Chaque langue témoigne de l’imaginaire collectif qui la sous-tend par l’ampleur spécifique de certains termes de son vocabulaire. Et les mots affectés à des idées fortes, tels l’origine ou le pouvoir, sont révélateurs des choix implicites, voire inconscients, d’un groupe humain à une époque donnée. Ainsi du grec arkhè.
« La meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage. »
« Une définition de mots est indispensable non pas au commencement, mais avant le commencement, pour le commencement de toute étude, au seuil de toute science (…). »
« Sans doute, les mots ne sont pas tout le langage, mais ils en sont de bonnes parties constitutives et l’on ne sait pas dans quel idiome on parle aussi longtemps qu’on n’a pas commencé par définir les mots principaux dont on se sert. »
« Comme ce sont des mots qui conservent les idées et les transmettent, il en résulte qu’on ne peut perfectionner le langage sans perfectionner la science, ni la science sans le langage.»
1D’Homère jusqu’au grec moderne, arkhè désigne tant le commencement que le commandement. Sans étymologie connue, sans racine indo-européenne ni avatar hors du monde grec, où il est abondamment représenté, surtout en composition, on le trouve dans une petite centaine d’occurrences. Le sens originel serait « marcher le premier, faire le premier pas, prendre l’initiative, commencer ».
2La notion de commencement est première, même si, dès Homère, apparaît déjà celle de commandement militaire – « exercer un pouvoir » – et religieux – « présider aux sacrifices » – qui prévaudra ensuite, en dérivation et en composition.
3Le nom féminin arkhè, s’il reflète parfois les deux valeurs initiales, sert d’abord aux philosophes à désigner les « principes, les premiers éléments », à l’orée de la philosophie (VIIe siècle avant notre ère), chez les Physiciens Ioniens. Anaximandre, Thalès et Anaximène, puis Pythagore et Héraclite, en passant par Anaxagore et Archélaos, maîtres de Socrate, jusqu’à Aristote (384-322).
4Le principe arkhè est la source infinie, inépuisable, éternelle, dont tout provient, où tout retourne. Cycle dans l’espace et le temps. Aristote voit l’arkhè de tout effet mécanique dans le cercle, réalité contradictoire se mouvant dans les deux sens, combinant en lui les opposés, concave et convexe, mobile et immobile.
5Nombre de noms composés désignent le chef, qu’il soit fondateur d’une famille ou d’une cité, qu’il préside à un collège de magistrats ou électoral, qu’il soit archevêque, chef des éphèbes, médecin, prêtre, fermier d’impôts, maître d’œuvre ou architecte, chef de chœur. On le trouve à la tête des juges, maîtres d’école, pilotes, meneurs de chiens, magiciens, sorciers, généraux, voleurs, prophètes, nomades, bergers, échansons, greffiers, eunuques, imposteurs, brigands, maîtres-queux, grands-veneurs, ambassadeurs, mimes, gardes du corps, gouverneurs, palefreniers, sacrificateurs, prêtresses Vestales, entre autres. Sans compter l’archange ou le maître de la foudre.
6Sans nuance explicite, arkh- marque l’origine d’une action, qu’on allume les lampes, arme un bateau, organise la garde, préside au banquet, décide de la guerre. Aussi bien patriarche que héros tutélaire. On est aussi le pourvoyeur tant des maux que des richesses, on initie une représentation originale, tel l’archétype, ou un modèle de pouvoir, dans le patronyme d’Archélaos, « meneur de peuple ».
7Qu’inférer d’une telle profusion, sinon que la réflexion sur le pouvoir et sa légitimation par l’ancienneté sont au cœur des préoccupations de la Grèce antique ?
8Quid de l’archéologie ? Elle consiste d’abord à « dire des vieilleries, se repaître de choses rebattues », évoquant chez Platon (427-387) l’histoire ou les légendes de l’Antiquité. Même si, dans la langue tardive de Plutarque (45-120), transparaît la nostalgie morale des Anciens. Ou lorsque le facétieux Lucien (125-180) brocarde la pédanterie archaïsante d’un pilier de banquet. On ne refuse pas la naïve simplicité des mœurs anciennes, quitte à s’en gausser chez Aristophane (~445-~380) ou à en respecter la vénérabilité chez Eschyle (525-456).
9Mais comment justifier que le mot archaismos n’apparaisse qu’une fois dans le corpus des textes connus chez Denis d’Halicarnasse, historien et rhéteur tardif (~60 av. JC-8 ap. JC), avec la seule signification d’« imitation des Anciens » ?
10Étonnamment, le latin ne s’approprie guère arch-, sinon dans la langue tardive chrétienne, où voleront les archanges sous les yeux de l’archevêque et de ses archiprêtres. Quelques occurrences politiques chez Cicéron (106-43) évoquent l’oligarchie ou les archontes athéniens, l’architecte Vitruve (Ier siècle avant JC) recourt à son vocabulaire technique, de rares littérateurs, tels Pline (61-112) ou Juvénal (Ier siècle après JC), y puisent une langue recherchée.
11Par parenthèse, comment dire en latin commencement ou commandement ? Les Romains y révèlent leur profond pragmatisme, à la différence des Grecs. Nulle confusion entre les deux notions. Si commencer, c’est se mettre en chemin, initier une démarche, prendre en main l’affaire en tête, comme l’incipit d’un roman, commander consiste à organiser impérieusement les préparatifs, exercer son empire, en empereur. Démarche similaire à celle d’ordonner en mettant bon ordre à une situation.
12Qu’en est-il de arch- en français ? La même répartition se retrouve entre commandement et commencement. À l’architecte reviennent l’architrave, l’archivolte, l’archiloge. Les gouvernements, quant à eux, oscilleront entre monarchie et oligarchie, dans la quête d’une synarchie hasardeuse, dans le respect de la hiérarchie et la hantise de l’anarchie. L’archipel pérennise son occupation du territoire pélagique, la mer. Et se pose le casse-tête des archives, témoin des origines et légitimation du pouvoir par l’ancienneté de ses attestations. Quant à la sagesse populaire, ne dit-elle pas « Être crotté comme un archidiacre », allusion aux inspecteurs épiscopaux, tenus de visiter, toujours à pied, ces presbytères de fond de diocèse, au grand dam de l’ourlet de leur soutane ?
Vous avez dit « archaïsme » ?
13Le français a attendu le milieu du XVIe siècle et Chapelain, auteur mineur de la Préciosité, pour parler d’archaïsme.
14L’archaïsme désigne l’imitation des Anciens, choix délibéré d’auteurs, à toute époque, pour modeler un style décalé, hors des modes langagières, jugées éphémères. Cultivé chez Rabelais, Montaigne ou La Fontaine, comiquement stigmatisé chez Molière, artificiel chez certains poètes du XIXe siècle ou prosateurs plus récents, l’archaïsme cherchera à préserver une pureté en déshérence, faisant pièce au néologisme, même s’ils visent tous deux à surprendre, décontenancer.
15Mais l’archaïsme revendique surtout un autre comportement, se démarquer du troupeau. « Odi profanum vulgus et arceo », dit le poète latin Horace (65-8), « Je hais le profane vulgaire et le tiens à distance ». Comment s’en protéger, sinon en se plaçant hors de sa portée, langagière, culturelle, érudite ? Jugeant que le bagage linguistique et conceptuel de l’individu médiocre se limite au strict présent d’un espace sans référence historique, on se régalera de mots anciens, de tournures pleines d’afféterie, au risque du pédantisme, voire de l’obscurité du propos.
16Mais, sans prétendre camper sur des fortins antiquisants de la langue, lui refusant ainsi toute avancée novatrice, il ne serait pas vain de s’offrir la visite amusée de quelques mots d’usage.
17Prenons l’exemple du « négoce », dans son périple étymologique significatif. Les Latins, dans les temps glorieux de la République romaine, se montrèrent laboureurs industrieux et conquérants efficaces – le fameux soldat laboureur – et, par allergie méfiante à l’oisiveté, prônèrent le negotium, au sens propre « le non-loisir », qu’il s’applique au monde politique ou à celui des affaires. Idée et mot furent sans hésitation adoptés par leurs colonies. Négoce et négociants contribuèrent au développement économique, quand les négociations tentaient de maintenir une paix propice à l’enrichissement de tous. De là à négocier un virage, une augmentation de salaire, les indemnités d’un licenciement qui ramène paradoxalement à l’oisiveté forcée ?
18On sait que chaque époque voit l’éclosion salutaire d’un vocabulaire qui réponde à l’émergence de besoins nouveaux dans les domaines de la science, de la réflexion sociale, esthétique et politique. Autant de néologismes qui viennent, au gré de leur utilité reconnue, grossir le flot véhiculaire de la langue, comme témoins des manières de vivre, sentir et appréhender le monde contemporain. Loin d’être en contradiction, cette démarche néologique enrichit le matériau langagier et conceptuel. À la condition évidente qu’elle n’entre pas en conflit stérile, spécieux ou amphigourique avec un matériel verbal à l’efficacité avérée. À condition aussi que le mot archaïque ne devienne pas le maître-mot de la condescendance, voire du rejet, à l’encontre de ce qui ne conforterait pas le modernisme à tout crin, même au risque de la simplification réductrice. On peut lire dans Les nouveaux bien-pensants (M. Maffesoli, H. Strohl, éd. du Moment, 2014) : « La pensée authentiquement en phase avec son époque […] est enracinée dans la vie courante. En ce sens, elle doit, parfois, penser contre elle-même. C’est ainsi qu’elle peut éviter l’abstraction, la sophistication inutile, et être concrète ». Où commence la réduction ?…
Archaïques, la République et la Démocratie ?
19Certains, comme Roger-Pol Droit, redonnent à l’archaïsme son blason d’ancienneté respectable : « Sans doute est-ce la question politique la plus archaïque qui soit. Archaïque ne signifie nullement périmé ou obsolète… » (L’Ukraine et la question du territoire, Les Echos, 18 avril 2014). Bien rares cependant, face aux détracteurs d’une désuétude supposée, d’un archaïsme épouvantail, que brandit un simplisme médiatique en mal d’efficacité provocatrice. À titre d’exemple, dans Le Point.fr, le 6 mai 2014, Sergio Coronado, député du parti Europe Écologie Les Verts, affirme : « La garde à vue est un archaïsme de la justice. Elle favorise la paresse intellectuelle, car plutôt que d’enquêter et d’obtenir des preuves objectives, on préfère extorquer des preuves aux suspects. » Ou encore, le sociologue Michel Maffesoli, déjà cité, formule cette assertion sibylline (Slate.fr, 9 mai 2014) : « La postmodernité, c’est les tribus plus Internet. C’est une synthèse d’archaïsme et de développement technologique. ». C’est le même qui ajoute : « On ne sait plus dire les mots pertinents. On reste sur nos vieux mots des XVIIIe et XIXe siècles : “République”, “contrat social”, “citoyen”, “démocratie”, c’est amusant de voir comment dans tous les discours on emploie tous ces mots à tire-larigot. Les ethnologues le montrent d’ailleurs : l’incantation dans les tribus primitives, c’est le fait de chanter des trucs dont on n’est pas convaincu. Ça ne marche plus, mais on le dit, on le dit, on le dit. Et là c’est frappant d’entendre ces mots : “république”, “république”, “république”, “démocratie”, “démocratie”, “démocratie”, mais ce sont des incantations qui ne correspondent plus vraiment à ce qui est vécu. » Trucs archaïques, la République et la Démocratie ? On appréciera…
20Voici donc ouverte la chasse à l’archaïsme ! Certes, mais ce sont les maîtres à penser et à dire autoproclamés qui décident unilatéralement de ce qui en relève ou non, et pour des motivations parfois sujettes à caution !
21Plus grave est l’étiolement alarmant de la langue, qui vide de sa substance, faute de mots pour la dire, une pensée déjà étique. Et on se prend à rêver d’un retour pertinent à la saveur étymologique de mots, devenus des outils d’autant plus érodés de la langue, politique entre autres, qu’ils sont employés à toutes sauces par n’importe qui. Ne court-on pas le risque de leur banalisation dangereusement consensuelle, de leur récupération abusive et d’une déperdition de la réflexion, par la perte fatale des nuances qui la formuleraient ?
22Et s’il doit s’opérer une ascèse, amaigrissement en grec, vive celle qui induit un salutaire nettoyage des gadgets superflus et autres passe-partout de la « communication », des grands mots pour la vacuité des idées.
23Très épicurienne, une telle démarche ! Archaïque, oh oui !