1Humanisme : Dans la grande matrice de la culture, il y a la poésie, mais est-ce que la poésie humanise encore les choses ?
2Jean-Luc Maxence : Oui, je m’entête à l’espérer ! J’aime me souvenir que le mot poésie vient du mot grec ancien poièsis qui provient du verbe poiein que l’on peut traduire par faire, créer. Ainsi, le poète ne fait pas que poétiser ou rêver. Le poète est créateur. Il explore et bouscule le dedans et le dehors de l’être humain pensant. Depuis toujours, il incite à la transformation. Et je songe alors au rôle joué, au siècle dernier, par René Char. Et d’autres noms me viennent, et pas seulement les noms de ceux qui furent résistants. Après 45, ils furent aussi légion les poètes qui ont humanisé les rapports entre leurs contemporains, qui ont contribué à incarner un authentique humanisme.
3Certes, il ne faut pas céder au vague bon sentiment, à l’optimisme de commande. Malheureusement, il y a quelques poètes qui ont détruit pour détruire.
4Quant à la poésie contemporaine de ce début de siècle (le xxie !), avec ses courants si divers et contradictoires, il n’est pas toujours facile de discerner faiseurs et véritables « soleilleux » comme le disait mon vieil ami Luc Bérimont !
5Quant à la « poésie maçonnique », elle le devient, maçonnique, quand elle ne le sait pas heureusement, parce qu’elle est souvent mauvaise quand elle veut l’être. Il ne suffit pas de plaquer des symboles style compas ou équerre dans un poème pour qu’il soit bon. À bien l’écouter, la poésie de notre décennie a souvent du mal à humaniser les liens, à les creuser davantage du côté de la Lumière, à rassembler, pas seulement ce qui est épars, ce qui est humain, mais aussi ce qui vaut la peine de vivre. Ce qui est souvent issu de l’humanisme…
6Sous prétexte de « post-surréalisme », la poésie d’aujourd’hui est parfois devenue incompréhensible à l’oreille du plus grand nombre !
7Et ses rapports avec l’Art royal ? Chacun sait qu’un André Breton s’est passionné pour l’Art royal, et Aragon aussi. Mais il faut faire aussi avec les mirlitons éternels et les mondains qui ne font guère avancer l’humanisme… Mais il faut tenir compte, par bonheur, d’une jeune génération moins « médiatiquement » consacrée et qui mériterait d’être connue davantage. Comment savoir, ici et maintenant, si l’on a affaire à un poète qui va jouer un vrai rôle social et spirituel ou philosophique ? Où sont-ils les nouveaux Aragon, les nouveaux Char, les nouveaux Michaux, les nouveaux Claudel, à la limite !
8Restons optimistes cependant. Oui, accueillir la venue de la poésie est une manière toujours inédite d’appréhender l’humain.
9Humanisme : Depuis 35 ans vous défendez la place de la poésie dans notre société et la quête initiatique présente au cœur de la poésie…
10Jean-Luc Maxence : À vingt-deux ans, j’ai publié mon premier recueil (première étape d’une longue quête ?) qui a été salué par Pierre Seghers notamment. Et le vieil Aragon m’a dit en substance « continue ». Il est de ceux qui m’ont soufflé l’élan vital, si j’ose dire. À vingt-deux ans, on se croit avec orgueil si vite au bout de son âge alors que le voyage commence à peine ! Et j’ai fondé une petite revue de poésie, ronéotée, (Présence et Regards) ce qui m’a permis par la suite de vivre la poésie au présent de l’indicatif et sur le fil merveilleux des rencontres (Jean-Louis Giovannoni, Ghislaine Amon, Guy Allix, Étienne Orsini, Bruno Thomas, et beaucoup d’autres !). La poésie est devenue mon panier à fraternité vivante, l’athanor toujours lumineux d’une loge mère !
11Humanisme : L’humanisme vit une nouvelle vigueur, alors que la poésie semble rester dans l’ombre ?
12Jean-Luc Maxence : C’est lié à un problème de forme, plus que de fond. Il nous a fallu, me semble-t-il, un certain temps pour digérer l’aventure surréaliste. Il faut encore la resituer dans une lignée, dans une logique intellectuelle. En ce début de siècle, après le structuralisme réducteur et l’OuLiPo ennuyeux, un virage est pris. C’est fait. On se refuse à être inféodé à quelques « écoles » que ce soit ! Naturellement, on renoue avec une poésie accessible pour tous. On distingue aussi bien les enfants de Jehan Rictus, de Jacques Prévert, de Jean L’Anselme, que les descendants de Saint-John-Perse ! La poésie populaire n’est plus l’ennemie de la poésie des psychologies de la profondeur ! La poésie est variée, plurielle, délivrée des « écoles » en « isme » et des universitaires rigides !
13Humanisme : Ce qu’il manque, aujourd’hui, c’est précisément la culture. Les gens vivent en général avec trois cents mots… Du coup, la poésie, ça devient compliqué si l’on n’a plus les mots.
14Jean-Luc Maxence : En effet. La grande question, en 2012, dans les cercles des « militants », c’est de savoir si la poésie doit être dite, et comment, chantée et où et par qui, ou clamée, déclamée, « slamée ». La poésie doit-elle garder Gutenberg ou passer par Internet ? De toute façon, s’il n’y a pas le minimum de mots pour comprendre, pour échanger la fraternité humaine, on est dans l’obscurantisme, dans la décadence. La poésie m’évoque les multiples bras d’un fleuve avant de se jeter dans la mer, bras très différents qui rejoignent le même océan, même s’il s’agit de l’océan de l’inconscient !
15Qu’on le veuille ou non, on a toujours des origines, des racines, une tradition, on dépend toujours d’archétypes ! Les poètes francophones sont nés de sources culturelles diversifiées et plus une culture s’appauvrit, moins on a de chances de savoir poétiser « écologiquement » le monde, moins on saura habiter la Parole pour en faire autre chose que de l’Ombre. Voilà la transformation salvatrice à mes yeux. Du dedans de soi vers le dehors, vers autrui. Toujours.
16Mais il demeure toujours une part d’énigme… Et je salue des poètes qui, avec très peu de mots, font de superbes poèmes de rébellion indispensable et d’autres qui ont une grande culture, souvent livresque, dans la tête mais qui ne sont pas de bons poètes.
17C’est vrai : la poésie est considérée comme quelque chose de mineur, chez nous, en 2012, mais tout peut très bientôt changer. De façon intuitive, en période de crise, on retrouve le feu des poètes ! Et l’incendie reprend vite ! Avec ou sans musique !
18Humanisme : Victor Hugo disait : « Défense de poser de la musique le long de mes vers ».
19Jean-Luc Maxence : C’est un vieux débat. De toute façon, j’aime cette phrase de Saint-John Perse : « Le poète est la mauvaise conscience de son temps. » Qu’importe le transmetteur, l’essentiel est que la poésie dans un porte-voix crie quelque chose d’essentiel pour l’Humain. Quand Aragon lui-même écrit un poème à la gloire de « son » Parti communisme d’antan, il a beau réécrire 33 fois « Mon parti », son poème reste indéniablement nul ! Seul importe l’individuation poétique, en somme !
20Humanisme : En art comme en poésie, il est extrêmement difficile de transmettre une méthode. Peut-on fabriquer un poète ?
21Jean-Luc Maxence : Je crois que ça touche au mystère. Ce qui dépasse sans doute l’homme, c’est l’inspiration. On ne peut la mettre en boîte rationnelle.
22On peut fabricoter un succès de salon, ou de mode, mais c’est le temps, en dernier recours, qui juge. Le talent n’est pas toujours invité sur les ondes ou ne bavarde toujours pas à n’en plus finir sur les réseaux sociaux ! Il ne se met pas « en blog » ou sur le premier site venu ! Je connais même des importants poètes d’inspiration maçonnique dont même nos obédiences ne parlent guère ! Ainsi viennent de disparaître, en catimini des loges, nos frères « numineux » Jacques Taurand et Michel Héroult…
23Humanisme : Outre la poésie, pour rester dans l’humain, vous avez écrit sur Jung, auteur difficile qui est resté longtemps, surtout en France, dans un étrange purgatoire.
24Jean-Luc Maxence : Presque en enfer ! On a trop caricaturé sa vie. On a essayé d’en faire une sorte de chaman collabo. Ce n’est pas le cas. Il faut consulter les textes. Jung a critiqué l’Allemagne nazie. Il était Suisse allemand, pas Allemand, pas nazi. D’ailleurs, ça n’est pas pour rien si les Américains lui demandèrent d’établir le profil psychologique d’Hitler et de dignitaires nazis. Heureusement, les faux procès s’éloignent, les béatifications arbitraires changent de paroisse : Jung n’est plus le mauvais larron de Freud !
25L’attirance pour l’œuvre et l’enseignement de C.G.Jung revient aujourd’hui au premier plan, me semble-t-il, d’une part parce que les religions monothéistes en ce début de millénaire font la guerre au lieu de l’amour et laisse le désespoir envahir l’âme du monde. Or, pour Jung, le besoin de religieux, de sacré est une part de l’Homme. Comme le désir, ou l’animalité. Avec Rudolf Otto, il appelle ça le « numineux » qui signifie ce qui nous dépasse et nous effraie dans le mystère d’être. Jung revient de son purgatoire, également parce que Freud a été très réducteur vis-à-vis de lui ! Évidemment, je veux bien croire que chaque individu est né de son inconscient, et que l’on est détruit, construit ou reconstruit à partir des refoulements de la libido sexuelle. Mais je devine mieux la perspective jungienne qui me semble plus large quand elle met en avant les symboles, les mythes, la « mythanalyse », le rôle des archétypes, l’inconscient collectif et ses conséquences.
26Et je songe aussi à la notion de « synchronicité » si chère à Jung ! La synchronicité, c’est la poésie sacrée et secrète du hasard, ce « nom pudique de Dieu » dit le poète ! Ou du Grand Architecte, pourquoi pas ?
27Humanisme : On croise le hasard objectif d’André Breton ?
28Jean-Luc Maxence : Tout à fait. Les surréalistes étaient d’ailleurs passionnés par la démarche d’ensemble de Jung, ce Jung qui était autant philosophe que patricien, et se voulait toujours stricto sensu scientifique. Cela n’empêcha pas d’ailleurs le psychanalyste Winnicot, l’inventeur de l’espace transitionnel, de traiter son collègue de Zurich cliniquement « fou », de psychotique !
29Humanisme : Pour comprendre de toute façon ce qu’avait d’insolite l’œuvre de Jung, il suffit de citer son bouquin sur les ovnis, « Un mythe moderne », paru en 1958…
30Jean-Luc Maxence : Que dit au fond Jung des soucoupes volantes ? Il dit « ça existe », puis « ça n’existe pas » et finalement « ça existe dans notre tête ». Ainsi, il pose la question du réel, de l’imaginaire et du symbolique avant la formule trinitaire de Jacques Lacan !
31Humanisme : Jung explore sans cesse le vaste territoire des inconscients et met en avant l’idée d’un processus d’individuation qui se rapproche d’une quête de type initiatique à parcourir pour chacun de nous.
32Jean-Luc Maxence : C’est bien cela l’idée force de mes trois livres « comparatifs » sur C.G. Jung et la franc-maçonnerie, y compris le dictionnaire. C.G. Jung suggère au fond que tout, ici bas, est holistique. Dans cet esprit, avec La loge et le Divan, j’explique que le profane accepte une « préparation », après et avant l’initiation, puis une autre en tant qu’apprenti, compagnon, puis maître et que l’on retrouve cet enchaînement en psychanalyse, de manière un peu différente. En psychanalyse, l’impétrant médite aussi dans un lieu secret. Dans le cabinet du praticien, il n’est pas question de dévoiler quoi que ce soit vers l’extérieur. Secret de la personne, secret du mal-être. C’est aussi cela l’éthique de l’analyse. En loge comme sur le divan, si on introduit la notion de secret, c’est qu’il y a peut être quelque chose à garder.
33Par ailleurs, dans le déroulement d’une psychanalyse, on retrouve l’idée de la neutralité bienveillante présente aussi dans la loge maçonnique. On y parle chacun son tour. On écoute l’autre qui parfois peut s’égarer mais finalement la parole partagée sert quand même à la réflexion commune. C’est un peu ça, aussi, la psychanalyse. Le psychanalyste écoute et guide un peu. Pour mieux se comprendre, en loge, c’est un peu la même chose. Le côté non directif qu’on trouve en analyse devient un supplément d’espace pour mieux accepter son inconscient, et, par ricochet, mieux comprendre son frère…
34Humanisme : … On retrouve là l’idée de passer d’une pulsion psychologique individuelle à une problématique collective. Idée « jungienne » s’il en est ?
35Jean-Luc Maxence : Jung a osé faire de l’antipsychiatrie avant la lettre ! Le mot fait peur aujourd’hui mais Jung considérait qu’il faut aller au bout de son trouble, de ses difficultés pour les surmonter. Il s’est intéressé au collectif car il n’était pas dogmatique comme Freud. Il s’est dit : « non, il n’y a pas qu’un inconscient pour chaque personne », ce qui l’a amené vers le concept d’inconscient collectif. Il y a une mémoire commune, mystérieuse, sacrée, de toute l’humanité en marche.
36Humanisme : Pour rester dans la notion d’inconscient collectif, comment situezvous l’égrégore ?
37Jean-Luc Maxence : L’Égrégore s’avère une notion typiquement maçonnique que l’on ne trouve pas dans les dictionnaires profanes ! C’est l’équivalent de la « communion des saints » de la stricte foi catholique.
38C’est le moment ou la Maçonnerie, d’où qu’elle vienne, qu’elle soit de type rationaliste ou religieuse, se permet de rencontrer l’inconscient collectif. C’est une représentation collective de la fraternité, symbolisée quand se forme la chaine d’union. Ce qui s’opère alors présente un aspect chamanique quand même, que l’on croit ou pas aux tables tournantes, aux ondes positives.
39Avec l’égrégore, les Frères en loge deviennent une équipe soudée, rassemblée pour le meilleur et pour le pire. Un avec plusieurs. Mais je m’efforce de ne pas oublier que Jung aimait à dire qu’à deux, vous améliorez un peu votre intelligence, mais qu’à cinq ou plus, vous devenez parfaitement imbécile. Méfions-nous toujours de l’effet mouton !
40Humanisme : Pour finir, selon vous, la Maçonnerie est-elle une culture ?
41Jean-Luc Maxence : Oui, c’est en quelque sorte une poésie incarnée et comme extraite du creuset des siècles. Voilà peut-être une culture archétypale.