Notes
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[1]
Dans la série, Apocalypse, les combats d’août 1914, de loin les plus meurtriers, ne représentent qu’une minute du film.
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[2]
Cet article emprunte de larges extraits d’un livre de l’auteur, Laurent, Ségalant Baptême du feu, l a bataille de Bertrix, 22 août 1914, Toulouse, Éditions Privat, 2014.
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[3]
Jean Norton Cru, Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Presses Universitaires de Nancy, réédition, 2006, p.13-14.
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[4]
Jacques Meyer, Les soldats de la Grande Guerre, Paris, Hachette, 1966, p.218.
-
[5]
Pierre Chaine, Mémoires d’un rat, réédition Louis Pariente, 2000, p.96.
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[6]
Jacques Meyer, Les soldats de la Grande Guerre, op. cit., p.175
-
[7]
Maurice Genevoix, La mort de près, Paris, Omnibus, 1998 (1972), p. 1029-1030.
-
[8]
Cette dimension est fondamentale. Les régiments d’active sont constitués des conscrits des classes 1911 à 1913, et de jeunes réservistes des classes 1908 à 1910. Beaucoup ne sont pas mariés. L’ambiance devait différer de celle existant dans les trains des régiments de réserve ou de territoriaux.
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[9]
Cité dans Jacques Meyer, chapitre « Le répit » in Les soldats de la Grande Guerre, Paris, « La vie quoti dienne », Hachette, 1966, p. 349-357.
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[10]
André Ducasse, Jacques Meyer, Gabriel Perreux, Vie et mort des Français 1914-1918, Paris, Hachette, 1959, p. 467-468.
1Lorsque l’on travaille sur la Grande Guerre à partir des sources, il est frappant de constater à quel point les mots retenus par les combattants au sujet de leur baptême du feu ressemblent à ceux du vocabulaire initiatique.
Baptême du feu [2]
2L’expression est si commune qu’elle rend l’oxymore invisible. Le baptême marque, d’un large point de vue social, l’entrée dans la société humaine, quand, pour tant de soldats qui ont connu le baptême du feu, cette expérience en marque la fin. Des soldats, le soir de la bataille, auront accompli leur destinée, origine de l’expression feu qui désigne un défunt. Bien entendu, il ne faut pas ici comprendre le mot baptême dans son acception religieuse. Le sacrement que l’Église administre, par le symbolisme de l’eau, afin d’introduire un nouveau fidèle dans la communauté chrétienne en le purifiant du péché originel, ne rend pas compte de l’expérience de la découverte de la guerre.
3La symbolique de la découverte de la guerre n’est pas d’eau, mais de feu. C’est pourquoi il nous faut retourner au verbe grec baptizein, avant sa spécialisation religieuse, pour retrouver le sens profond de plonger, immerger, par exemple des étoffes dans la teinture, un fer forgé dans l’eau, ou, du point de vue des tragédiens, une épée dans le sang. Le soldat immergé pour la première fois dans la guerre a bien toutes ses cellules, tous ses tissus imbibés des sensations sonores, visuelles, olfactives, émotionnelles du champ de bataille. Le feu, ici, est le produit des armes lançant des projectiles par l’explosion d’une matière fulminante. Mais il est intéressant de relever qu’un des premiers sémantismes du mot renvoie au sacré, précisément au « feu de l’enfer ». Un autre sémantisme voit le feu comme source de lumière, ce qui recouvre bien la situation du combattant qui perçoit instantanément la nature véritable de la guerre, comme un éclair dans la nuit des mensonges, textes de propagande ou à vocation littéraire sur les guerres.
Plus qu’une expérience
4En effet, le baptême du feu est l’inverse d’un sacrement. Il relève plutôt de l’initiation. Tragique, selon Jean Norton Cru. Mais il s’agit bien d’une initiation où l’impétrant reçoit la lumière instantanée d’une vérité qui le marque profondément : « J’ai dit que notre baptême du feu, à tous, fut une initiation tragique. Le mystère ne résidait pas, comme les non-combattants le croient, dans l’effet nouveau des armes perfectionnées, mais dans ce que fut la réalité de toutes les guerres. Sur le courage, le patriotisme, le sacrifice, la mort, on nous avait trompés, et aux premières balles nous reconnaissions tout à coup le mensonge de l’anecdote, de l’histoire, de la littérature, de l’art, des bavardages de vétérans et des discours officiels. Ce que nous voyions, ce que nous éprouvions, n’avait rien de commun avec ce que nous attendions d’après tout ce que nous avions lu, tout ce qu’on nous avait dit. Non, la guerre n’est pas le fait de l’homme : telle fut l’évidence énorme qui nous écrasa. […]
5Au bout de quelques mois, la guerre nous enseigna autre chose que nous mîmes longtemps à accepter définitivement, que plusieurs d’entre nous ont même renié depuis la guerre afin de ne pas contrister leurs parents, ou ne pas introduire une hérésie dans leur credo politique. Les intellectuels, mieux trompés par les livres, furent aussi plus durs à convaincre que les simples, mais enfin tous les poilus sans exception acceptèrent un jour cette vérité : si quelqu’un connaît la guerre, c’est le poilu, du soldat au capitaine ; ce que nous voyons, ce que nous vivons, est ; ce qui contredit notre expérience, n’est pas, cela vînt-il du généralissime, des Mémoires de Napoléon, des principes de l’École de Guerre, de l’avis unanime de tous les historiens militaires. [3] »
6Cette expérience, si forte, allait se renforcer pendant le conflit, créant à la fois une distance avec les civils mais aussi une connivence entre initiés : « Les hommes du front se savaient un monde si fermé et incommunicable qu’ils allaient, pour ne pas courir le risque d’être incompris, jusqu’à se conformer à l’optique faussée de l’arrière quand ils s’adressaient à lui [4]. »
7Pierre Chaine présente ceux qui n’ont pas connu la guerre comme des profanes, ceux qui restent devant le fanum, espace clos et délimité, devenu temple par pure spécialisation : « La guerre n’est pour l’historien qu’un synchronisme de mouvements et de dates ; pour les chefs, elle représente un formidable labeur et pour le profane un intéressant spectacle. Mais pour le soldat qui combat dans le rang, la guerre n’est qu’un long tête-à-tête avec la mort [5]. »
8Profanes et initiés, la césure se renforcera dans les tranchées par un argot spécifique, à fonction hautement symbolique contre le bourrage de crâne et l’incompréhension : « C’était pour eux comme le langage d’une franc-maçonnerie [6]. »
Le temps unique de l’été 14. De l’enthousiasme à la tragédie
9Il nous faut, ici, réfléchir à cette expérience spécifique. Il est un fait que beaucoup de ces combattants, qui ont connu les tous premiers affrontements d’août 1914, ont laissé des traces écrites de cet événement. Il est significatif que ces témoignages se suffisent à eux-mêmes, n’évoquant qu’une journée d’une grande guerre, ou qu’en disproportion totale avec le temps mathématique, ils accordent le quart, voire la moitié de carnets d’une guerre de plus de quatre ans. Pour ces témoins, le temps n’est pas linéaire, il ne se réduit pas à « un synchronisme de date ».
10Souvent, le baptême du feu est présenté comme un simple épisode dans le parcours du combattant. Certes, avec la guerre qui s’installe durablement, l’expérience du combattant ne fait que s’enrichir, elle évolue aussi, ne serait-ce que parce que les conditions de la guerre se modifient. C’est ce que dit Genevoix, avec un long recul réflexif par rapport à son témoignage initial, dans La mort de près [7].
11« C’est que dans l’intervalle j’avais reçu le baptême du feu. Quelle expression signifiante, et qui n’a pu être imaginée que par un baptisé du feu ! Ce sentiment d’être “aguerri” ne devait plus m’abandonner. J’étais voué, parmi des hommes voués.
12Mais peut-être me suis-je mépris moi-même, ce jour-là, en pensant à un acquis une fois pour toutes assimilé. Être marqué, brûlé ne sauve pas des brûlures nouvelles. L’initiation n’est jamais achevée. La mort est ingénieuse inépuisablement à varier les rites du baptême. »
13Ici, les mots sont très forts. Le baptisé est voué, consacré par un vœu, offert en sacrifice aussi, donc différencié des profanes. L’initiation n’est qu’un point de départ. Pour autant, l’expérience du premier choc reste une rupture, c’est l’exacte différence entre une bifurcation et le reste du chemin, plein de rebondissements, mais tracé, accidenté, mais linéaire. On objectera que certains grands témoins de la Grande Guerre semblent ignorer la spécificité de cette expérience initiale. C’est le cas du Maurice Genevoix qui témoigne en 1915. Mais l’auteur de Ceux de 14 est alors un officier, il a un rôle particulier à tenir, et il entre immédiatement dans la guerre sitôt débarqué. Il prend le train en marche, dans un renfort qui rejoint ceux qui sont déjà des vieux soldats après la bataille des frontières et la retraite.
14Nous touchons là une des clés de compréhension de la nature spécifique du premier engagement de ceux qui sont partis dès les premiers jours du mois d’août 1914. Ce sont de jeunes soldats, ils découvrent le voyage, qui n’est pas qu’un transfert, mais une expérience touristique. Dans les trains, les bandes de jeunes chahutent. Les marches qui suivent le débarquement amplifient la dimension d’excursion, dans un paysage encore sans stigmates, tout en constituant une montée dans l’intensité dramatique. On marche, mais vers la guerre inconnue. Arrive la rupture, brutale, le premier engagement, d’autant plus violent que sa caractéristique est celle du combat de rencontre, par surprise. L’irruption de la réalité de la guerre ne contraste que plus avec l’ambiance potache de jeunes [8] en voyage. Cette douche écossaise est la signature des premières semaines d’août 1914. Autrement dit, l’initiation tragique dans la bataille des frontières ne s’analyserait pas comme un absolu, mais serait indissolublement liée à une temporalité historique, la guerre qui débute. Autrement dit encore, l’initiation tragique de l’homme se déploierait dans un temps où la guerre est initiée, au sens de l’anglicisme en vogue.
L’avant, l’arrière, éloignement et déception
15Avec la guerre qui dure, le sentiment qu’il existe un abîme entre l’univers clos des combattants et le monde de l’arrière ne fait que croître et embellir. Avec les premières permissions, au début du premier semestre 1915, les combattants découvrent que les civils vivent très bien sans eux, les terrasses des cafés sont noires de monde, les théâtres fonctionnent. Le permissionnaire prend conscience que les deux mondes s’éloignent à toute allure, un effet Doppler marqué, pour les Poilus, par un douloureux décalage vers le rouge. Les permissions ne sont pas octroyées pour des raisons humanitaires. Les autorités militaires locales ont la certitude que seule l’organisation de permissions pour tous peut enrayer la grave crise du moral qu’ils commencent à mesurer. Le risque est cependant énorme. Pour la première fois, l’avant et l’arrière vont se retrouver. Les civils vont recevoir des informations directes autres que celles de la propagande officielle.
16Le choc culturel entre civils et permissionnaires est relevé par beaucoup de témoins. « On manifeste à l’endroit des permissionnaires tout l’empressement désirable… C’est entendu. Mais on les regarde aussi avec un peu d’embarras, quand on ne les tient pas pour des gêneurs, parce qu’à tort ou à raison leur entourage a mauvaise conscience. Il éprouve plus ou moins de honte de son confort et de sa sécurité, quand les autres ont risqué et vont encore risquer leur vie. Il se montre aussi choqué par les manières qu’ils ont prises “làhaut”, par leur sans-façon [9]. »
17Plus tard, au moment de la démobilisation, le choc avec le monde profane sera rude, décevant. « Rentrés dans leurs foyers, c’est en vain qu’ils avaient dépouillé la vieille capote et revêtu le pardessus démodé d’avant-guerre. C’est en vain qu’ils se croyaient pareils à ceux qu’ils retrouveraient. Ils ne les reconnaissaient plus, pas plus que ces derniers ne les reconnaissaient. Ils ne se reconnaissaient pas eux-mêmes. Marqués d’un signe secret, particulier, véritables revenants, un abîme séparait le vieil homme que chacun d’eux avait été avant-guerre, de l’homme nouveau qu’il était devenu. Un gouffre le séparait aussi de chacun de ceux avec qui il reprenait le contact interrompu pendant quatre ans. Petites querelles, petits espoirs et soucis, petites joies ou misères, il ne comprenait plus rien, il ne voulait plus comprendre. Il ne voulait plus reprendre la vieille route. […] Il ne restait plus à l’ancien combattant qu’à se hâter vers l’avenir, à chercher dans une vie nouvelle plus de lumière et l’allégresse de la création, d’un regard lucide, il découvrait maintenant, dans la civilisation moderne, tout un fatras qu’il fallait déblayer à l’école, au parlement, dans les bureaux, dans les ateliers, dans les cerveaux, partout [10]. »
18Bien loin de ce que nous croyons savoir par les sketches de Coluche, le mouvement ancien combattant est en 1918 marqué par le pacifisme, il est orienté très majoritairement à gauche, c’est la déception d’une faible partie d’entre eux de n’avoir pas été entendus qui les rabattra vers l’extrême-droite dans les années trente. L’idéal de la « Der des der » contenait aussi un espoir de société plus fraternelle et plus égalitaire, plus authentique, permettant à chaque homme de profiter de la vie, en prenant de la hauteur par rapport aux conflits du quotidien.
Notes
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Dans la série, Apocalypse, les combats d’août 1914, de loin les plus meurtriers, ne représentent qu’une minute du film.
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[2]
Cet article emprunte de larges extraits d’un livre de l’auteur, Laurent, Ségalant Baptême du feu, l a bataille de Bertrix, 22 août 1914, Toulouse, Éditions Privat, 2014.
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[3]
Jean Norton Cru, Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Presses Universitaires de Nancy, réédition, 2006, p.13-14.
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[4]
Jacques Meyer, Les soldats de la Grande Guerre, Paris, Hachette, 1966, p.218.
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[5]
Pierre Chaine, Mémoires d’un rat, réédition Louis Pariente, 2000, p.96.
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[6]
Jacques Meyer, Les soldats de la Grande Guerre, op. cit., p.175
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[7]
Maurice Genevoix, La mort de près, Paris, Omnibus, 1998 (1972), p. 1029-1030.
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[8]
Cette dimension est fondamentale. Les régiments d’active sont constitués des conscrits des classes 1911 à 1913, et de jeunes réservistes des classes 1908 à 1910. Beaucoup ne sont pas mariés. L’ambiance devait différer de celle existant dans les trains des régiments de réserve ou de territoriaux.
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[9]
Cité dans Jacques Meyer, chapitre « Le répit » in Les soldats de la Grande Guerre, Paris, « La vie quoti dienne », Hachette, 1966, p. 349-357.
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[10]
André Ducasse, Jacques Meyer, Gabriel Perreux, Vie et mort des Français 1914-1918, Paris, Hachette, 1959, p. 467-468.