Notes
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La crise de l’intelligence, InterEditions, 1995
1Dans cet univers, la plupart des conflits humains entre soignants et médecins, médecins et gestionnaires, acteurs de terrain et régulateurs, voire entre représentants des professionnels de santé et des patients, sont le résultat de la dégradation d’une valeur dont la qualité humaniste ne soutient plus la rigueur. Les différences bien difficiles à dépasser entre le langage scientifique et médical, les attentes des patients, la gestion du temps et des risques des uns et des autres, la pratique dans des milliers d’établissements de milliers d’actes et de gestes quotidiens, mesurés et incommensurables, peuvent susciter bien des tensions.
2Tous les jours en moyenne dans notre pays, un ensemble de 1 600 hôpitaux et cliniques aide à naître 2 000 enfants, prend en charge 50 000 personnes en urgence et procède à 20 000 interventions chirurgicales dont la moitié en ambulatoire. Quelle est la valeur de toutes ces activités, auxquelles il faut ajouter la santé mentale et la réadaptation ?
3Chaque fois, pour chacune de ces personnes, les professionnels peuvent être confrontés à l’extrême gravité, à l’incertitude diagnostique, à l’échec thérapeutique.
4Nous savons tous qu’il n’y a rien de plus important que la santé et que notre pays obtient des résultats honorables.
5Depuis bientôt soixante-dix ans, l’Assurance maladie obligatoire finance de manière solidaire la prise en charge de l’accident, de la maladie, de la détresse physique ou mentale de chacun.
6Au moment où l’Organisation Internationale du Travail rappelle que 27% seulement des humains disposent d’une protection sociale complète, il est souhaitable que l’on mesure à quel point la Sécurité sociale est une construction politique, économique et sociale de première importance que tous, citoyens, professionnels, industriels, responsables politiques doivent respecter. Critiques et améliorations doivent respecter une telle histoire dont nous bénéficions tous.
7Dans cet ensemble, l’hospitalisation privée a sa place. Simplement, adopter ici des modes de management qui satisfont les croyances de ministres du moment, là penser que l’on pourra « joindre les deux bouts » en concédant à un étranger fortuné venu se faire opérer en France le droit de « louer » pour sa suite personnelle neuf chambres d’un hôpital universitaire et d’y commander des aménagements ponctuels, pour enfin discourir sur la noblesse du service public hospitalier semble manquer de cohérence.
8Loi du 31 décembre 1970, modifiée dix-sept fois depuis sa promulgation ; loi du 31 juillet 1991 ; ordonnance du 24 avril 1996 ; loi du 21 juillet 2009 ; future loi de santé ; décret du 11 août 1983 mettant en œuvre la dotation globale de financement et loi du 18 décembre 2003 de financement de la Sécurité sociale pour 2004 instaurant la tarification à l’activité, le système qui privilégie les recettes et les résultats financiers, peut-on dire que le monde hospitalier a manqué de réformes ?
9Ces réformes représentent des milliers de pages relevant de l’ordre législatif et réglementaire et s’imposent donc à tous.
10On peut être tenté de penser à cette observation de Michel Crozier : « J’ai toujours trouvé scandaleux que des gouvernants osent déclarer que la société est responsable de l’impossibilité d’effectuer les réformes pourtant indispensables et de l’échec de celles qu’à force d’énergie ils ont réussi à leur imposer. Eux savent, ils ont les bonnes solutions, mais ils ne peuvent pas les appliquer parce que la société est accablée de rigidités et que les citoyens renâclent à tout changement (…) cette société que l’on entend réformer bouge toute seule [1] ».
11Effectivement, les hospitaliers publics et privés, plus d’un million de professionnels, assument les évolutions techniques quotidiennes, l’extraordinaire explosion des connaissances en biologie humaine. Ils s’attachent à les maîtriser pour en faire bénéficier les patients, sans les mettre en danger. Ne s’agit-il pas d’efforts considérables, sur le terrain, et dont personne ne fait grand cas.
12Pendant ce temps, les institutions semblent s’attacher à la permanence d’un discours négatif et des récits ainsi diffusés : hospitalocentrisme, dégradation, cloisonnement, inadaptation, pilotage insuffisant…
13Avec humour, on pourrait penser que celles et ceux qui s’expriment ainsi, au nom de l’État, font assaut d’autocritique.
14Tel n’est malheureusement pas le cas.
15Bref, celles et ceux qui ensemble s’efforcent de faire face à des milliers de maladies, de maîtriser un savoir médical qui bénéficie de l’apport de la plupart des autres sciences, de manifester une certaine humanité à leurs patients, sont ainsi considérés comme de piètre qualité, à deux exceptions près : lorsqu’il y a inauguration immobilière et à l’occasion d’un prix Nobel de Médecine !
16En revanche, on n’hésitera pas à fixer dans le marbre de la loi des concepts peu testés, des outils mal ficelés, des injonctions au dialogue pour les autres.
17Qu’une politique publique soit toujours supposée influencer les comportements est une chose. Encore faudrait-il qu’elle soit suffisamment éclairée de faits, de réalités vécues et non de représentations ou d’images anecdotiques – le « mandarin », le « pouvoir médical », par exemple. Les hospitaliers sont pleinement conscients de ce qu’ils doivent au financement collectif.
18Ils connaissent aussi – pour en être victimes sous forme de burn-out – les impacts de la désorganisation ou de relations insuffisantes entre les équipes.
19Ainsi que le souligne souvent le Professeur Jean-Paul Escande, si chacun connaît son métier, il ne connaît pas celui de l’autre. Comment dans ces conditions pouvoir prétendre que l’on va discuter, tenter une analyse commune et proposer une synthèse ?
20Tant que les responsables institutionnels n’auront pas acquis le réflexe d’écouter ce que les métiers ont à dire d’eux-mêmes, de leurs pratiques, des contraintes qui s’imposent à eux, des conditions de la réussite, nous irons de réformes en crispations sociales, de déconvenues en ruptures.
21Pour le dire clairement et simplement : avant de commenter, il faut travailler. Et s’agissant du fonctionnement de son propre corps, il y a beaucoup à apprendre. Le B A BA de la médecine, de la santé, du bien-être n’est pas trivial.
22Quant à l’économie hospitalière, il n’est pas heureux que la plupart des propositions faites par des professionnels expérimentés n’aient même pas été entendues. A titre d’exemples, on peut penser au développement massif de l’audit interne ou à la mise en œuvre de techniques innovantes de détection et de réduction des coûts de non-qualité — qui représentent, selon l’Organisation Mondiale de la Santé jusqu’à 40% des ressources allouées à la santé dans les pays développés —. On peut aussi évoquer l’audit des données médicales et comptables à partir desquelles on fabrique les tarifs hospitaliers et de la médecine de ville ou l’évaluation des échelles tarifaires selon les règles en vigueur ailleurs dans le monde.
23Ces propositions et bien d’autres, internes au monde hospitalier ou venant d’experts du monde économique souhaitant contribuer au bien commun que représente l’hôpital, n’ont même pas été admises à l’examen.
24On pourrait allonger la liste. Au total, ce déficit de respect des professionnels de terrain, ce déficit de maîtrise technique, sans même évoquer la faiblesse de l’épistémologie des modèles imposés par quelques-uns, ont de lourdes conséquences sur le fonctionnement quotidien des équipes hospitalières.
25En revanche, que de temps perdu sur les thèmes de l’hôpital-entreprise, du patient devenu client, du médecin ingénieur de production fonctionnant sous le regard de machines informationnelles censées lui montrer la marche à suivre, clôtures dogmatiques imposées avec la complicité de fédérations et d’officines de lobbying !
26Dans ces conditions, n’est-il pas temps de veiller au lien social, à ces relations subtiles entre la centaine de métiers qui, au sein de nos établissements hospitaliers, concourent à cette activité si compliquée : prendre en charge un patient pour améliorer sa situation.
27Même si les résultats épidémiologiques comparés sur une génération sont impressionnants, ne serait-ce qu’en cancérologie et en chirurgie, chaque établissement est fragile. Une seule situation dommageable peut remettre en cause des milliers de décisions et d’activités heureuses pour les patients.
28Il est facile aux médias de ruiner la crédibilité d’un établissement. Nous le savons. Nous en comprenons les ressorts. Ce n’est pas moins injuste.
29Les métiers des soignants, à tout niveau, sont-ils respectés ? Et qu’en est-il de cette notion si spécifique de responsabilité incombant à chaque intervenant dans l’acte de soigner ?
30Hospitaliers, nous sommes conscients des difficultés, pour ne pas écrire des contradictions, entre la puissance de nos stratégies techniques et l’obligation d’éclairer le malade, de tenir compte de ce qu’il sait, de sa psychologie, de ses peurs toujours légitimes.
31Technique et éthique peuvent alors entrer en collision.
32Le malade et le médecin perdent leur nature et subissent le pouvoir absolu de la « machine ». Le malade croit comprendre le danger encouru lors d’une manœuvre qu’on ne peut jamais banaliser mais il transfère sa confiance à l’outil, ce dernier prenant un rôle déterminant capable de tromper celui qui prescrit l’acte comme celui qui a donné son consentement éclairé à le subir.
33L’éthique hospitalière a cela de particulier qu’elle doit s’adapter aux nouveaux savoirs et à la sophistication des techniques, d’une part ; préparer les médecins et les malades, si diversifiés dans nos structures, à envisager le dialogue selon les principes immuables déjà énoncés par Hippocrate, puis agir en associant connaissances et morale, d’autre part.
34On nous accordera qu’il n’est pas indispensable de rajouter un étage pesant de règles qui n’ont rien à voir avec la qualité des pratiques médicales et chirurgicales et qui relèvent de la maximisation des recettes.
35Un système qui encourage le service public hospitalier à multiplier les actes, à privilégier les plus rentables ou, pire, à s’organiser pour transférer ailleurs non pas les patients pour lesquels on ne dispose pas des moyens de les traiter – un transfert à la fois éthique et raisonnable – mais les patients dont on sait – souvent en raison de leur âge et de leurs antécédents médicaux – que la recette de leur séjour ne sera pas à la hauteur de la dépense.
36La comptabilité est chose importante, notamment lorsqu’on utilise des ressources collectives. Encore faut-il qu’elle soit correctement bâtie et que les indicateurs qui en découlent ne fonctionnent pas à contre-culture, en l’occurrence, contre les patients.
37Les maladies et les malades ont changé, nos aînés continuent de vieillir, les risques médico-sociaux et les situations de handicap sont lourds, les traitements mis en œuvre aussi.
38Nous vivons sans doute une période intermédiaire : la pédagogie collective n’a pas encore permis de diffuser une juste appréciation de ce qu’il est possible d’attendre de nos savoirs et de nos ressources techniques. Des démarches de prévention permettant un meilleur équilibre avec la dimension curative de réparation ne sont pas encore à la hauteur des défis posés par les maladies chroniques.
39Pour autant, et nous y insistons, reconnaître la douleur, apprendre et réapprendre à l’alléger, accompagner la fin de vie jusqu’au point de respecter les choix du malade, privilégier sa liberté de choisir ne forment-ils pas les prémices d’une indispensable éthique hospitalière, qui, heureusement, est de plus en plus souvent enseignée ?
40Hippocrate serait satisfait mais sans doute aurait-il modifié le titre de ce modeste article et préféré : de l’éthique à la technique.
Notes
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La crise de l’intelligence, InterEditions, 1995