Humanisme 2013/3 N° 300

Couverture de HUMA_300

Article de revue

Voyage au cœur d’une obédience

Pages 52 à 55

Si la démarche du Manifeste proposé cette année aux loges du Grand Orient de France a été très décriée (il ne s’agit pas ici d’en discuter l’opportunité), elle a incontestablement permis, grâce aux retours nombreux qu’il a suscités, d’offrir une radioscopie inédite de l’obédience en ce début de XXIe. Qui a eu la chance de plonger dans le flot des contributions est assuré d’en ressortir avec, concernant le Grand Orient de France, des convictions moins arrêtées que jamais.

1Fin 2012. Partant qu’au regard de son histoire, de ses valeurs, le Grand Orient de France est à même de délivrer un message à nul autre pareil sur les questions essentielles de ce temps, son Conseil de l’Ordre souhaite réactiver le débat politique dans l’obédience et réveiller une fibre collective engagée qu’il estime quelque peu assoupie. « Le Manifeste des francs-maçons du Grand Orient de France, une espérance républicaine pour le XXIe siècle » né de cette volonté, est un recueil de textes inédits, courts et déclaratifs, qui abordent, de façon volontairement inaboutie, les problématiques du monde actuel au prisme de la méthode et de la tradition maçonniques. Dix-huit items, abordés en trois mouvements, la résistance, l’utopie et la régulation, et consacrés aux grands thèmes de société, sont donc soumis pendant trois mois à l’examen des loges.

2A la faveur de cette démarche originale menée en direction des ateliers de l’obédience et destinée à amorcer en interne un débat de prospective sous un angle nouveau, quatre-cent-trente-cinq loges livrent leurs conclusions, positives ou négatives, sur le texte, offrant ainsi une photographie d’ampleur de l’Ordre maçonnique libéral et adogmatique le plus important d’Europe.

3Les propos qui suivent ne nourrissent aucune prétention scientifique, tant une étude sociologique ou politique sérieuse demande plus de temps, requiert une méthode d’analyse plus élaborée et appelle des préventions d’usage qui ne figurent pas ici. Mais il a été permis au signataire de ces lignes de parcourir l’ensemble des contributions et de nourrir sa perception de son obédience, d’éléments d’information rafraîchis et assez complets. C’est donc sur la base d’une statistique acceptable (plus d’un tiers des ateliers ont répondu) conjugué au regard empirique d’un passionné, qu’il vous est proposé ici quelques réflexions sur le Grand Orient de France en ce début de siècle.

4On s’abstiendra de commenter le taux de participation. Exclusivement sollicités par le biais d’Internet, les ateliers n’ont sans doute pas tous été touchés directement par l’initiative. Internet n’est pas rentré dans toutes les mœurs maçonniques : il suffit d’un président d’atelier réfractaire au support digital pour que sa loge soit maintenue durant trois ans à distance de certaines informations que les instances diffusent par ce biais. C’est là un dilemme fort auquel est confronté le monde maçonnique. Tandis que la rigueur de gestion impose, comme dans toutes les associations, des économies sur les frais de reproduction et d’expédition en direction des mille deux cents loges, les maçons ne sont pas encore tous passés à l’ère numérique. Les principes démocratiques en vigueur au Grand Orient de France viennent véritablement buter sur ce hiatus qui ne se résorbera sans doute pas avant une ou deux générations. La nature même de l’engagement maçonnique, qui se nourrit d’une liberté intangible de chacun dans sa sphère privée, s’accommode bien mal de l’entre-deux d’une période de transition qui n’a pas encore choisi entre le papier et l’Internet.

5Mais il est d’autres raisons pour lesquelles la grande majorité des loges est restée silencieuse. On notera évidemment le désintérêt pour la démarche dans laquelle certaines ne se reconnaissaient pas, préférant le travail dans le contexte établi de l’atelier. Faut-il le regretter ? Assurément pour qui aspire à une parole forte du Grand Orient dans la société française.

6On notera également l’impossibilité pratique de traiter la question posée, à laquelle d’autres ont été confrontées, soit parce que le programme de l’année était déjà arrêté, soit par manque de ressource pour la prendre en charge.

7C’est pourtant près de quatre-cent-cinquante retours qui sont parvenus par courrier au siège de la rue Cadet ou par courriel sur la boîte Internet créée à cet effet. Près de quatre-cent-cinquante retours, soit plus du tiers des ateliers de l’obédience qui se sont prononcés. Définitifs, critiques, mais qui expriment, sans complaisance ou enthousiastes, avec leur culture de loge et de maçon, leurs accords et leurs désaccords.

8Qu’apprend-on du Grand Orient de France en parcourant les textes adressés à la rue Cadet ? Qu’apprend-on des évolutions de l’obédience la plus impliquée par tradition dans les combats sociaux ? Qu’apprend-on d’une obédience maçonnique en ce début de XXIe siècle ?

9Les retours nous enseignent de manière évidente qu’une obédience maçonnique reste avant tout… maçonnique. Dans l’exercice, l’ordre initiatique sait se montrer jaloux de son patrimoine symbolique et de sa tradition d’introspection individuelle. Des loges, nombreuses, se détournent radicalement de toute sollicitation à caractère sociétal, faisant regretter quelque peu à ses exégètes, cette relégation des deux premiers articles de la constitution. Ceux-ci, qui font la spécificité du Grand Orient de France, invitent en effet à œuvrer, par l’exemple et l’explication, à une humanité meilleure et plus juste.

10Mais s’il est une constante historiquement éprouvée au Grand Orient de France, et qui demeure vivace, c’est le principe de souveraineté. Dans sa formule de fédération de loges, le Grand Orient de France est une structure nationale facilitatrice, mais dont la pression sur ses entités adhérentes doit être mesurée. La loge reste le lieu privilégié du débat, et plus encore, des choix selon lesquels il s’articule. S’il est volontiers analysé et étudié, un texte, même d’inspiration maçonnique, demeure, lorsqu’il est produit à l’extérieur, un corps étranger à la loge, qui se l’approprie avec difficulté. Ainsi la démarche est-elle critiquée pour son caractère unilatéral ou extraréglementaire, d’autant qu’elle vient perturber le programme initial de l’atelier. Cette prépondérance de la loge, élément de base d’un Grand Orient (par opposition à une Grande Loge à laquelle adhèrent directement les membres), reste marquée et rend indéniablement difficile l’identification, par la structure nationale, des lignes naturelles qui légitimeront ses interventions pour le compte de l’obédience tout entière.

11Cet attachement à la matrice locale originelle constitue l’indéfectible garantie du foisonnement d’idées et de la diversité de pensée qui fait la richesse de l’obédience. Mais ces nuances, qui étaient précieuses en des temps où le sens du progrès était partagé par tous, se sont élargies, rendant aujourd’hui une position unitaire quasiment impossible.

12Se référant à un Manifeste maçonnique de 1871, le Conseil de l’Ordre décrit en août 2013 ses objectifs : « Rappeler ce que dit, souvent seul, le Grand Orient de France, avec sa méthode initiatique spécifique, en redonnant cohérence à un discours qui tend à s’affadir dans le délire des temps actuels, voilà qui nous rapproche d’un Manifeste comme celui que signaient des dignitaires nationaux et locaux de l’Ordre il y a cent-quarante ans. Et tout argument minimisant la conjoncture actuelle en comparaison à l’époque, devrait être balayé : nous ne sommes plus dans le confort des Trente glorieuses qui laissait croire à une marche en avant inéluctable du progrès. Au-delà de leur capacité d’indignation, les francs-maçons du Grand Orient de France doivent témoigner de leur aptitude à tracer un horizon inscrit dans la spécificité historique de leur obédience : celle d’une Franc-maçonnerie qui œuvre pour le progrès social, l’émancipation et la République. »

13Pourtant, les retours montrent un Grand Orient de France contemporain baignant dans une hétérogénéité politique peu conciliable. D’une certaine manière, l’Ordre est touché par les mêmes phénomènes que la société elle-même, qui se traduisent, dans les partis politiques ou les syndicats par exemple, par la parti-cularisation brutale de la sphère privée et la spécialisation des revendications. Les individus, ne se reconnaissant plus dans un projet collectif qu’ils jugent trop monolithique, refusent les mots d’ordre et conçoivent du progrès et de l’avenir, une acception personnalisée, adaptée à leur propre mode de vie et à leurs aspirations spécifiques. Les loges répondent au Manifeste comme autant de familles, naturellement soudées en leur sein autour d’une même réflexion, d’une même conception, mais qui divergent irréductiblement de la famille voisine. Il en va du modèle économique idéal comme de la laïcité, du développement durable comme de l’école ou de la bioéthique : il n’y a pas d’espace pour la synthèse.

14D’une part, les grandes tendances sur lesquelles les loges se retrouvaient - la séparation des églises et de l’état, l’abolition de la peine de mort - n’existent plus. D’autre part, les sujets sont multiples et d’inégale importance selon qui les traite.

15Dès lors, un dilemme apparaît : à moins de renier ce qu’il est depuis plus de cent-cinquante-ans et de se recentrer sur une activité exclusivement symbolique, le Grand Orient de France peut-il encore parler d’une seule voix sur les grandes questions de société ? Bien plus qu’à une simple réforme des structures associatives, cette diffraction de la dimension sociale de l’obédience invite les frères et les sœurs à un travail urgent et profond d’évaluation de ce qui fait le tronc commun et l’identité de l’Ordre.

16La tâche est loin d’être achevée. Le Manifeste n’en était que les prolégomènes.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions