Humanisme 2013/2 N° 299

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Article de revue

Distinguons croyance et crédulité

Pages 70 à 74

Odon Vallet suit le cursus de l’ENA avant d’obtenir deux doctorats en droit et en sciences des religions, auteur de près de trente livres, il enseigne dans différentes Universités. Il a fait don d’un imposant héritage au profit de jeunes particulièrement défavorisés par le biais de la fondation Vallet dont la vocation est de les aider à poursuivre leurs études. C’est en sa qualité de spécialiste des religions qu’il répond à nos questions.

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1Humanisme : Quelle est votre définition du fanatisme ?

2Odon Vallet : Le fanatisme est une croyance sans doute. Pour qu’une croyance soit dépourvue de fanatisme, il faut qu’elle ne soit pas infaillible.

3Humanisme : Quelle relation établissez-vous entre les termes fraternité et fanatisme ?

4Odon Vallet : Le mot fraternité est introduit dans la Constitution française en 1848. Auparavant on ne parlait que de liberté et d’Égalité. La notion de fraternité vise à rassembler le peuple dans son ensemble. Ce fut la tentative de février 1848.

5Dès le mois de juin 1848 avec la deuxième révolution, on a vu s’affronter des groupes sociaux différents. En gros, d’un côté les ouvriers, de l’autre ce que les marxistes appelleront « les petits bourgeois ». Il s’agissait moins d’un problème de conviction que d’une question d’intérêt. Mais dans certaines circonstances exceptionnelles le problème des convictions retrouve toute son actualité.

6C’est le cas durant les guerres, l’union sacrée, par ailleurs, pendant la Première Guerre mondiale, a introduit la fraternité des tranchées, c’est-à-dire de ceux qui subissent les mêmes souffrances.

7Durant la Seconde Guerre mondiale, la Résistance a uni dans une même fraternité celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas (Honoré d’Etienne d’Orves et Gabriel Péri) selon la formule d’Aragon dans son poème La Rose et le Réséda. À ce moment là, la conviction de l’autre, fût elle détestée, devient secondaire. C’est ainsi que les communistes et les royalistes ont pu se retrouver dans la Résistance, ce qui est tout à fait exceptionnel.

8Humanisme : Comment expliquer que la plupart des religions ont à la bouche le mot amour et qu’à l’intérieur des religions il existe des schismes ?

9Odon Vallet : Le mot amour, surtout en français, est extrêmement vague. Pourquoi aimer ou ne pas aimer les huîtres ou les escargots ? Pourquoi aimer ou ne pas aimer Bach, Beethoven ? La notion d’amour est forcément subjective. Dans ces conditions, ce que les religions appellent amour ne peut être défini objectivement.

10En anglais, il y a deux verbes : to like et to love que rend le seul verbe aimer en français. En grec, il y a : eros et agapèc, l’un renvoyant à l’érotisme et l’autre davantage à la charité.

11On pourra toujours trouver une acception du mot amour qui convienne à la religion en sachant que l’amour n’est pas toujours très loin de la haine. « Je l’ai trop aimé pour ne le point haïr », écrit Racine dans Antigone. Les crimes passionnels succèdent aux plus grands amours.

12Humanisme : Ce que vous dites peut-il s’appliquer au sein même des religions ?

13Odon Vallet : Bien entendu.

14Humanisme : On dit souvent que l’homme a besoin de croyance, comment concevez-vous la croyance ?

15Odon Vallet : Il faut distinguer la croyance et la crédulité.

16On a toujours besoin de croire en quelque chose ou en quelqu’un par exemple, la confiance est nécessaire à l’activité économique. Le credo et le crédit sont deux mots de même racine.

17On croit pouvoir être utile – chacun le croit un peu « comme l’alouette au miroir » disait encore Aragon. J’y crois aussi, je vous l’avoue « comme l’alouette au miroir ». C’est-à-dire qu’il aurait voulu être utile, et parfois on s’aperçoit qu’on est utile, et en même temps si l’on croit qu’on est utile aux autres, est-ce qu’on est utile à soi-même ? Cela pose le problème du sens de la vie.

18La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie et si elle a une valeur, cette valeur doit s’incarner dans des croyances raisonnables.

19Humanisme : Pensez-vous que les religions permettent l’exercice de la pensée critique ?

20Odon Vallet : La critique vient du grec krisis qui signifie instant décisif, c’est-à-dire qu’il y a un moment où il faut effectivement trancher entre le bon et le mauvais, entre le juste et le faux. C’est un exercice fort délicat de la pensée critique mais sûrement pas un criticisme systématique. Un bon esprit critique doit s’éloigner du dénigrement.

21Le bon esprit critique, c’est l’évaluation. Nous devons évaluer et sans cesse réévaluer ce que nous faisons et ce que nous croyons.

22Humanisme : Les fanatiques s’opposent aux uns et aux autres et campent sur leurs positions. On peut donc en conclure que le régime fanatique est un régime où il n’y a pas de pensée critique. Qu’en pensez-vous ?

23Odon Vallet : Le fanatisme est irrationnel, passionnel et totalitaire tandis que l’esprit critique pèse le pour et le contre. Comme le disait encore Aragon : « Je me croyais libre sur un fil d’acier quand tout équilibre vient du balancier. »

24Il faut bien peser chaque argument pour bien penser. Peser, penser – les deux verbes ne faisaient qu’un à la Renaissance.

25Je crois effectivement que le fait de penser les arguments est l’exercice essentiel. Je pense à la dissertation de philosophie du baccalauréat par exemple ; or argumenter est l’exercice haï par le fanatisme qui ne voit de réalité qu’en noir et blanc et jamais en gris. Il ne voit les hommes qu’en bons et méchants, en cow-boys et en indiens, en victimes et en bourreaux et que dans le match entre le cow-boy et l’indien, les responsabilités sont peut-être partagées. Il suffit de voir les procès verbaux de gendarmerie lors des accidents de la route, il y a beaucoup d’accidents où la responsabilité est partagée, 50/50, 75/25.

26En d’autres termes, on ne peut pas toujours reporter la faute sur un système ou sur une personne. Ce que l’on appelle la responsabilité partagée est le fruit d’une bonne justice dans de nombreux cas.

27Humanisme : Le fanatisme religieux, est-ce de la pensée, existe-t-il une spécificité des fanatismes religieux?

28Odon Vallet : Il n’y a aucune spécificité, le fanatisme peut être athée comme le stalinisme. Le fanatisme peut se saisir de toute doctrine pour servir ses intérêts. Il y a eu un fanatisme hitlérien – néo païen – des croisés – des djihadistes.

29Le fanatisme peut se servir de tout, son but est de chasser la pensée complexe.

30Un jeune élève d’un CEG, dans le Nord du Bénin m’a nommé « ministre des Affaires compliquées ». Il voulait dire par là que l’Éducation nationale, c’est compliqué. Je lui ai répondu : « Tu as raison, et peut-être que je ne ferai pas mieux que le ministre de l’Éducation de ton pays mais vouloir régler un problème de manière radicale est irréfléchi. On tomberait dans le fanatisme. »

31Humanisme : Certains soutiennent que la globalisation est une sorte de fanatisme économique.

32Odon Vallet : Le libéralisme outrancier, c’est le fanatisme de l’argent, l’aveuglement des marchés, cela peut être vrai. Je crois qu’une économie bien tempérée a besoin de contrepoids, d’encadrement. Les individus, les groupes sociaux, les pays ne sont pas sur un plan d’égalité. Il peut y avoir en effet un fanatisme économique, les crises de ces dernières années l’ont montré. En même temps, on ne peut pas lutter contre ce fanatisme en choisissant la solution inverse, c’est-à-dire le refus du marché dont on a vu dans les États communistes qu’il ne fonctionnait pas.

33Parfois je dis que je suis communiste-capitaliste.

34Je constate qu’au Vietnam la politique est communiste et l’économie capitaliste, cela fait un contrepoids, certes imparfait, mais un capitalisme fondé uniquement sur le libéralisme est à mon avis profondément injuste.

35Celui qui l’a le mieux compris, à mon sens, est le général de Gaulle : il s’est toujours méfié de cet aveuglement du marché. Rappelons-nous cette phrase devenue célèbre : « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille. »

36Humanisme : Est-ce que toutes les religions sont humanistes et si elles ne le sont pas toutes, lesquelles ?

37Odon Vallet : Dans le mot humanisme, il y a un rapport principalement à la Renaissance, à la pensée d’Erasme et à un effort pour penser en dehors des divisions.

38Toute religion peut être humaniste ou anti-humaniste. On peut être musulman humaniste ; c’est, je le crois, le cas de la grande majorité des musulmans français ; seule une minorité est fanatique.

39On peut être chrétien humaniste,

40On peut être athée humaniste même si ce n’est pas plus facile que religieux humaniste.

41Il y a un très beau livre d’un père jésuite qui s’intitulait Le Drame de l’humanisme athée, mais on pourrait aussi parler du drame de l’humanisme juif…

42Humanisme : Voulez-vous ajouter quelque chose à propos de l’humanisme maçonnique ?

43Odon Vallet : L’humanisme maçonnique est peut être dans La Flûte enchantée de Mozart et aussi probablement dans l’œuvre démocratique et libératrice de nombreux américains comme Washington, Franklin, Bolivar…

44Mais c’est peut être aussi dans le travail des artisans et des artistes, maçons, charpentiers, peintres, sculpteurs qui ont bâti les cathédrales.

45Si les prêtres et les évêques avaient pu faire alliance avec les maçons et les charpentiers, on aurait sans doute évité la fracture entre anti-cléricaux et anti-francs-maçons.

46C’est un beau rêve.

47Humanisme : Il faut rêver de temps en temps. Dans vos propos, il y a quelque chose de subliminal. Vous parlez des charpentiers, des maçons, des tailleurs de pierres qui ont construit des édifices, imaginé des monuments à la gloire de l’humanité mais dont ils n’ont jamais vu l’aboutissement.

48Odon Vallet : Ils n’ont pas seulement œuvré par leurs mains mais aussi par leur pensée.

49C’est l’outil et le cerveau, c’est l’intelligence de la main.

Illustration Jean-Pie Robillot

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Illustration Jean-Pie Robillot

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