Humanisme 2010/4 N° 290

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Article de revue

La science est-elle dogmatique ?

Pages 42 à 47

Face aux religions ou aux idéologies qui affirment des dogmes et souvent cherchent à les imposer, la pensée laïque leur oppose l’esprit critique, ou au moins la possibilité pour chacun de choisir librement celui ou ceux auxquels il adhérera.

Le dogmatisme en sciences

Illustration Jean-Pie Robillot [© Humanisme]

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Illustration Jean-Pie Robillot [© Humanisme]

1Ne pas être dogmatique, dans le langage courant, c’est refuser, par principe, tout argument d’autorité, tout principe considéré comme intangible. C’est la primauté de l’esprit critique sur toutes les certitudes, l’acceptation de toutes les remises en cause. Avec le rationalisme, auquel il est lié, c’est l’essentiel de l’esprit des Lumières, du moins ce qu’on en retient aujourd’hui. Mais est-ce pratiquement tenable ? On ne peut pas en permanence réexaminer toutes les affirmations sur lesquelles nous nous appuyons quotidiennement. Comment, en pratique, concilie-t-on ces exigences contradictoires ?

2En principe, le modèle d’un système non dogmatique, c’est la science. Cet exemple nous permettra de voir comment fonctionne un système qui se veut tel, et ses limites. En principe, tout peut y être critiqué et contesté. Tout scientifique admettra que les lois, les théories actuellement admises ne sont que provisoires mais il croira fermement à leur validité actuelle, tout en admettant qu’elles pourront être modifiées, voire abandonnées un jour.

3En fait, ça se produit rarement, au moins pour les lois les plus générales. Il faut avoir de bonnes raisons pour cela, mais personne n’osera soutenir que c’est impossible. Cependant, l’existence, et l’importance, de ces « bonnes raisons » imposent des limites au refus de tout dogmatisme. La critique est nécessairement encadrée.

4Dans chaque discipline, il y a des points : théorie, résultats empiriques, méthodes, qu’il est extrêmement difficile de remettre en cause, qui sont considérés comme suffisamment établis, vérifiés, pour qu’on puisse s’appuyer sur eux sans plus les discuter. C’est le « paradigme », notion que Kuhn a largement vulgarisée. Comme il l’a montré, la plupart des recherches n’ont pas pour but de le mettre à l’épreuve, de le critiquer ou de le modifier, mais d’enrichir les connaissances à l’intérieur du paradigme, en s’appuyant sur les concepts, les méthodes et les résultats préalablement admis et qui sont supposés avoir montré leur validité en assurant un cadre pour l’acquisition de nouvelles connaissances.

5Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contestation, pas de controverses, mais elles restent limitées, locales, et ne touchent pas aux fondements. Ces « dogmes » sont nécessaires. On ne peut pas faire en permanence comme si on ne savait rien et tout reprendre à zéro C’est pourquoi il arrive qu’on conserve un paradigme malgré des résultats empiriques qui l’infirment, en attendant que ces difficultés soient surmontées.

Les changements dans la science

6Cependant, des innovations profondes apparaissent, il y a même des révolutions scientifiques qui remettent en question ces dogmes et les modifient, voire les remplacent.

7En physique, on s’accorde pour estimer que l’apparition et l’acceptation de la théorie de la relativité et celle de la théorie quantique ont constitué des révolutions, modifiant profondément des aspects aussi fondamentaux que l’espace et le temps pour la relativité et le déterminisme pour la théorie quantique. Mais si leur adoption par la communauté concernée a été relativement rapide, c’est que, dans chaque cas, la nouvelle théorie maintenait les acquis des théories précédentes tout en les considérant autrement. Selon le point de vue, il s’agit de discontinuités radicales, ou du maintien des acquis précédents. Les deux à la fois. Une théorie qui aurait fait table rase de tous ces acquis aurait été certainement refusée, peut-être même pas examinée.

8Toutes les révolutions scientifiques ne sont pas aussi brutales, elles n’introduisent pas nécessairement une coupure dans le développement de la discipline. On peut dire que l’apparition de la biochimie, avec ses conséquences sur la génétique, a constitué une révolution en biologie. Toutefois, il n’y a pas eu de véritable rupture, tous les acquis précédents ont été conservés tels quels, tout au plus les a-t-on jugés moins importants.

La nécessité des dogmes

9L’historien des sciences et philosophe Alexandre Koyré a montré qu’à la veille de la révolution copernicienne et galiléenne on était d’une grande crédulité. Le paradigme aristotélicien était abandonné, le nouveau n’était pas encore apparu. On était alors dans une période exceptionnelle où il n’y avait pas de point de vue solide et dominant. On n’avait aucune base pour refuser n’importe quelle affirmation, quelque invraisemblable qu’elle fût.

10Si on refuse le scepticisme systématique, qui est stérile, on est obligé de s’appuyer sur des convictions que, peut-être provisoirement, on ne mettra pas en cause. On peut les appeler de façon provocatrice, des dogmes, comme je l’ai fait plus haut. Sans eux, au nom de quoi refusera-t-on n’importe quelle affirmation ? Tout au plus, si ce n’est pas trop invraisemblable, demandera-t-on une vérification empirique. Mais à l’inverse j’ai entendu plusieurs fois des physiciens déplorer qu’il n’y ait actuellement aucune raison de mettre en cause le « modèle standard » actuellement admis. Ce serait excitant de pouvoir le faire.

11Si je prétends être capable de léviter à quelques mètres au-dessus du sol et y rester immobile sans aucun appui ni aucun appareil, au nom de quoi refusera-t-on mon affirmation ? Le fait qu’on n’ait jamais vu un être vivant le faire n’est pas un argument convainquant : nous constatons presque tous les jours la réalité de nouveautés, techniques ou autres. Si l’on n’est pas convaincu de la validité universelle des lois de la mécanique (même si en fait on les connaît mal), que me répondra-t-on si j’affirme avoir acquis cette possibilité grâce à une pénible initiation auprès d’un sage d’un pays lointain ? Il faut des convictions solides pour rester sceptique, être convaincu que les lois de la mécanique ne souffrent pas d’exception et qu’il n’y a pas d’autres forces que celles de la physique. Mais d’aucuns diront que ce refus est le signe de l’étroitesse d’esprit des scientifiques, fermés à tout ce qui n’est pas prévu et expliqué par eux, incapables d’admettre qu’il puisse exister autre chose que ce que connaît la science actuelle et même qu’elle ne peut connaître avec ses méthodes rationnelles. Il y a donc une relation qu’on peut appeler dialectique entre dogmatisme scientifique et critique, à la fois contradictoires et liés : la critique s’appuie sur les dogmes et ceux-ci sont légitimés par la possibilité, en principe, de les critiquer. Mais cette relation n’est pas générale : dans d’autres champs, il est évidemment des dogmatismes qui excluent toute critique.

Les dangers des dogmes

12Évidemment, l’attachement à un paradigme présente des inconvénients : on peut ne pas « percevoir » ce qui lui est contraire, ou considérer qu’il s’agit d’erreurs, d’artefacts dus à une technique inadaptée, d’observations mal interprétées, ou trouver des explications ad-hoc qui sauvent le dogme. On risque de ne pas voir ce qu’on ne cherche pas, même s’il est là.

13Il arrive qu’il y ait des rejets sans examen d’affirmations évidemment contraires au paradigme. Ceux qui reprochent à la science son dogmatisme (pris cette fois de façon péjorative) et qui fustigent la « science officielle » citent volontiers, comme exemple particulièrement révélateur, les réactions au livre de Vélikovsky, Mondes en collisions, paru en 1954, qui soutenait qu’une catastrophe cosmique s’était produite il y a un peu plus de 2000 ans, expliquant certains évènements relatés dans la Bible. Devant le succès du livre, la réaction des astrophysiciens a été un rejet radical immédiat. L’un d’eux même a affirmé qu’il n’avait pas besoin de lire le livre, que les résumés parus dans la presse lui suffisaient pour conclure que ce que décrivait Vélikovsky était impossible. Selon les lois de la mécanique, le système solaire n’aurait pas pu retrouver aujourd’hui l’état d’équilibre que nous lui connaissons. Mais il a encore ses partisans qui critiquent l’étroitesse d’esprit des scientifiques.

14Le créationnisme est, lui aussi, rejeté : on estime disposer de suffisamment d’observations empiriques et de bases théoriques pour considérer que la théorie de l’évolution est solidement étayée et pour qu’on s’y tienne, malgré les difficultés qu’elle présente et que mettent en avant les créationnistes.

15Il y a des domaines, des catégories de phénomènes, qui sont exclus a priori du champ scientifique reconnu, par exemple la télépathie et les phénomènes apparentés, ceux qu’on appelle « paranormaux ». Mais cela n’a pas toujours été le cas. Au début du XXe. siècle, le prix Nobel de médecine Charles Richet avait créé un Institut de méta-psychique pour les étudier, et d’autres chercheurs reconnus s’y sont intéressés. Devant l’absence de résultats probants et de nombreux cas de fraude avérés, on a conclu que ces phénomènes n’existent pas. Ces recherches ont été peu à peu abandonnées, et maintenant aucun scientifique qui tient à l’estime de ses pairs ne saurait s’y intéresser. D’ailleurs, elles ne trouveraient aucun financement des organisations scientifiques reconnues. Il y a des limites à l’acceptable pour les scientifiques.

16Néanmoins, malgré l’anathème jeté sur eux, les créationnistes obtiennent que des citoyens américains votent pour qu’on enseigne leur point de vue dans des écoles secondaires à égalité avec la théorie de l’évolution, les journaux publient des horoscopes, l’homéopathie est florissante, les voyantes gagnent bien leur vie, de nombreux sites Internet défendent la mémoire de Vélikovsy et ses thèses.

17On se méfie de la « science officielle », ses arguments sont loin de convaincre tout le monde. On peut déplorer la persistance de ce refus de la rationalité ou au contraire se réjouir de constater que, malgré de grands efforts, la science n’ait pas le monopole de la connaissance et des visions du monde.

18Ainsi, un paradigme fonctionne à l’intérieur d’une communauté en fournissant un cadre de pensée et de recherche commun et à l’extérieur en excluant des affirmations considérées comme non scientifiques et injustifiées.

Que peut-on dire des sciences de l’homme ?

19Toutes ces considérations s’appliquent aux sciences de la nature, ce qu’on appelle souvent les sciences « dures ». La situation est radicalement différente dans les sciences de l’homme. Dans aucune discipline il n’y a une théorie, un paradigme dominant. Dans des secteurs limités, il arrive qu’une théorie, plus souvent une méthode ou une catégorie de problèmes, s’imposent mais y restent confinés, les autres secteurs les ignorant plus que les critiquant.

20En psychologie, la distance entre psychologie clinique et « expérimentale » ou « objective » est telle que leurs tenants ne peuvent même plus polémiquer et, quand ils doivent cohabiter dans la même institution, ne se parlent que pour régler des problèmes administratifs. En sociologie, une opposition du même genre existe entre sociologues « qualitatifs » et « quantitatifs », ou entre ceux qui cherchent l’explication et ceux qui poursuivent la compréhension. Dans plusieurs domaines, l’ « analytique » s’oppose au « holisme ».

21Ces oppositions sont anciennes et se perpétuent. Des groupes qui partagent le même paradigme fonctionnent souvent en circuit fermé, leurs membres se citant les uns les autres et ne citant qu’eux. Il y a bien des paradigmes, mais ils sont locaux.

22Deux explications peuvent être envisagées pour cet état des choses. Selon un point de vue, cette situation n’est que provisoire. Les sciences de l’homme seraient dans un état « pré-paradigmatique », pour reprendre une expression de Kuhn, comme l’étaient les sciences de la nature avant le XVIe. siècle. Une révolution scientifique se produira, les unifiant et élaborera des concepts et une vraie théorie qui s’imposeront à tous. Pour cela, il faut adopter la démarche qui a fait ses preuves dans les sciences de la nature, principalement l’expérimentation.

23Pour d’autres, la différence est plus profonde. L’homme est un produit d’une histoire et d’une culture, d’influences complexes. Chercher à énoncer des lois générales est impossible. Toute expérience, toute enquête ou tout autre méthode comprend des exceptions à ce qu’on peut dégager comme tendance majoritaire, d’où la nécessité de recourir à des techniques statistiques. Néanmoins, des prévisions sont possibles, des régularités peuvent être mises en évidence. Néanmoins, ces exceptions font que la fonction d’exclusion que nous avons vue dans les sciences de la nature, et qui peut être le fondement d’une critique, ne peut pas intervenir dans les phénomènes humains. Il est impossible de prétendre qu’une conduite particulière, aussi bizarre soit-elle, est impossible.

24Souvent, d’ailleurs, on se contente de mettre en évidence l’existence d’un phénomène, sa possibilité, sans exclure que d’autres soient aussi possibles, même plus rares. Quand le sociologue et anthropologue M. Mauss étudie le don, il montre que celui-ci existe dans certaines sociétés, et que les comportements utilitaristes et les échanges commerciaux ne sont pas les seuls possibles. S. Milgram, dans des expériences célèbres, a montré que l’obéissance à l’autorité pouvait varier en fonction de certains facteurs, comme l’insistance sur le caractère scientifique de la situation. Mais ce qui en est retenu, aussi bien dans les exposés destinés au grand public que dans les manuels de psychologie sociale, c’est que des gens « normaux » sont capables de torturer un de leurs semblables.

Les sciences de l’homme doivent-elles être différentes des sciences de la nature ?

25Un clivage fondamental existe donc entre ceux qui prennent comme modèle les sciences de la nature, ses méthodes et sa conception de la causalité et ceux qui soutiennent que l’humain et le social doivent être étudiés par des méthodes spécifiques, tenant compte, par exemple, que les individus agissent en fonction d’intentions, concept qui n’a pas d’équivalent dans les sciences de la nature, et pas (ou pas seulement) déterminés par des causes. Mais il ne faut pas oublier que l’être humain est aussi un organisme biologique, et donc devrait pouvoir être étudié comme tel. Où mettre la limite ? Quels sont les aspects des conduites humaines qui relèvent de méthodes naturalistes et ceux qui demandent des approches spécifiques ? Quel rôle peuvent jouer l’introspection et le fait que nous pouvons nous mettre à la place des autres et avoir l’impression de les comprendre ? Ces méthodes particulières, qui se veulent adaptées à l’objet « homme », peuvent-elles fournir des connaissances valides et partageables, ou seront-elles irrémédiablement entachées de subjectivité ? Même les plus convaincus de la nécessité d’un dualisme des méthodes ne traitent qu’au coup par coup du problème des limites de chacune.

26Ces questions sont posées depuis la fin du XIXe siècle et les réflexions qu’elles peuvent susciter n’ont guère avancé depuis, peut-être parce que ce sont nos conceptions de ce qu’est l’humain qui sont en jeu. C’est une question fondamentale pour les sciences de l’homme, et elle n’est pas scientifique. Le dogmatisme, même tempéré comme dans les sciences de la nature, n’y est pas encore de mise.

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