Humanisme 2014/3 N° 304

Couverture de HUMA_304

Article de revue

La technique : une si désirable dictature

Pages 33 à 36

1Il faut d’abord se souvenir qu’aucune technique n’est neutre. Rappelons la célèbre boutade de Maslow : quand le seul outil dont on dispose est un marteau, on traitera comme un clou tous les éléments sur lesquels on doit agir. Toute technique crée une nouvelle vision du monde, et des rapports humains. L’envoi de satellites dans l’espace a permis de photographier la terre dans son intégralité, et ainsi contribué à transformer l’image que l’Homme a de la planète sur laquelle il vit : de l’immensité qu’affrontait Christophe Colomb on est passé à la conscience de sa petitesse et de ses limites. Dans l’inconscient collectif, la terre autrefois si grande, et « infinie », est maintenant perçue comme petite, et « finie », avec comme conséquence logique le souci de plus en plus partagé, car devenu visible, de la préserver.

2Cette nouvelle vision de la terre a été également renforcée par l’apparition de nouvelles techniques, au premier rang desquelles l’informatique. L’informatisation généralisée, de l’appareil ménager aux satellites, en passant par l’ingénierie médicale ou les enquêtes policières, a modifié en quelques décennies notre rapport à l’espace et au temps. L’espace, parce qu’il est possible maintenant de regarder sur son ordinateur, les images en temps réel, de n’importe où sur terre, voire sur Mars, et via des logiciels spécialisés, de dialoguer avec quelqu’un au bout du monde, tout en le voyant. Le temps, puisque l’informatique offre la possibilité d’acquérir immédiatement le produit dont on a envie. En même temps, se sont améliorées les techniques de déplacement physique : TGV et avions. Le temps du voyage s’est raccourci, voire est nié : l’ordinateur portable permet de transformer le train ou l’avion en bureau, ou en cinéma, voire en table de jeux.

3Ce qui amène a une autre caractéristique de la technique dans le monde contemporain, ce qui explique d’ailleurs sa popularité : elle facilite la vie. En effet, la technique prend en charge de plus en plus de tâches, soit parce qu’elles sont peu passionnantes à exécuter parce que répétitives, difficiles, ou parce que la technique ne commet pas d’erreur, contrairement à l’humain. De plus, la mise en œuvre de ces techniques est de plus en plus simplifiée, donc accessible au plus grand nombre : les icônes sur les smart-phones sont directement compréhensibles. Le « temps libre » prend donc une place prépondérante dans la vie des Occidentaux, occupé à nouveau par la technique : téléphone, mp3/4… La technique aide même à résoudre les contradictions morales de l’Occidental contemporain : l’ordinateur de bord de ma voiture « optimise » ma consommation de carburant, me permettant de lier mon plaisir de me déplacer à ma guise au sentiment de ne pas trop polluer la planète. Mon plaisir en toute bonne conscience, autrement dit.

4La « perfection » technique – zéro erreur – fait ressortir l’« imperfection » humaine : l’humain se fatigue, se trompe, fait grève, éventuellement sabote, alors que la machine travaille vingtquatre heures sur vingt-quatre. Toutes ces raisons expliquent l’invasion de la technique pratiquement dans tous les domaines de la vie humaine sous la forme d’aide aux activités humaines, par exemple radars montés sur les automobiles, GPS, examens médicaux qui traduisent en chiffres – incontestables – la présence d’une anomalie chez le malade, etc.

5Tout cela n’est pas sans conséquences. La notion de vie privée disparaît inexorablement : suivi des déplacements par les cartes bleues, les bornes téléphoniques, etc., suivi, et même anticipation des goûts des consommateurs de la part de nombreux sites commerciaux sur internet qui proposent des produits « susceptibles de vous intéresser ». Bref, nous sacrifions nos libertés les plus fondamentales sur l’autel de la facilité. Nous confions à notre smartphone toute notre vie personnelle : contacts, photos… Nous le caressons, faisant de cet objet – pour ne pas dire ustensile – un « doudou électronique », à l’écran décoré d’icônes rappelant furieusement le tableau d’éveil d’un enfant de deux ans. Cette infantilisation se retrouve également dans l’assouvissement immédiat des désirs : un clic, et la chanson que je veux avoir dans mon mp3 est téléchargée, même s’il est deux heures du matin, car il est maintenant insupportable d’attendre, attitude typique de l’enfant en bas âge. Nous sommes entrés dans l’ère du « totalitarisme radieux », pour reprendre l’expression du philosophe Roger-Paul Droit.

6La notion de l’imperfection de l’Homme favorise le surgissement des techniques destinées à l’ « améliorer » : coaching, chirurgie esthétique, régimes amaigrissants, etc. ainsi que l’émergence de la croyance en des données « objectives », ce qui favorise le phénomène bien connu de la mathématisation du monde. Par ailleurs, cette imperfection explique également la vision que l’Occident a du handicap perçu comme un manque – d’où la multiplication des techniques compensatrices – et la mort, comprise comme un échec qu’il faut ignorer au maximum. À cet égard, il est révélateur qu’à Paris, le funérarium soit situé sous le boulevard périphérique, non-espace par excellence, où se retrouve tout ce que la société contemporaine ne veut pas voir (SDFs, ferrailles en tout genre…).

7En effet, l’omniprésence de la technique amplifie la suprématie du visible comme vecteur d’information en général dans le monde. Cette suprématie est telle que même les sociétés iconoclastes utilisent les images : on a vu cette photo montrant des talibans détruisant des bobines de films avec un taliban filmant la scène.

Projet de voiture sans conducteur

figure im1

Projet de voiture sans conducteur

La technique facilite notre vie. Mais le prix à payer est le sacrifice de nos liberés fondamentales, telle la protection de nos vies privées.

8Qu’est-ce qui montre la destruction des images ? Une image ! En Occident, le visible a toujours été associé au vrai : Pasteur découvre l’existence de l’agent pathogène en observant à travers un microscope. Et cette phrase est révélatrice de la place du visible dans notre civilisation : elle est saturée de mots qui y font référence. Nous sommes maintenant rentrés dans une civilisation d’écrans, sur lesquels on montre et on voit. Là aussi, les conséquences sont considérables : les métiers du visible – acteur, mannequin, présentateur TV sont valorisés – au contraire des métiers, justement dénommés « obscurs » sont dévalués, et ne trouvent personne pour les exercer.

9Ce même mouvement explique l’esthétisation du monde. Le design rend la technique « belle » ; seuls les « beaux » animaux intéressent les amis de la nature qui fondent des associations de protection, et le succès des livres de Yann Arthus-Bertrand repose sur la vision esthétisante qu’il a de la Terre « qui est si belle ». Cette suprématie du visible a une autre conséquence : ce qu’on ne voit pas n’existe pas. J’y faisais allusion ci-dessus en évoquant le funérarium de Paris, mais cela s’applique également aux vivants. Les conditions de fabrication et de destruction des appareils qui nous font la vie si facile sont, à l’exception de quelques reportages plus ou moins clandestins, complètement ignorés parce qu’invisibles. Les esclaves techniques (appareils ménagers, électroniques…) qui nous entourent sont souvent fabriqués par des esclaves en chair et en os. Mais ils n’existent pas, parce qu’on ne les voit pas.

10Il faut se souvenir que la technique est servante de l’Homme et non l’inverse – or nous négocions tous avec notre ordinateur, et nous sommes obligés de suivre les procédures prévues par le constructeur-concepteur – c’est-à-dire que nous sommes formatés, le plus souvent à notre insu, par la technique. Elle modifie notre rapport au monde et aux autres en particulier en faisant de l’Homme le maillon faible du système : la technique est fiable, au contraire de lui. Cela contribue à développer dans une grande partie de la population une exigence de perfection, de « zéro défaut », c’est-à-dire de certitude. Or l’imperfection de l’Homme est sa richesse : toute découverte repose sur une part d’incertitude, puisqu’il s’agit d’aller vers l’inconnu. La toute puissance de la technique revient à évacuer l’humanité de l’Homme, et c’est là son plus grand danger. La technique a aidé l’Homme au cours de son histoire récente, et quelle que soit les facilités qu’elle nous offre, il ne faut pas la fétichiser, car la facilité est aussi une forme de dictature, aussi désirable soit-elle.

11C’est l’Homme qui est, et doit demeurer au centre.


Date de mise en ligne : 01/02/2021.

https://doi.org/10.3917/huma.304.0033
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions