée. Si un obstacle n’est pas pris en compte, il révélera toute sa potentialité ultérieurement, généralement au pire moment, et sera considéré comme celui qui a fait échouer le projet.
10Bien comprendre, c’est vouloir ne pas réduire les raisonnements à ce que l’on a envie de conclure. Cette phrase est exposée comme une composante majeure : l’ego de celui qui construit le raisonnement. Il est tenté de ne prélever des données que pour ce qui lui convient afin de les orienter vers ce qu’il a pré-décidé. C’est dans l’ego du concepteur que se trouvent les causes de la plupart des échecs : ambitions démesurées comme action décalées de l’environnement.
11Bien agir, c’est enfin concevoir le plan d’action, le mettre en œuvre, le contrôler et l’adapter.
12Une autre notion essentielle est à prendre également en considération dans le fonctionnement d’une enquête, c’est la dimension du temps. Le temps efface des indices qui peuvent orienter une enquête dans un sens positif ou négatif.
13Quel policier n’a pas espéré trouver un élément probant avant qu’un phénomène naturel lié aux intempéries ou a un événement extérieur qu’il ne maîtrise pas vienne perturber la scène de crime ? Et que dire de ces témoignages cruciaux qui s’effaceront au fil du temps, s’ils ne sont pas décelés tout de suite.
14Du temps, dépendront les moyens d’investigations mis à disposition des enquêteurs donc le cadre d’enquête judiciaire dans lequel ils évolueront pour mener à bien leurs investigations.
15Si l’action vient de se commettre, nous serons dans un cadre de flagrance et des moyens appropriés permettront aux policiers de voir et de comprendre plus rapidement les faits dans un temps toutefois limité. Si l’action est passée, nous serons dans un cadre préliminaire où les moyens d’investigations seront plus restreints mais où les enquêteurs disposeront d’un temps beaucoup plus long pour comprendre et confondre les auteurs.
16Le temps est également défini par la loi, garante des libertés individuelles, qui peut limiter ou étendre l’action de la police et de la justice. Il s’agit de la prescription (de 1 à 10 ans, en fonction de la gravité de l’infraction), qui agit comme une guillotine. Dans ce cas, les investigations ne seront plus possibles, sauf fait nouveau. Il existe de nombreuses exceptions mais le principe demeure intangible, même s’il peut sembler amoral, surtout pour les victimes. Rappelons qu’en France, la police est républicaine, et qu’elle n’intervient que dans le cadre défini par la loi.
17Voir, c’est comprendre. Mais que serait cette vérité, si un certain Alphonse Bertillon ne nous avait pas donné un petit coup de pouce…
Vers la naissance de l’identité judiciaire…
18En 1832, l’abolition du marquage au fer rouge des délinquants rend leur identification difficile s’ils récidivent. Inspecteurs « physionomistes » et fiches signalétiques seront utilisés sans grand succès. S’y ajoutent les photographies signalétiques, mais faute de normalisation, elles sont souvent inexploitables. En 1882 ,Alphonse Bertillon crée enfin le signalement anthropométrique : un système normalisé, avec des données chiffrées permettant de retrouver facilement un individu déjà signalisé. Cette méthode, efficace, surnommée le « bertillonnage » va rapidement être adoptée par les polices étrangères. En 1888, on ajoute les clichés photographiques standards des individus signalisés. Bertillon développe d’autres spécialités : établissement de plans et de photographies des scènes de crime.
19À la fin du XIXe siècle, des chercheurs établissent que les empreintes digitales sont uniques, remanentes et classifiables : un parfait moyen d’identification. Sir Francis Galton publie en 1892 le premier livre sur les empreintes digitales. Il en définit les points caractéristiques. À Londres, en 1901, ce système remplace officiellement le « bertillonnage » pour l’identification des récidivistes. À Paris, Bertillon d’abord réticent, comprend vite l’importance de ce procédé et l’ajoute à son propre système.
20Au XIXe siècle, la science n’entre dans l’enquête qu’avec des experts privés, armuriers, chimistes ou médecins comme Orfila (1787-1835) auteur du premier traité de toxicologie. En 1856, le français Bergeret (1814-1893), date la mort d’un individu par l’analyse de l’évolution des larves nichées dans le cadavre. En 1878, le laboratoire central de la Préfecture de Police de Paris est créé, suivi en 1881, par la première salle d’autopsie. Enfin, un service de police technique est institué en 1943… la police scientifique est née. Plus récemment, l’apport des technologies digitales a été une autre révolution. La vidéo surveillance est un élément majeur de la résolution d’enquête, tout en s’entourant de précautions en interprétant les images et respecter les libertés individuelles en limitant la durée de conservation des données.
21Trente ans de police judiciaire forgent quelques solides convictions. Avons nous réellement la perception des choses ?
Une appréhension sélective de la réalité…
22Il est trivial de souligner l’importance de nos organes sensoriels puisque c’est grâce à eux que nous entrons en relations avec le monde extérieur, que nous forgeons une image du monde dans lequel nous évoluons ainsi que l’ensemble de nos connaissances. Celles-ci sont donc directement liées aux capacités de nos capteurs sensoriels.
23Parce qu’elle ressemble à l’objet qu’elle représente, l’image est réputée compréhensible « naturellement » par tout le monde. Elle serait en conséquence le facilitateur de compréhension et de mémorisation par excellence et de plus un outil cognitif particulièrement adéquat pour résoudre de nombreux types de problèmes. Pourtant, l’intuition de la force de l’image ne peut se concevoir sans une référence implicite au langage verbal et à la perception auditive. Un rapport de l’Industrial Audiovisuel Association publié dès 1962 et maintes fois enrichi depuis nous indique que l’on apprendrait : 1% par le goût, 1,5% par le toucher, 3,5% par l’odorat, 11% par l’ouïe et enfin 83% par la vue. Quant à la mémorisation des informations, elle dépendrait de nombreux facteurs.
24C’est dire si le témoignage humain est fragile lorsque la perception des choses nous échappe. Combien de fois ai-je vu des victimes affirmer avec la plus grande conviction que le chapeau du voleur était de telle couleur, que son manteau était coupé de tel façon et qu’il mesurait plus d’un mètre quatre vingt, alors qu’il n’en était rien. Combien de fois ai-je entendu des témoins me dire que l’assassin était monté par l’escalier avec un complice alors qu’il était seul et arrivé par un autre endroit. Combien de fois ai-je entendu également des personnes prétendre, souvent en toute bonne foi, avoir une information importante sur une exaction, témoigner en ce sens par procès verbal, alors que la réalité est toute autre. Que penser de ces lettres anonymes que je reçois encore sur mon bureau m’alertant sur tel ou tel événement répréhensible alors qu’il n’en est rien car la perception des choses, là aussi, ne correspond pas à la vérité ou parce que ce courrier n’est animé que par un esprit de délation pour manifester sa haine de l’autre. Que dire de cette jeune fille qui affirmait avoir été abusée alors qu’elle voulait se venger d’un père trop absent ou simplement attirer l’attention sur elle. Une conclusion hâtive nous aurait conduit assurément vers une erreur judiciaire, pire vers un suicide.
25Pour se prémunir de tels témoignages, l’expérience acquise au fil du temps de l’étude comportementale des individus est une étape importante pour jauger de la crédibilité des dires des intéressés. Être formé à cela ne suffit pas et le choix du fonctionnaire pour intégrer un groupe ou une brigade spécialisée, en fonction de ses capacités, revêt alors un caractère primordial. De même, le recoupement des informations est essentiel pour juger de la pertinence réelle des événements. Cela passe notamment par l’interrogation d’autres témoins qui permettra d’affiner le déroulé des faits ou par l’exploitation des supports vidéos, audios ou biologiques qui seront de nature à conforter une conviction.
26Sachant par principe que l’être humain peut faillir, l’enquêteur dispose également d’autres techniques policières qui vont mettre à l’épreuve la sagacité de son témoignage pour qu’il soit pris en considération. C’est le cas notamment du « tapissage » (montrer, à travers une glace sans tain, plusieurs individus pouvant correspondre à un ou aux auteurs des faits en les mélangeant avec d’autres personnes ayant les mêmes caractéristiques morphologiques ou vestimentaires) ou de la planche photographique.
27Je dus recruter un jour un policier, magicien de formation, pour comprendre les techniques frauduleuses d’empalmage des jetons de casinos qui échappaient à tout contrôle vidéo et qui permettaient à des « artistes » siciliens aguerris à ces pratiques d’écumer tous les casinos de la côte d’Azur en les « soulageant » de quelques centaines de milliers d’euros.
28L’acuité visuelle a donc une place prépondérante dans la compréhension des événements et le policier se doit de développer ce sens à l’extrême en suscitant sa curiosité, trait de caractère indispensable à toute émergence factuelle. Au-delà de « l’inspecteur physionomiste », d’autres professions embrassent cette fonction comme le « physionomiste » à l’entrée des casinos et des cercles de jeux, chargé d’identifier les joueurs indésirables.
29De même, lors d’un interrogatoire, l’analyse du langage corporel et l’intonation de la voix sont des facteurs à prendre en considération lorsque vous avez en face de vous un individu qui s’enferre dans des déclarations qui manifestement ne retracent pas la réalité des choses.
30Face à cette fragilité du témoignage humain, le législateur, à travers la justice, à renforcé les éléments infractionnels définis dans le code de procédure pénale et sollicite la charge matérielle de la preuve pour juger. Autrefois l’intime conviction des magistrats ou des jurés se faisait grâce aux aveux sans que l’on ait mis en exergue les éléments matériels de la procédure permettant d’arriver à cette conclusion. Désormais grâce aux techniques policières et aux nouvelles technologies, les preuves matérielles sont indispensables et doivent être circonstanciées. De plus, les magistrats, en quête de certitudes, ont toujours la possibilité de procéder à une reconstitution. Le doute profitant toujours à l’accusé.
31Malgré cela, la justice condamne encore des innocents alors que la chaîne pénale, de la constatation de l’infraction, à l’interpellation de l’auteur, en passant par toutes les voies judiciaires, créée ainsi une multitude d’endroits ou d’instances ou la manifestation de la vérité pourrait s’exprimer.
32Voir, c’est comprendre, entendre, c’est comprendre, toucher c’est comprendre, la mise à contribution de tous nos sens, c’est comprendre.