Humanisme 2016/1 N° 310

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Article de revue

La Survision

Survoir, c’est comprendre

Pages 49 à 54

Alors que beaucoup de gens pensent que la vision est trompeuse et peut servir à manipuler le public, cet article va s’attacher à montrer un autre aspect, beaucoup moins connu, qui prendra au pied de la lettre le titre général : « Voir, c’est comprendre ».
Nous allons démontrer que bien voir, c’est souvent mieux comprendre, un peu comme si la vision pouvait aider la connaissance et la réflexion.

1Intuitivement, on le sait déjà, mais on s’en méfie. On connaît tous des gens qui « voient loin », qui ont le « regard aiguisé ou affuté », ou bien qui découvrent et mémorisent ce que beaucoup ne repèrent pas dans leur environnement. On peut aussi évoquer ces artistes ou ces scientifiques qui déclarent que leur œuvre ou leur découverte leur sont d’abord apparues visuellement, et qu’à ce moment crucial ils ont senti que c’était beau ou que c’était juste et qu’il fallait réaliser ou construire concrètement cette vision imaginaire.

2Comment s’y prennent-ils ? La vision est-elle la marque de leur compréhension ? Celle-ci est-elle la bonne par le simple fait qu’ils aient vu ou entrevu la perfection ? Comment être sur que voir ou bien voir, c’est nécessairement comprendre ? Comment ne pas se tromper lourdement ? Un concept, évoqué dans les années 1960 et étudié dans les années 1990 va permettre de mieux saisir le phénomène : la survision.

3Celle-ci peut être considérée comme l’action d’un regardeur consistant à entrevoir (ou « survoir ») des éléments signifiants au travers ou par-dessus une première scène immédiatement perçue. La survision se comporte un peu comme un calque superposé à la perception première qui en soulignerait les aspects essentiels, la structure intime. Selon les circonstances, cette vision complémentaire renforce le sens de la première perception ou au contraire l’inhibe ou l’annihile. On en a un excellent exemple avec les caricatures de personnalités politiques où le souvenir de la représentation se superpose sans cesse à la vue réelle du caricaturé au point de fausser toute perception normale. En grossissant le trait, la caricature permet d’ailleurs de mieux « comprendre » la personne et ses mobiles profonds. En la voyant caricaturée on comprendrait mieux ses intentions, ou tout du moins on en a l’impression, quitte à ce qu’on se méprenne totalement sur la réalité.

4Les origines épistémologiques du concept de survision ont de profondes racines et exigeraient à elles seules d’importants développements théoriques qui ne seront pas présentés ici. En première approximation, la survision peut être comprise comme un auxiliaire visuel permettant d’appréhender – ou de « voir » – même en pensée, une structure cachée dont on connaît l’existence, parce qu’on l’a observée ou découverte au moins une fois, seul ou aidé par autrui. En second lieu, elle est la manifestation d’une distanciation volontaire et consciente du réel vécu et perçu : en prenant une certaine distance avec la réalité immédiate, c’est-à-dire en « survisualisant », on abstrait, on formalise ou on généralise, on repère des indices, des signes ou des structures que les autres ne voient pas. La survision est à la fois la manifestation d’une forme de remédiation puissante du réel mais une technique distanciatrice visuelle permettant de (re)-connaître, de « survoir » des structures logiques sous-jacentes. Et si on repère celles-ci, on commence à mieux les saisir : survoir signifierait alors mieux comprendre.

5On peut dire aussi que survoir est voir plus intensément, plus en profondeur, c’est la capacité de ne pas s’arrêter à la surface des choses, de ne jamais se contenter de la superficialité mais de rester constamment en éveil, de demeurer curieux et attentif.

6à ce point, une question se pose : la survision est-elle innée chez les individus ? Est-elle différenciée ? Peut-elle faire l’objet d’apprentissages, d’entrainements ?

7Si elle est innée et peut-être caractéristique de l’intelligence humaine, elle n’en est pas moins très différente d’un individu à un autre. Certains, souvent situés parmi les « créateurs », les originaux, les atypiques, disposent d’un grand potentiel, tandis que les autres ne la connaissent pratiquement pas. Ceci n’a rien d’original, la survision se comportant comme nombre d’autres capacités humaines. Le plus important est le constat selon lequel on peut la développer et l’entraîner si on s’en donne les moyens.

8On peut dresser un parallèle avec la capacité de photographier. Tout le monde sait se servir d’un appareil photo, mais bien peu de gens savent cadrer et composer correctement une image. Pour ceux qui ont cette aptitude, les choses paraissent très simples : ils survoient les lignes de force, les structures et cadrent bien du premier coup, sans avoir besoin de retoucher quoi que ce soit.

9C’est dans le cadre de l’enseignement des mathématiques que la survision a été étudiée pour la première fois. La rigueur de cette discipline fournit un terrain idéal pour observer des progrès immédiatement significatifs dans les performances des élèves, y compris et surtout parmi les moins disposés à réussir. Le point de part est classique : c’est le célèbre : « Je ne vois pas » de l’élève qui ne comprend pas comment vient de s’opérer, sous ses yeux, une opération aussi simple qu’une substitution de variables. « C’est pourtant clair, il suffit de regarder l’équation… » lui répond en écho un autre élève (ou le prof) qui a déjà « entrevu » la solution. Un vrai dialogue de sourds s’instaure entre celui qui voit et celui qui ne voit pas. Malgré les injonctions, ce dernier ne verra pas plus la solution, il deviendra rapidement un exclu des maths alors qu’un simple entraînement visuel aurait pu le décoincer.

10Ces exemples connus de tous constituent une première trace des relations passionnantes entre les maths, les structures visuelles et la question du « voir, c’est comprendre ». Ce n’est sûrement pas un hasard si des mathématiciens aussi célèbres que Henri Poincaré ou, plus près de nous, Benoît Mandelbrot ont décrit comment des solutions de problèmes difficiles leur étaient d’abord apparues sous forme visuelle. Très peu de recherches semblent avoir été faites sur le sujet de ce que l’on pourrait appeler la pensée graphique, qui libère du « carcan rectilinéaire de l’écriture » comme le dénonçait le paléontologue André Leroi-Gourhan dans les années 1970. Les didacticiens et les sémiologues ne s’y sont pas intéressés ; seuls quelques pédagogues semblent pratiquer des techniques de survision, mais sans jamais en avoir dégagé la moindre théorie. On reste dans l’intuition et l’empirisme. C’est bien mais insuffisant.

11En recourant à des exercices scriptovisuels, l’enseignement des mathématiques rendrait explicites des mécanismes non directement observables superficiellement et permettrait d’habituer les élèves à construire un raisonnement progressif et structuré, mais l’habitude, le conservatisme et la frilosité du système éducatif l’ont toujours empêché.

12Nos premières expériences sur la survision furent menées avec des diapositives projetées en fondu enchaîné ; la superposition des images pouvait durer le temps nécessaire à une bonne mémorisation visuelle : on pouvait transformer des nombres en lettres et favoriser la compréhension de la notion de variable ou faire surgir la structure invariante dans toute opération algébrique afin de s’appuyer dessus pour répéter des raisonnements récurrents. Les programmes d’algèbre de la sixième à la troisième furent ainsi balayés à l’aide de courtes séries adaptables à la demande, ou plutôt au niveau atteint en matière de survisualisation.

13à la même époque, et pour ne pas se cantonner aux maths, d’autres séries furent produites concernant la grammaire, l’analyse logique – car les axes syntagmatiques et paradigmatiques s’y prêtent fort bien – ainsi que la géographie, l’histoire ou les sciences naturelles, disciplines dans lesquelles l’approche survisuelle paraît simple à mettre en œuvre et prometteuse quant à ses résultats. Le seul inconvénient majeur de ces séries de diapositives tenait à la lourdeur technique du procédé : difficile d’obtenir de bonnes vues et encore plus de réunir le matériel et de le faire fonctionner correctement.

14Avec l’informatique, tout aurait pu rapidement changer si l’on avait pu disposer de logiciels qui offrent des fonctions voisines permettant les enchaînements ou les superpositions volontaires d’images, de graphismes ou de textes, bref de créativité. Malheureusement, il n’y a aucune offre logicielle crédible et durable, il faut « bidouiller ». Depuis ses origines, l’informatique scolaire française a toujours été un immense et coûteux échec, le progrès ne viendra plus de là, mais sûrement des entreprises et de leurs besoins en apprentissage. Ou de la concurrence étrangère…

15Les retombées scolaires sont rapides et durables : les notes s’améliorent ; des élèves qui se croyaient « nuls » se découvrent des capacités insoupçonnées, la confiance en soi revient. Mais surtout, les progrès sont cumulatifs et pour le dire de manière un peu spécialisée, ils sont heuristiques. En d’autres termes, ils ne demandent qu’à se développer en s’améliorant par l’usage.

Francis Crick, codécouvreur de l’ADN a expliqué qu’en imaginant la double hélice (le microscope électronique n’avait pas encore été inventé), il savait qu’il était tombé sur la bonne structure physicochimique parce qu’elle était « belle ».

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Francis Crick, codécouvreur de l’ADN a expliqué qu’en imaginant la double hélice (le microscope électronique n’avait pas encore été inventé), il savait qu’il était tombé sur la bonne structure physicochimique parce qu’elle était « belle ».

16Si la survision n’est pas développée dans le milieu scolaire, où peut-elle l’être ? Son terrain traditionnel est celui de l’art dans lequel on peut comprendre le « message » ou à défaut les intentions de l’auteur en scrutant l’œuvre. Pour comprendre, il faut survoir. Les grands peintres ont souvent vu (et montré) des phénomènes avant que la science ne les comprenne. Le tableau des Demoiselles d’Avignon (1907) est contemporain de la Relativité restreinte (1905), il tente d’illustrer une relativité des points de vue (ou des sentiments), il faut aller fort loin dans le voir pour saisir le comprendre… Cependant, aussi pertinentes que restent ces analyses, on reste dans l’évocation et souvent le doute, ce qui justifie a posteriori notre point de départ dans les maths… Une autre voie moins usitée est celle de la recherche scientifique et de l’importance de la pensée graphique : nombre de grands découvreurs se sont maintes fois exprimé sur le fait qu’ils avaient entrevu la structure du phénomène avant de le verbaliser, de le décrire ou de le démontrer. Un des exemples les plus frappants concerne peut-être l’ADN. Son codécouvreur, Francis Crick, a souvent expliqué qu’en imaginant la double hélice (qu’il était impossible d’observer car le microscope électronique n’avait pas encore été inventé), il savait qu’il était tombé sur la bonne structure physicochimique parce qu’elle était « belle »…

17Dans ce cas, le plus exemplaire parmi toutes les découvertes du XXe siècle, voir c’est bien comprendre, y compris lorsque la réalité est invisible et hypercomplexe. C’est ce qui explique que le terrain de développement le plus fort de la survision se trouve aujourd’hui du côté de la simulation ou de la modélisation. Ces techniques de visualisation extrêmement puissantes sont basées sur la compréhension par la vision, soit pour vérifier une théorie en regardant ce qui se passe quand on fait des expériences simulées, soit pour l’induire en observant les régularités et les récurrences.

18Le domaine dérivé de la modélisation scientifique est celui des jeux informatiques dont la sophistication est extrême. Là encore, voir c’est comprendre, parce que, quand on joue, comprendre est vital. Les stratégies des joueurs, étudiés par des psychologues du MIT (Massachussetts Institute of Technology, Boston) sont aussi complexes que le jeu lui même et les joueurs parfois aussi doués que les concepteurs. La compréhension fine passe par une observation des plus infimes détails, à la manière du jeu des sept erreurs mais en infiniment plus complexe. Le plus formateur réside dans le repérage des interactions les plus faibles, celles qu’il convient d’appréhender à temps et dont il faut décoder les informations toujours embrouillées et souvent en interdépendance les unes avec les autres. Dans l’univers du jeu, voir c’est agir et agir c’est comprendre. On développe la thématique en restant centré sur l’essentiel.

19Un dernier exemple, nettement moins développé est celui de la prévention routière : survoir est vital, cela peut éviter l’accident, par exemple en faisant prendre conscience de l’importance de la balistique qui est le marqueur de la compréhension des relations entre usagers de la route. « Comprendre » un accident avant qu’il se produise – ou l’éviter – est souvent une affaire de balistique. Survoir l’accident permet de l’éviter. C’est ainsi que procèdent les pilotes professionnels. Ils repèrent la structure des mouvements et agissent en conséquence. Là encore, des systèmes informatiques accéléreraient les apprentissages, à l’instar des jeux…

Conclusion

20à la question de savoir si voir c’est comprendre, la survision, découverte et mise au point avec l’enseignement des mathématiques a apporté une réponse positive. En augmentant la capacité individuelle de chercher la structure visuelle derrière la perception, mieux voir permet de mieux comprendre. Et ceci est aussi un antidote aux risques de mauvaise interprétation, de tromperie visuelle et autres erreurs guidées ou non. En voyant mieux, on comprend mieux et on repousse l’erreur. Mais, bien sûr, encore faut-il apprendre à voir mieux, plus loin et plus profondément. Là encore les mathématiques ont permis de mettre au point des exercices d’entrainement permettant d’accroître ses performances. La survision est à la fois une capacité naturelle à développer mais aussi un outil heuristique augmentant la performance cognitive. C’est de cet outil, spécialement développé chez eux, que les artistes ou les scientifiques se servent dans leurs créations ou leurs découvertes. Avec les moyens informatiques actuels, il serait facile de créer des applications spécialisées pour s’entraîner, mais qui en prendra le risque ? Les jeux montrent la voie mais en poursuivant des objectifs tout différents. Il suffirait de s’en inspirer pour développer nos capacités de survision.

21Enfin, en entraînant les individus à (re)-connaître des structures formelles derrière ce que présentent les écrans de télévision ou du net, la survision contribuerait activement à leur faire découvrir le traitement médiatique et ses inévitables manipulations, ce qui montrerait in fine que, voir, c’est vraiment comprendre.

Notes

22

  • - Voir les ouvrages traduits en français de Sherry Turkle et de Douglas Hofstadter.
  • - André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, l’outil et le langage, Paris, Albin Michel, 1965.
  • - Suvision, Revue Communication et langages, n°84, 1990.

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