Humanisme 2013/3 N° 300

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Article de revue

Le monde maçonnique des lumières

Un dictionnaire biographique des francs-maçons du XVIIIe siècle

Pages 100 à 104

Daniel Ligou vient de nous quitter. Ce sont ses travaux qui dans les années 1970 ont marqué une étape décisive dans l’histoire de la Franc-maçonnerie. On disposait certes jusque là de chroniques de loges, d’ouvrages sur le symbolisme et les rituels, mais pas de travaux universitaires traitant la franc-maçonnerie comme n’importe quel sujet d’étude scientifique. Daniel Ligou, professeur d’histoire à l’Université de Dijon et membre du Grand Orient de France avait toute la légitimité nécessaire pour lancer ce nouveau champ d’études.
À sa suite plusieurs chercheurs se sont investis dans ce domaine, à la fois en France, en Europe et dans les Amériques.

1Tous les deux ans, plus de deux cents spécialistes internationaux de la franc-maçonnerie se réunissent en congrès (ICHF, International Conference on the History of Freemasonry) à l’initiative de la Grande Loge d’Écosse et d’un comité scientifique composé des chercheurs les plus connus en ce domaine, à Edimbourg, Washington DC et prochainement au Canada. Des revues internationales consacrées à l’histoire de la franc-maçonnerie ont également vu le jour, telles que JRFF (Journal of Research into Freemasonry and Fraternalism, revue publiée à Sheffield par Equinox), REH-MLAC (Revue d’Études Historiques de la Maçonnerie de l’Université du Costa Rica), ou encore Ritual, Secrecy, and Civil Society (revue en ligne).

2On pourrait estimer que le nombre d’ouvrages de référence est aujourd’hui suffisant. D’une part, il existe des dictionnaires généraux consacrés à la franc-maçonnerie, le Dictionnaire de la franc-maçonnerie sous la direction de Daniel Ligou (1987, édition revue, corrigée et augmentée par Charles Porset et Dominique Morillon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006), ou l’Encyclopédie maçonnique d’Eric Saunier (Paris, Hachette, 2000. Nouvelle édition 2008). D’autre part, il existe déjà quelques dictionnaires biographiques de francs-maçons, tels que celui de Gaudart de Soulages et Lamant ( Dictionnaire des francs-maçons européens, Dualpha, 2005, 2 vol.), ou 10 000 Freemasons, de William Denslow (Macoy, 1957-1961, 4vol.), qui consacrent quelques lignes à chaque maçon étudié, mais n’ont pas vocation à placer les personnages en contexte.

3Charles Porset et moi-même avons eu l’idée de ce dictionnaire biographique spécifiquement consacré aux francs-maçons du dix-huitième siècle car nous estimions qu’il correspondait à un véritable besoin. En effet, à ce jour il n’existe pas d’ouvrage recensant exclusivement les maçons du siècle des Lumières. Le but de notre dictionnaire est double : il s’adresse d’une part aux spécialistes du XVIIIe siècle désireux de compléter leurs connaissances biographiques de tel ou tel personnage par des informations précises sur leur parcours maçonnique et d’autre part aux chercheurs s’intéressant à la Franc-maçonnerie soucieux de replacer les francs-maçons dans le contexte culturel et politique de leur époque et d’obtenir ainsi un paysage sociologique du monde maçonnique au XVIIIe siècle.

4Ce dictionnaire, conçu par des spécialistes, replace mille seize francs-maçons dans le contexte social, culturel, philosophique et politique. Cent dix huit collaborateurs ont tenté de retracer plus de mille parcours de vie, avec l’espoir que le lecteur aura ainsi un aperçu du monde maçonnique des Lumières.

5Pourquoi les Lumières ? Si le roi Salomon et les bâtisseurs de cathédrales font partie des mythes, l’histoire de la Franc-maçonnerie débute en Angleterre et en Écosse, à l’époque de Newton et de Locke, dans un contexte de rejet des dogmes et de tolérance religieuse et politique accrue.

6Charles Porset et moi-même nous sommes mis au travail en 2004. Ensemble nous avons patiemment dressé la liste des francs-maçons que nous souhaitions voir figurer dans ce dictionnaire. Plutôt que de répartir arbitrairement la totalité des entrées entre une trentaine d’auteurs, nous avons préféré solliciter chaque fois que possible des spécialistes des personnages étudiés. Très vite la rédaction a commencé, les entrées nous sont parvenues de toute part. Il fallait harmoniser l’ensemble tout en rédigeant nos propres entrées.

7Notre travail s’est voulu qualitatif et non quantitatif : à défaut de pouvoir rassembler tous les maçons du XVIIIe siècle, nous avons souhaité mettre en valeur un certain nombre d’entre eux, de la façon la plus scientifique possible. Notre démarche s’inscrit dans le cadre des études prosopographiques établies de longue date, notamment dans le domaine de l’histoire sociale et culturelle, mais que les spécialistes de la Franc-maçonnerie ont trop longtemps ignorées. Cette méthode maintenant éprouvée consiste à s’éloigner de l’histoire institutionnelle pour s’intéresser aux parcours individuels, afin de dégager des structures communes dans les relations sociales, les attitudes et les motivations d’un certain nombre de personnages dans un contexte donné.

8Le choix de chaque notice biographique a été déterminé par des critères thématiques, à savoir le rôle joué par tel ou tel acteur dans la société de son temps. Parmi ces critères nous avons retenu celui des échanges commerciaux et des opérations militaires, à une époque où les réseaux se développent et où se mettent en place les structures de la colonisation. Retracer l’itinéraire d’un maçon du XVIIIe siècle permet souvent de voyager d’un pays d’Europe vers l’Amérique et l’Asie. De l’aventurier au général, l’éventail est large. Bon nombre de patriotes américains ont appartenu à des loges anglaises, écossaises et irlandaises avant de rejoindre des loges du Nouveau Monde. Certains maçons tels que Mirabeau, Franklin, Lafayette ou Washington, ont joué un rôle politique à l’échelon local, national ou international. D’autres ont eu une action plus discrète, mais qui mérite d’être éclairée.

9Un autre critère fut culturel, littéraire ou artistique. Voltaire rejoignit certes la franc-maçonnerie à quelques mois de sa mort, répondant ainsi à l’invitation pressante de la Loge des Neuf Soeurs. Il n’en reste pas moins que cet acte est significatif, non pas tant pour Voltaire que pour la franc-maçonnerie française en général et cette loge en particulier, qui se reconnaissait ainsi dans les valeurs du philosophe de Ferney.

10Des peintres tels que Hogarth ou Peale, des écrivains tels que Boswell, Burns ou Parny, furent maçons. Il ne suffit pas de le dire, mais de déterminer si la Franc-maçonnerie a ou non exercé une influence sur leur production artistique.

11Par ailleurs, nous nous sommes intéressés aux principaux acteurs de la franc-maçonnerie. Qui étaient les Grands maîtres, les Grands Officiers de l’époque ? De quel milieu social étaient-ils issus ? Quelles étaient leurs sensibilités politiques, quand ils en faisaient état ? On trouvera quelques personnages clefs tels que Henry Price, le Duc de Sussex, Orléans et Montmorency, ou le mythique Etienne Stephen Morin, à qui l’on attribue la paternité du rite écossais. Le savant Désaguliers, d’origine huguenote, ami de Newton au sein de la Royal Society, caricaturé par le peintre franc-maçon Hogarth, fait naturellement l’objet d’une notice détaillée. Dermott, l’Irlandais d’origine modeste qui fonda la Grande Loge des Anciens et rédigea des constitutions maçonniques, mérite que l’on s’attache à son parcours personnel. Il n’est pas indifférent non plus que le fondateur de la première loge noire aux États-Unis, Prince Hall, ait été un esclave affranchi. Les adversaires acharnés de la franc-maçonnerie que furent l’Abbé Barruel en France et l’Écossais Robison, l’Américain Morgan, figurent également dans ce dictionnaire. Préciser leurs idées politiques, leur arrière-plan social permet une meilleure compréhension non seulement du fait maçonnique mais du contexte politique de l’époque. Par ailleurs, nous avons délibérément inclus tous ceux qui se sont revendiqué de la franc-maçonnerie, même si leur légitimité a été contestée par les Grandes Loges de l’époque, pour des raisons différentes, qu’il s’agisse des francs-maçons des loges noires américaines de Prince Hall ou des célèbres Illuminés de Bavière ou Illuminaten, tels Bode, Knigge, Weishaupt ou encore Meggenhoffen et Tieman.

12Enfin sept femmes côtoient mille neuf maçons : Joséphine de Beauharnais, la princesse de Lamballe, la marquise de Seignelay, la comtesse de Bourbon, mais également Elisabeth St Léger épouse Aldworth en Irlande, Hannah Crocker de Boston et la princesse Helena Radziwiłłowa de Pologne. Certes ces femmes appartenaient aux milieux aristocratiques. Cependant elles ont contribué à répandre les idées des Lumières. Ainsi à l’heure où le Louis Philippe d’Orléans, dit le « Prince Rouge », prenait le surnom de « Philippe Égalité », sa sœur la duchesse de Bourbon, prenait celui de « Bathilde Citoyenne Vérité ». Elle était Grande maîtresse des loges d’adoption, ces loges qui acceptaient des sœurs à part entière aux cotés de frères, œuvrant ainsi dès 1773 au sein du Grand Orient de France à l’universalisme de la Franc-maçonnerie. Plusieurs années plus tard la même duchesse déclarait : « Qu’elles qu’aient été les suites de la Révolution, je ne blâmerai jamais le but qu’on s’était proposé, mais les moyens qu’on a employés », s’inscrivant ainsi pleinement dans l’esprit de la Révolution française, toute aristocrate qu’elle fût.

13C’est bien vers une vision d’ensemble du phénomène maçonnique que tend le présent ouvrage, à travers l’étude privilégiée de certains de ses membres. Le paysage, forcément incomplet, se veut aussi précis que possible dans sa composition et permet de mettre en évidence quelques axes majeurs.

14Le premier est celui de la sociabilité. Le siècle des Lumières est celui des clubs, des loges, des réseaux. Des coffee-houses aux clubs londoniens très aristocratiques, des sociétés savantes les plus prestigieuses telles que la Royal Society à la Lunar Society, l’American Philosophical Society de Benjamin Franklin, le Lycée ou Musée de Paris fondé par la loge des Neuf Sœurs ou encore l’Académie de Bordeaux, l’éventail est large.

15Le second est celui de la mobilité géographique. Un très grand nombre des francs-maçons recensés se déplacèrent tout au long de leur vie, si bien qu’il est difficile, voire impossible, de les classer par pays tant leur parcours est complexe. Sans parler des personnalités de premier plan tels que Benjamin Franklin ou Lafayette, des artistes et des hommes politiques parcoururent des distances pourtant énormes pour l’époque. Nous songeons par exemple à Filippo Mazzei, ce chirurgien de Pise admirateur de Casanova et de Wilkes, qui fonde avec Jefferson, Madison et Monroe en 1774 une société agricole en Virginie avant de servir d’agent du roi Stanislas Auguste de Pologne et qui fréquente la loge des Neuf Sœurs.

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16Cette soif de découverte et d’exploration fut aussi un puissant moteur de colonisation à l’époque des empires naissants. Culture maçonnique et culture diplomatique se conjuguent harmonieusement. Du Prince Edward Stuart – connu dans le folklore anglais et écossais sous le nom de « Bonnie Prince Charlie » -, au général écossais Ralph Abercrombie qui colonisa Trinidad avant de diriger des expéditions en Irlande, à Gibraltar, en Egypte et à Malte, ou au duc de Rawdon Moira Hastings, Acting Grand Master de la Grande Loge anglaise des Modernes, artisan de l’union des Anciens et des Modernes en 1813 qui joua un rôle de premier plan en Inde, on ne compte plus le nombre de figures de proue de l’Empire britannique ou les diplomates qui se déplacèrent dans les cours d’Europe, tels que le comte de Silverhjelm, ministre de Suède à la cour de Grande-Bretagne. La famille Bonaparte, qui occupe plusieurs pages du dictionnaire, illustre bien les rapports étroits entre culture maçonnique et culture diplomatique, même si l’appartenance de Napoléon lui-même fait encore l’objet de débats historiogra-phiques. On trouve autant de maçons chez les négriers et les planteurs que chez les abolitionnistes, sans compter tous ceux qui tirent profit de la situation en fonction de leurs intérêts immédiats, tels que Samuel-Pierre-Joseph-David de Missy, négociant armateur qui renonce à la Société des Amis des Noirs afin de ne pas perdre ses clients rochelais. Les liens de parenté sont parfois trompeurs, comme le prouve l’exemple des Rochambeau, père et fils : alors que le premier fut un acteur respecté de la Révolution américaine, le second est surtout connu pour sa cruauté en tant que commandant du corps expéditionnaire français à Haïti.

17La franc-maçonnerie des Lumières frappe par sa perméabilité aux grandes idées de l’époque, qu’elles soient conservatrices, modérées ou révolutionnaires. Au terme de ce travail de recensement forcément incomplet, une constatation s’impose : il n’y eut pas plus de Montagnards que de Girondins, voire de révolutionnaires que de contre révolutionnaires chez les francs-maçons, bien que les acteurs de la Révolution française émaillent les pages de ce dictionnaire : Marat, Mirabeau, Polverel, Prieur de la Marne et bien d’autres. Certains se prononcent pour l’exécution du roi, d’autres contre.

18Selon l’époque ou le lieu, les hommes, qu’ils fussent ou non francs-maçons, firent ou non surgir l’étincelle qui permit les réformes ou les révolutions. Dans la plupart des cas ils répandirent simplement les acquis de cette nouvelle tolérance religieuse, de cette soif de découvertes et de connaissances. Plus rarement, tels Joseph de Maistre, ils s’associèrent aux Contre-Lumières, condamnant tout idéal démocratique. Le monde maçonnique fut imprégné par l’esprit des Lumières, contribua de façon diverse à l’élaboration des idées, à la construction des libertés individuelles et collectives, politiques et religieuses, dans des contextes mouvants, en constante évolution.

19Nous avons voulu rassembler dans ce dictionnaire des parcours de vie, éclairer les enjeux sociaux, culturels, philosophiques, politiques du monde maçonnique des Lumières. Ce dictionnaire, on l’aura compris, n’aurait pas vu le jour s’il n’avait été le fruit d’une collaboration entre deux auteurs, deux dix-huitiémistes, deux francs-maçons aussi, Charles Porset et moi-même. Inlassablement Charles remettait l’ouvrage sur le chantier, abhorrant la médiocrité, sans cesse en quête d’archive nouvelle et à l’affût de toute parution qui ferait avancer les recherches. Il nous a malheureusement quittés avant d’avoir pu mener à terme le dictionnaire mais lorsqu’il a rejoint l’Orient éternel le 25 mai 2011, la plupart des entrées étaient rédigées. Le dictionnaire a été achevé à l’automne 2012. Il est paru le 2 juillet 2013.

20Le Monde maçonnique des Lumières. Europe-Amériques & Colonies, Dictionnaire prosopographique publié sous la direction de Charles Porset et Cécile Révauger. Paris, Éditions Champion, Dictionnaires et Références N°26. 3 vol., reliés, 2848 p., 15,5 x 23,5 cm. ISBN 978-2-7453-2496-2.

21Bon de commande à demander aux Éditions Champion : 3 rue Corneille F-75006 Paris.


Date de mise en ligne : 01/02/2021

https://doi.org/10.3917/huma.300.0100

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