Notes
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Colloque de Caen (11-13 novembre 1966), présidé par Lichnerowicz, le père des trop fameuses mathématiques modernes, il a marqué le lancement de toute une série de réformes de « modernisation du système éducatif », y compris de celle instaurant une première forme d’« autonomie des Universités ». Le tout visant bien sûr à les « adapter au monde moderne », conformément à la notion si poétique de « capital humain ».
Le Colloque d’Amiens (mars 1968) a formalisé et institué la baisse des horaires, l’interdisciplinarité et les « activités d’éveil ». Note de la rédaction.
« La meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage. »
« Une définition de mots est indispensable non pas au commencement, mais avant le commencement, pour le commencement de toute étude, au seuil de toute science (…). »
« Sans doute, les mots ne sont pas tout le langage, mais ils en sont de bonnes parties constitutives et l’on ne sait pas dans quel idiome on parle aussi longtemps qu’on n’a pas commencé par définir les mots principaux dont on se sert. »
« Comme ce sont des mots qui conservent les idées et les transmettent, il en résulte qu’on ne peut perfectionner le langage sans perfectionner la science, ni la science sans le langage.»
La pédagogie ou la négation d’elle-même
1La question n’est hélas que rhétorique ; le flottement, trop rarement assumé par ce qu’il faut bien appeler une pédagogie d’État, ne fait qu’obscurcir le débat. Comme le montre J.-C. Milner dans son analyse lucide de la crise scolaire (De l’École, 1984), ici prévaut un tout autre sens du mot pédagogie : la manière d’enseigner déliée des savoirs à transmettre. Désormais pourvue depuis 1967 (entre le colloque de Caen et celui d’Amiens) [1] d’une section à part à l’Université (la 70e du Conseil national des universités), les sciences de l’éducation s’affranchissent du support disciplinaire jusqu’à lui contester sa suprématie, voire lui dénier le droit à l’existence. On parle alors d’interdisciplinarité ou de transversalité : l’apprentissage de la langue se fait désormais urbi et orbi (en cours de maths, de sport, voire en atelier d’éducation à la santé) et c’est pour cette raison que les horaires de français ont été diminués de manière drastique depuis plus de quarante ans. De même, on mêlera volontiers différents types d’éducation, par exemple la musicale et la physique et sportive : deux enseignants de collège réunissent leur classe sur un même créneau horaire pour un projet autour du cirque.
2Mais si le truisme est ainsi poussé jusqu’à l’absurde, c’est bien par haine du savoir encyclopédique. Ainsi, toujours au collège, on proscrira tout enseignement suivi de l’histoire de la musique, décrété inutile, au profit d’un zapping où les œuvres patrimoniales subsistantes sont soigneusement extraites de leur contexte pour n’en retenir que des aspects formels au sein de thématiques artificielles (par exemple : la musique et les oiseaux) ; de même, l’on bannira tout enseignement structuré de la technique musicale. Il s’agit de ne pas infliger de violence symbolique aux jeunes et de s’adapter aux évolutions de la société contemporaine ; mais à travers ces injonctions se dévoile la rencontre entre la vulgate bourdieusienne et l’utilitarisme d’ex-jouisseurs sans entrave opportunément convertis à l’esprit d’entreprise à l’orée de la décennie 1980 – d’où le culte du travail d’équipe évoqué supra. Apprenons à apprendre : le savoir ne vaut pas tant pour lui-même que pour son utilité dans la vraie vie ou, mieux, dans la société de la connaissance. À chacun de construire son capital de compétences monnayables sur des terrains de jeu aussi divers, selon les publics visés, que la bourse, la start-up… ou le job précaire !
Une religion du progrès
3Le pendant de la tendance autoréférentielle d’une pédagogie devenue métadiscours est donc l’innovation ou créativité, promue au rang de mantra par les élites au moins depuis le rapport Minc-Nora de 1979 ; à cet égard, la récente technophilie béate d’un Michel Serres (Petite Poucette, 2012) ou, plus modestement, de tel membre des Cercles de recherche et d’action pédagogiques (CRAP) - Cahiers Pédagogiques apparaît comme une réplique (pour ne pas dire un éternel ressassement) de ces rêveries technocratiques. Cette innovance-là est vieille de trente-cinq ans, mais qu’importe : le pédagogue se doit de bouger à tout prix et le gestionnaire de réformer à tout va, sans se soucier des causes et effets dudit changement. Une pédagogie interactive (ou, mieux, connectée) est dite supérieure à la frontale du simple fait qu’elle innove, comme si le dialogue élève-professeur constituait une nouveauté. La prolifération de ce sabir ne saurait toutefois masquer une révolution copernicienne : de concepteur, le professeur se fait technicien et exécutant ; de praticien et d’intellectuel, le pédagogue se transforme quant à lui en prescripteur extérieur, en d’autres termes en expert. C’est alors qu’intervient en aval la redoutable évaluation du professeur, officialisant un dévouement obligatoire et qui ne s’achète pas. Mais le pédagogue n’est que le maître d’œuvre (et non pas d’ouvrage) du temps éducatif : comme l’illustrent les exemples des rythmes scolaires ou de l’enseignement dispensé dans les conservatoires de musique, tous deux pilotés au niveau local (le nec plus ultra d’une gestion efficiente et le point d’horizon de toute politique publique !). C’est alors l’élu-gestionnaire qui mène la danse, ce qui ne manque pas de ramener la question politique au centre du débat.
Pédagogues vs républicains ?
4On ne saurait donc réduire à une querelle interne à la profession le sempiternel conflit ayant opposé, dès la Révolution française, les partisans d’une instruction publique (Condorcet) émancipant l’individu par le savoir aux tenants de son intégration effective et affective dans la société existante par le biais de l’éducation nationale (Rabaut Saint-Etienne, Bouquier). On ne saurait pas davantage résumer le triomphe de la pédagogie officielle à celui des idées de l’Éducation Nouvelle, celles-ci ne remettant pas nécessairement en cause l’impératif d’instruction publique ; pour preuve, leur inclusion habile par F. Buisson au sein du dispositif scolaire de la IIIe République. Mais si nos pédagogues se réclament tous de la République, ils s’appliquent à en défendre les valeurs plutôt que les principes : plus encore que 68, affleure ici l’atavisme chrétien de cette deuxième gauche que l’on a dite américaine et qui s’est largement diffusé depuis, par-delà les clivages. Ainsi, à l’heure où la téléréalité ou le football-business constituent la référence ultime pour des millions de jeunes de tous milieux, et où ce constat, posé comme inéluctable, renvoie toute remise en question à sa nature réactionnaire, existe-t-il seulement une formulation claire et admise par tous de ce que devraient être les objectifs fondamentaux de l’enseignement ?
Culturel ou cultivé ?
5Encore faut-il définir ce qu’on entend par culture. En France, les années Lang ont vu l’émergence de la notion de développement culturel et une certaine normalisation par rapport au modèle américain ; si l’on a pu croire à l’explosion de l’offre, à travers notamment la multiplication des festivals de toutes esthétiques, cela n’a pas empêché des esprits grincheux de dénoncer le nivellement par le bas. Mais ce débat traduit une fois de plus un impensé. Entend-on la culture dans son sens strictement anthropologique (est culturel tout ce qui relève du fait social) ou, au contraire, s’appuie-t-on sur la tradition philosophique pour dégager un patrimoine universel de l’humanité, par-delà les particularismes sociaux ou ethniques – d’un côté, tout ce qui distingue les hommes ; de l’autre, ce qui les rassemble ? Il est vrai que les apôtres du tout-culturel se sont bien gardés de poser la question en ces termes, du moins tant que les moyens suivaient, la récente promotion de la culture pour chacun sonnant alors comme l’officialisation d’une démagogie cheap, crise oblige. Et si l’on a pu faire croire aux parents que le fait, pour un élève pianiste, de travailler un Prélude de Bach ou, indifféremment, un tube de J.-J. Goldman, relevait d’un même élan de progrès dûment matérialisé par la Fête de la Musique, les décennies suivantes ont vu la soumission de pans entiers des jeunes générations à un entertainment trop souvent abrutissant, quand ce n’est pas à des phénomènes communautaires sources de désocialisation et de violence – mais d’aucuns persistent à considérer, au contraire, que ces recettes n’ont échoué que faute d’avoir été suffisamment appliquées.
Réhabiliter le politique
6Qu’on le veuille ou non, le débat pédagogique appelle en dernier recours une réflexion politique. Ceux qui avaient pour but, il y a bientôt un demi-siècle, de « changer l’école pour changer la société » ont réussi au-delà de toute espérance – mais à quel prix ? Si le pays perd ses forces vives, ce n’est pas tant par la faute de quelque fatum économique que par la substitution de ce dernier à toute politique, cette dernière se réduisant alors à une causerie… pédagogique qui n’est que pure communication. La recherche de l’intérêt général a ainsi cédé sa place aux lobbies et aux individualismes alors qu’une classe politique professionnalisée s’emploie à défendre avant tout ses propres intérêts, tout en masquant ses échecs par le ciblage de publics et la suspicion à l’adresse de toute critique, accusée de faire le jeu des corporatismes et de cultiver les blocages face à des reculs sociaux non assumés.
7Mais il est temps de discerner les priorités : pour la France, le salut passe par une confiance nouvelle aux choses de l’esprit et une ré-humanisation du discours public, comprenant une (cette fois) authentique refondation de l’école et une réhabilitation des humanités. Et rien n’est perdu, car « s’il fallait renoncer à toutes les valeurs de l’homme et du monde à mesure que les politiciens s’en emparent et entreprennent de les exploiter, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus rien ». (C. Péguy, Pensées, Paris, Gallimard, 1934, p.60).
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Colloque de Caen (11-13 novembre 1966), présidé par Lichnerowicz, le père des trop fameuses mathématiques modernes, il a marqué le lancement de toute une série de réformes de « modernisation du système éducatif », y compris de celle instaurant une première forme d’« autonomie des Universités ». Le tout visant bien sûr à les « adapter au monde moderne », conformément à la notion si poétique de « capital humain ».
Le Colloque d’Amiens (mars 1968) a formalisé et institué la baisse des horaires, l’interdisciplinarité et les « activités d’éveil ». Note de la rédaction.