Humanisme 2013/2 N° 299

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Article de revue

Quelques réflexions sur la bonne mort en cas de mauvaise maladie

Pages 77 à 81

Il existe plusieurs manières d’envisager notre dernier passage obligatoire qui va de la sérénité à l’inconscience, de l’agonie prolongée à la violence radicale mais s’achève toujours par la mort en règle plus supportable que ses indécentes prémices.
La façon radicale est de n’en point parler autrement que par ellipse ou litote, entretenir l’abstraction, gommer l’ultime parcours sous peine de sombrer dans les récits morbides qui allèchent les survivants ou les effraient.

« Tu trouveras jusqu’à des profès de la sagesse qui dénient le droit d’attenter à sa propre vie, tiennent pour une impiété de se faire le meurtrier de soi-même et veulent qu’on attende, pour sortir de la vie, l’ouverture fixée par la nature. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre VIII.

1L’opéra, la tragédie classique et le western, n’oublions pas la littérature, Jean Barois et Emma Bovary, en demeurent des exemples extrêmes. Lorsque Flaubert décrit les souffrances de Emma que personne ne sait calmer, que Martin du Gard dévoile au moment de mourir la terreur métaphysique du vieil irréductible athée prêt à se jeter dans une eau baptismale, ils n’anticipent guère car Sénèque, Montaigne et Hippocrate lui-même les ont précédés : il faut songer à humaniser le rationnel sans alimenter son contraire, l’irrationnel.

2Si la mort fait peur, elle n’empêche pas de vivre. Nos étonnantes structures cérébrales développent un ensemble de barrières autorisant un instinct de conservation. Chaque matin nous avons autant de raisons à nous donner la mort que persister à vivre, le suicide est aussi une attitude sociologique.

3C’est la représentation, la mise en image, qui nous dérangent. Là-dessus, les adeptes des services de soins palliatifs entrent dans une figure bien nommée par le regretté Guy Debord. La réflexion sur la fin de vie est notre sujet, nous avons tenu à discuter autour des nombreuses propositions émises par une commission chargée de remettre un rapport au président de la République. La question posée aujourd’hui troublerait certains de nos philosophes de l’Antiquité et inquiète nos citoyens. Mais entendons-nous : si la mort perd quelques droits, vite récupérés par l’exhibition et le spectacle, elle reprend son importance depuis qu’on tient compte de l’isolement de ceux d’entre nous, atteints de maladies évoluées ou évolutives, qui sont dans les coulisses. C’est là que les souffrances se cachent comme l’écrivait Anouilh, c’est là que la vie est infiniment plus cruelle que la mort.

4Nous nous efforcerons ici de ne pas jouer aux gens qui font « profession » de sagesse et prétendent interdire le suicide, aux sociologues ou aux spécialistes des agonies au long cours, encore moins aux législateurs adeptes des patenôtres. Quelque habiles que soient les méthodes pour s’y opposer, nous souffrons avant de mourir vraiment, nos certitudes s’envolent, notre conscience s’altère, nous sommes seuls, comment partager pareille expérience ? Allonger la durée de la vie, retarder la mort et perfectionner l’agonie, organiser une sociabilité factice, tendre l’oreille afin d’écouter le long monologue de la Traviata, sacraliser l’image d’un mourant bienheureux ?

5Il faut donc songer non seulement à ne pas nuire, mais respecter le choix de chacun à mourir comme il le désire. Cela est un progrès à la seule condition de ne pas confondre la liberté selon l’humaniste et l’accompagnement miséricordieux.

6Devant l’abondance des textes juridiques que nous évoquerons, tout homme de l’art doit d’abord s’interroger. Répond-elle à une réelle dérive de la pratique comme de la conscience des thérapeutes et cliniciens ? Les plus âgés d’entre nous ont connu les mouroirs infects des hospices, les salles communes de « désencombrement », les agonies de 72 heures derrière les paravents tendus de draps blancs, les gémissements nocturnes, bref.

7Nous avons vécu aussi l’acharnement thérapeutique, l’euthanasie active, la toute puissance de nos décisions techniques sous le regard impuissant des patients, bref.

8Ce sont des situations qui en grande partie ne doivent plus se rencontrer dans notre pays et que les lois ont dénoncées. Tout dépend de l’homme disait Hippocrate à propos du médecin parce que présent au chevet de la douleur, du malheur physique, en tant que dernier interlocuteur. En effet, n’est-il pas à même d’intercéder en faveur d’une obligation d’assistance que son serment lui rappelle à chaque instant ?

9Il y aurait alors un déficit de cette conscience, tels que seuls des textes légaux parviendraient à le combler ?

10Cela signifierait qu’au nom d’une morale collective, le législateur instaure une sorte de réglementation concernant le moment le plus intime de tout être vivant et que donc nous douterions de l’existence d’un seul acte absolument moral ?

11Cette arrivée du législateur s’avère une espèce de défi lancé par la sagesse pontifiante à l’homme naturel, autonome vis-à-vis d’une société dont il détermine lois et structures.

12Parlons donc de ces lois qui se sont succédé depuis 1999 et jusqu’à celle proposée dans le récent rapport. Nous ne les détaillerons pas, elles se résument à des truismes. Qui parmi les vivants oserait remettre en question une seule des évidences émises dans ces textes ? Les lois antérieures ont déjà énoncé l’essentiel de ces vœux pieux, le seul problème est leur défaut d’application, et la loi de 2005 comme le rapport de 2008 n’ont rien réglé.

13Soyons lucides, pragmatiques et gagnons du temps : une seule loi importe qui respecte la volonté de chacun de décider de sa propre mort. Il est étonnant que cette conception élémentaire trouble également l’approche du don d’organes. Faut-il revenir à l’omnipotence de l’État sur le citoyen, son droit absolu de posséder son corps comme sa pensée, avons-nous besoin d’évoquer les questions économiques si controversées par la collectivité, ne peut-on évacuer les ambiguïtés feutrées des « avec ou sans froc » habités par quelque immanence ?

14Revenons aux droits universels des individus et cela suffira.

15Conservons ce qui est bon pour l’humain, appliquons ce qui a besoin d’être appliqué ainsi que le préconisent les lois : le droit des malades, la prise en charge de la douleur, la fin de l’obstination déraisonnable, le développement des soins palliatifs à domicile en particulier, les directives anticipées.

16Voilà le programme, il est prêt mais incomplet. La société attend autre chose non pas pour se substituer aux premières décisions mais ajouter une dimension humaniste, la liberté, le libre-choix de régler sa « mort médicale » sans risquer l’Enfer des bien pensants.

17Songeons à la mort d’Ivan Illitch, aux hésitations de Platon, très bavard dans Le Phédon, ce sont les Dieux qui commandent, plus prudent dans La République, le suicide bienvenu en cas de maladie grave ou de mal moral dangereux pour autrui, aux impératifs hostiles de Aristote et Kant, au bon sens de Henri Caillavet « si la vie nous a été imposée, la mort nous appartient. La mort, c’est le temps hors du temps, chacun ferme lui-même la porte du temps ».

18Mais lorsqu’il s’agit d’aborder l’euthanasie ou le suicide assisté déjà se dressent le moralisme sulpicien, la métaphysique du bien-être programmé, s’abaissent les barrières du libre arbitre et surgissent celles de la sagesse.

19Sénèque écrit encore : « On doit compte de sa vie même aux autres ; de sa mort à soi seul : la meilleure est celle qui agrée. » Âgé de 64 ans, le philosophe pressent-il sa prochaine condamnation, un an plus tard ? Son propos à Lucilius concerne le suicide, mais lisons-le bien, il évoque aussi le suicide assisté et l’euthanasie en cas de maladie évolutive. Imaginons ce qui se déroulerait aujourd’hui : le philosophe pourrait rédiger ses directives anticipées (il le ferait), les inscrire dans son dossier médical (personne n’en tiendrait compte), militer pour les intégrer à sa carte vitale (un député l’a proposé, on ne l’a pas écouté), les renouveler à intervalles réguliers ou les annuler (il le pourrait). Presque tout est dans la loi.

20Mais si le même Sénèque était incapable de s’exprimer (AVC, coma traumatique, Alzheimer), comment défendrait-il son droit ? Sa famille hésitante, une personne de confiance introuvable, des soignants indécis ou sous influence, un dossier mal tenu, que deviendraient ses directives anticipées ? Tout est réuni pour qu’on ne tienne aucun compte de ses volontés.

21Seule une loi obligeant à respecter le choix du malade ou du patient, du citoyen donc, dépénalisant l’acte accompli par un tiers peut empêcher cette hérésie.

22Aucune loi n’est parfaite, mais dans ce domaine il convient d’abord de rejeter toute forme pharisienne de raisonnement.

23Prenons l’exemple du texte de 2005 qui incite à s’interroger sur les paradoxales indications des sédatifs dans les douleurs d’une maladie terminale.

24Il faut, écrit-on, une dose jugée active de sédatif pour calmer la douleur avec le risque de tomber dans l’euthanasie passive devenue un effet secondaire de la sédation.

25Posons la question :

26

« Où se situe la frontière entre l’euthanasie volontaire et la sédation profonde ?»

27Voilà un paradoxe pris au hasard qui fait fi non seulement des principes déontologiques mais aussi des préconisations légales. Aucune supercherie n’est tolérable, il n’existe aucun moyen objectif d’évaluer la souffrance physique et mentale d’un patient sous sédation importante. A t-il soif ? A-t-il faim ? A-t-il peur ?

28Au total, que penser des ces nouvelles réflexions sur la fin de vie en France récemment remises au président de la République ? Les auteurs insistent sur la nécessité d’appliquer les lois déjà énoncées, sur le rôle capital des directives anticipées avec création d’un fichier national, ils notent une réelle inégalité citoyenne face au problème de la fin de vie et appellent les professionnels de santé à un discours le plus cohérent possible. Mais l’ambiguïté règne, aucune prise de position n’apparaît. La société s’attendait à d’autres conclusions.

29Bien sûr, c’est la législation de l’euthanasie qui pose problème à l’Ordre des médecins, comment résoudre ce « double effet » métaphysique d’une part admettre qu’il y a une différence entre l’intention d’abréger la vie et celle de donner la mort, d’autre part l’obligation médicale de soulager la douleur à tout prix, même si ce soulagement provoque ensuite le décès ?

30Les récentes dispositions du code de déontologie, si elles ne présentent qu’une légère inflexion du discours sur la fin de vie de 2010, précisent qu’une assistance médicalisée (soins et mesures appropriées) doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments (art 38 – Code déontologie – 2012).

31Mais pourquoi ne serait-ce pas au citoyen d’en décider ?

32Même hésitation sur le suicide assisté qui n’est absolument pas prévu dans la loi proposée, seules quelques remarques sont préconisées en cas de juridiction envisagée (des exemples nombreux existent hors de France). Mais la liste des inconvénients et avantages d’une ouverture sur l’euthanasie et le suicide assisté ne permet pas encore de comprendre ce que désirent les profès en sagesse.

33Sur ce sujet, de nombreuses propositions ont été faites. Il serait intéressant de prendre en compte celle élaborée par l’association pour le Droit de mourir dans la dignité (ADMD) en 2011.

34À ce jour, nous ne sommes guère satisfaits de cette prolixité peu enrichissante. Le discours sacralisé affaiblit l’argumentaire, la laïcité n’y trouve pas sa place. Nous songeons que Pascal, en son temps, répétait que la dignité de l’homme est dans la pensée, que celui-ci doit être traité comme une fin en soi.

35Montesquieu avait une formule « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins », pourquoi ne pas ajouter que le meilleur législateur est celui qui légifère le moins comme l’indique notre confrère F.R Cerruti dans son ouvrage ? Il est certain que le sénateur Henri Caillavet avec sa proposition de loi en 1978, ouvrait une voie à cette question du droit de vivre sa mort selon sa liberté.

36En 35 ans, avons-nous avancé d’une manière conséquente ?

37Sans doute puisqu’à ce jour l’essentiel des textes est à conserver, mais il s’avère primordial d’y ajouter ce qui manque : un cadre légal respectant la liberté de décider de sa mort et protégeant ceux qui participent à cette décision.

38Cette approche éthique est la marque d’une volonté répondant à un engagement humaniste.

39Toujours Sénèque : « Je choisirai le navire sur lequel je dois embarquer, la maison où je dois loger ; je ferai de même pour ma mort quand je m’en irai de la vie. »

  • Références

    • Rappel des lois (1999 – 2002 – 2005)
    • Sénèque, Lettres à Lucilius, livre VIII.
    • Cerruti F-R, L’Euthanasie, Éd. Privat, 1987.
    • Pascal, Pensées.
    • Montesquieu, L’Esprit des Lois.
    • Rapport de la commission Fin de Vie en France, 2012.
    Lois (rappel) :
    1999 et 2002 : droits des malades en particulier pour refuser un traitement.
    Prise en charge de la douleur, accès aux soins palliatifs.
    2005 : la loi précise les mêmes droits et établit un certain nombre de procédures :
    • obstination déraisonnable,
    • dossier médical avec volontés du patient exprimées,
    • directives anticipées.

Date de mise en ligne : 01/02/2021

https://doi.org/10.3917/huma.299.0077

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