Humanisme 2014/3 N° 304

Couverture de HUMA_304

Article de revue

Une société sans risque

Pages 59 à 66

Notes

  • [1]
    Les règles législatives sont regroupées dans différents codes : il en existe près de 70.
  • [2]
    International Standard Organisation. Les normes les plus utilisées dans le monde sont la norme ISO 9001 pour le management de qualité de toute entreprise quelle que soit sa taille ou son activité et la norme ISO 14002 pour le management environnemental.

1La communauté scientifique distingue les deux notions de risque et de danger. Le danger, c’est la source potentielle d’un dommage. Par exemple la poudre d’amiante peut entraîner le cancer de la plèvre, faire du ski, une fracture de la jambe, habiter Tokyo où Nice, être victime d’un tremblement de terre. Le plus grand des dangers est la catastrophe qui peut impliquer des millions de personnes – voire l’humanité entière – comme la guerre atomique, obsession des années 50, les gaz à effet de serre, obsession des années 2000, ou la collision d’un gros astéroïde avec la terre qui ne fait pas partie de nos préoccupations. Le risque est la probabilité qu’une personne ou des biens subissent un préjudice en cas d’exposition à un danger. Si je fume j’ai douze fois plus de chances d’être atteint d’un cancer du poumon que si je ne fume pas ; si j’habite Tokyo la probabilité de subir un séisme de magnitude 7 est de 70% d’ici 2017 d’après les chercheurs japonais alors qu’en Bretagne elle est nulle.

2Si cette distinction est importante pour les services chargés d’évaluer les risques de danger, les deux termes sont fréquemment confondus, y compris dans les dictionnaires. Ici, nous les rendrons synonymes …

3Nous sommes tous les jours confrontés à des risques accidentels : risques domestiques, risques de la circulation, risques d’attentat terroriste, risques d’être contaminé par une maladie contagieuse bénigne ou une maladie nosocomiale à l’hôpital, risque d’être braqué, de manger une nourriture toxique ; pour nos petits enfants : risque d’être sur le chemin d’un pédophile ou d’être entraînés sur le chemin de l’addiction aux drogues. Mais nous sommes également en danger de progrès : les OGM – le mal absolu –, les pesticides dans les fruits et légumes, les métaux lourds dans les poissons et les antibiotiques dans la viande, les particules fines dans l’air que nous respirons, les algues vertes asphyxiant les promeneurs insouciants le long des plages, les ondes électromagnétiques des antennes relais. Cela s’appelle malbouffe, réchauffement climatique forcément d’origine anthropique, trou dans la couche d’ozone, etc.

4Dans les années 70, le sociologue américain Paul Slovic a proposé d’ordonner les risques, après une vaste enquête auprès du grand public et auprès d’experts. L’enquête auprès du public (voir encadré) montre la diversité d’appréhension des risques, et leur hiérarchisation dans la conscience des personnes. Les réponses à ce questionnaire montrent que le public réagit intuitivement et non rationnellement. À l’inverse, les experts ont tendance à examiner les faits, à appréhender les dangers en fonction des probabilités de risque. Par exemple, ils dégradent le risque de l’énergie nucléaire par rapport au public, ils augmentent le risque de l’accident de circulation automobile, du tabac, de l’alcool, ils ont une propension à examiner le rapport coût bénéfice d’un risque plutôt qu’à le supprimer.

5Notre ignorance de sujets très complexes qui demandent des connaissances théoriques, nous amène à exprimer des croyances, plutôt que des faits que par ailleurs nous serions incapables de trier et d’analyser. À défaut de lire des articles scientifiques écrits par des chercheurs, faute de temps et de connaissances, nous lisons les articles de vulgarisation écrits par les journalistes dont l’orientation nous convient. Nous sommes ainsi assurés d’avoir une interprétation de l’information conforme à nos valeurs, avec une opinion prédigérée permettant de savoir ce qu’il faut souhaiter et ce qu’il faut rejeter.

L’émergence du conflit d’intérêt idéologique

6Pour le responsable politique chargé d’arbitrer, les décisions suivent rarement l’opinion des experts lorsque le risque sociologique existe.

7Pour compliquer la question, les scientifiques sont rarement unanimes, c’est pour cette raison qu’ils travaillent en commission. Les désaccords sur des sujets controversés ont des bases diverses, pas toujours objectives. Les « minoritaires » n’hésitent pas à communiquer leurs conceptions dans les médias, ajoutant du trouble dans le public.

8Prenons – à titre d’exemple – la consommation de la viande bovine… Sur l’utilisation des hormones, la Food and Drink Administration, puissante agence fédérale américaine n’a pas la même approche que l’agence européenne : l’une l’autorise, l’autre non. Depuis plus de vingt ans, les Européens et particulièrement les Français, s’efforcent de prouver par des essais coûteux, qu’il subsiste dans la viande des résidus dangereux pouvant entraîner des cancers. À ce jour, aucune démonstration n’ayant pu être apportée, l’OMC a, légitimement, condamné l’Europe à verser aux États-Unis et au Canada des sommes importantes pour entrave non justifiée au commerce.

9Inversement la FDA interdit la consommation (et l’importation) de fromages au lait cru venant de France, qui comporte le risque de contamination bactérienne. Ce risque, bien que très rare, a été avéré : il est donc justifié aux yeux de l’OMC. Les autorités européennes n’ont pas le sentiment de prendre des risques exagérés, pas davantage que les consommateurs : les défenseurs des traditions culinaires négligent toujours le risque sanitaire.

10Dans l’appréciation du risque, la décision politique est fonction de la force des lobbies ! Dans celui de la viande, ce fut la victoire en Europe du lobby des consommateurs sur celui des producteurs ; dans celui des fromages au lait cru, la victoire est revenue en Europe du lobby des producteurs sur celui des consommateurs, car, d’un point de vue réglementaire les produits au lait cru devraient être interdits. En Amérique du nord, les décisions politiques ont été inverses.

11Les pouvoirs publics se comportent souvent de manière démagogique et réagissent à chaud en mettant en œuvre des stratégies déraisonnablement coûteuses au regard du risque réel. En témoignent certaines affaires, par exemple le désamiantage de la fac de sciences Jussieu et celui rocambolesque du porte-avi-on Clemenceau qui aura navigué de 2003 à 2009 entre l’Inde la Turquie et la Grande Bretagne avant d’être démantelé. Ne jamais transiger avec le risque zéro, peut importe le coût, peu importe si d’autres valeurs en pâtissent tel semble être aujourd’hui l’état d’esprit de la majorité des français, si l’on en croit les sondages.

12Autre source de divergence entre experts : les conflits d’intérêt… Un universitaire, chercheur compétent qui travaille contractuellement avec une firme industrielle, ce qui est pratiquement obligatoire en cette période de restriction budgétaire, est toujours suspecté de donner des avis biaisés sur les risques d’une technique ou un produit de cette entreprise. Même si cette collaboration1 est ancienne elle est mise en avant par ses adversaires et ses avis sont dévalorisés dans la presse. Par contre la parole du militant d’un syndicat corporatiste, d’un parti politique extrémiste, d’une ONG radicale est rarement mise en cause ; le militantisme n’est pas considéré comme une source de conflit d’intérêt par les organismes de contrôle, l’expert étant censé laisser par miracle ses opinions au vestiaire dans son laboratoire ou son service surtout lorsqu’il rédige la partie discussion et conclusions des avis rendus.

Porcelet avec des membres supplémentaires atrophiés. Musée Tchernobyl de Kiev.

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Porcelet avec des membres supplémentaires atrophiés. Musée Tchernobyl de Kiev.

13Pourtant, le militantisme actif est la source d’un conflit d’intérêt potentiel, autant que la rémunération. Il est vrai que sa déclaration serait plus inquisitoriale et liberticide que celle du conflit de type financier. Cependant, ce sujet commence à être débattu intensément dans les milieux scientifiques notamment ceux qui s’occupent d’écologie. Cela prend le nom de « conflit d’intérêt idéologique ».

14Dans toute production de biens ou de services il existe des risques : accidents du travail, risques d’erreur humaine, de défaillance de machine, risques de pollution, etc. La production est encadrée par une multitude de textes : les lois [1], les circulaires ministérielles, et les normes dont en France nous sommes particulièrement friands. Dans tout groupe industriel suffisamment important il existe un service juridique ayant pour rôle de vérifier que toute action même la plus minime n’est pas interdite. Il faut également un service d’information avec des documentalistes qui s’occupent de l’alerte juridique en épluchant tous les jours le journal officiel. Il existe en plus un service qualité, qui, chaque année prend plus d’importance, pour rédiger des procédures à suivre à la lettre pour obtenir et conserver lors d’audit par des sociétés de certification externes les fameuses normes ISO [2].

S’affranchir des risques

15Devant l’impossibilité de limiter tous les risques, un producteur a l’option de contracter une assurance prévoyant l’indemnisation du dommage causé. L’assurance est une vieille histoire qui commence il y a 4000 ans avec les marchands de Babylone. Puis la première compagnie d’assurance est crée à Venise en 1063 pour garantir contre les aléa des expéditions lointaines. Puis ce sont les assurances habitation contre le risque incendie au XVIIe siècle, l’assurance vie, l’assurance chômage à la fin XIXe siècle, etc. Aujourd’hui l’assurance des personnes physiques ou morales peut couvrir tous les risques identifiables ; reste à couvrir ceux qui ne le sont pas. Il s’agit dans ce cas d’indemniser des risques d’une échelle telle que l’assurance classique ne peut y suffire, et dont il serait injuste de ne pas partager la charge. On fait donc appel à la justice, aux partenaires sociaux, aux assurances, à la solidarité nationale ou internationale, sans exclure la recherche de la responsabilité et de la faute.

16Le sentiment selon lequel tout dommage doit être imputé à une personne privée ou publique et doit ouvrir à une indemnisation se généralise par contagion du droit américain incluant la fameuse class action qu’il est question d’inscrire dans le droit français. Des associations de victimes se regroupent sous l’impulsion d’avocats pour attaquer les industriels ou l’administration. Groupes pharmaceutiques, fabricants de voitures, d’avions, compagnie de téléphone pour les antennes relais, EDF pour les lignes à haute tension, et même l’État dans des cas aussi divers que les inondations catastrophiques ou intoxications pharmaceutiques sont visés, au prétexte que le préambule de la Constitution indique : « La nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les français devant les charges qui résultent des calamités nationales. »

La hiérarchie des risques

  • La possibilité d’une catastrophe avec un grand nombre de victimes est plus alarmante, qu’un petit nombre dispersé dans le temps et dans l’espace.
  • Si le risque concerne les enfants il est considéré comme plus dangereux.
  • Si le risque fait peur par ses manifestations il est davantage pris en compte – on l’a vu dans l’affaire de l’encéphalite spongiforme.
  • On se soucie moins d’un risque que l’on peut contrôler que de celui ou l’on est totalement dépendant (avion et voiture).
  • Si les organisations en cause ne sont pas crédibles, le risque est augmenté.
  • Si les médias s’emparent du sujet le risque est augmenté.
  • Si le bénéfice d’une action n’est pas clairement expliquée le risque augmente.
  • Les risques entraînés par l’activité humaine semblent plus dangereux que les risques naturels.
  • Si on ne choisit pas de prendre un risque et qu’on l’impose il semble plus important.
  • Les risques nouveaux sont davantage pris en compte que les risques anciens.
Les risques qui combinent plusieurs ou la totalité de ces items sont particulièrement développés dans les médias.

17Des batailles juridiques opposant consommateurs lésés et industriels impliquent des dizaines d’avocats et d’experts pendant des années sur des sujets extrêmement difficiles à juger. Ce fut le cas du sang contaminé par le VIH où plusieurs responsables politiques bénéficièrent d’un non-lieu, mais pas le directeur du Centre national de transfusion sanguine. C’est le cas des groupes pharmaceutiques. Les molécules qui traitent contre une affection peuvent avoir des effets secondaires mal signalés ou inconnus lors de l’autorisation de mise sur le marché. Ces effets secondaires sont d’autant plus importants lorsque les indications ou les posologies n’étaient pas respectées par les prescripteurs. à présent ce sont des vaccins qui sont la cible d’avocats entreprenants pour des troubles concomitants à la prise vaccinale, mais qui pourraient-être des effets secondaires de l’injection.

18Les défenseurs du risque zéro recensent et combattent les risques potentiels de ce qui existe. En outre, ils s’organisent en lobby pour interdire la recherche scientifique sur des sujets pleins de promesse. Hier la recherche sur l’atome de Superphenix ; aujourd’hui les recherches en biotechnologies notamment les organismes génétiquement modifiés, en techniques médicales sur les cellules souche embryonnaires ; demain ce sera le tour des nanotechnologies.

19Le pouvoir des ONG écologiques dures, militants de la deep ecology, richement dotées et relayées par les médias, est proprement effrayant comme le fut l’Inquisition en son temps. Certes les victimes ne brûlent pas sur les bûchers, mais ils sont diffamés sans espoir de défense, tant les accusateurs semblent honnêtes et désintéressés et les accusés uniquement préoccupés par le profit maximum et la dissimulation. Ces nouveaux Torquemada n’invoquent pas les droits de l’homme, mais les droits de la terre personnalisée en Gaïa, le respect de tous les êtres vivants dont l’homme ne serait que la pire des espèces. La philosophie humaniste qui mettait l’homme au centre de tout, est pour eux la source du mal parce qu’anthropocentrique. Ils se revendiquent antispécistes, ils détestent l’humanité pour ce qu’elle est devenue et annoncent avec une foi morbide l’apocalypse pour demain si nous poursuivons dans la voie du progrès.

20Notre société refuse la fatalité et elle montre une exigence croissante de sécurité, et recherche une élimination des risques qui se manifeste quotidiennement dans les médias et sur internet. Alors que certains pensent que le risque est opportunité, champ de possibilités où il faut s’aventurer pour vivre entreprendre réussir, dans notre vieille France, le risque est devenu intolérable. Il faudrait l’éviter par tous les moyens : d’où le principe de précaution que nous sommes les seuls à avoir dans notre Constitution.

21Pour ceux qui osent encore prendre des risques, la recherche en responsabilité d’une faute est l’épée de Damoclès qui intimide les initiatives de recherche, de commercialisation, et d’utilisation de nouveaux produits. Mais cette société sans risque, souhaitée par une majorité, est une société frileuse et sclérosée. Les progrès qui ont fait notre richesse et notre bien-être au cours des deux derniers siècles sont remis en cause par nombre de contemporains, adeptes de l’idéologie de la sécurité. Ils ont réussi à convaincre une partie de la société que le progrès scientifique et technique est contraire au progrès social et moral.

22Les francs-maçons qui considèrent que l’amélioration matérielle de l’humanité accompagne le progrès social, doivent ouvrir le débat sur ce qui est devient une dérive de notre société : l’opposition entre le risque et le progrès scientifique et technique.

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Notes

  • [1]
    Les règles législatives sont regroupées dans différents codes : il en existe près de 70.
  • [2]
    International Standard Organisation. Les normes les plus utilisées dans le monde sont la norme ISO 9001 pour le management de qualité de toute entreprise quelle que soit sa taille ou son activité et la norme ISO 14002 pour le management environnemental.
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