Humanisme 2010/3 N° 289

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Article de revue

Presse : le mythe de l’indépendance

Pages 41 à 46

Au début des années 1980, Michel Jobert, alors ministre du Commerce extérieur dans le gouvernement Mauroy, se rend aux Etats-Unis et donne une conférence de presse à Washington. Relancé par un journaliste qui repose dans un français parfait, la question à laquelle il ne veut pas répondre, il signifie sèchement son agacement. Décontenancé, son interlocuteur, rédacteur en chef parfaitement bilingue d’un hebdomadaire américain, vient le trouver à l’issue de l’exercice pour lui exprimer son étonnement devant une attitude incompréhensible aux États-Unis. « Je vous prie de m’excuser, répond sans ciller le ministre, je vous avais pris pour un journaliste français ».

1Cette anecdote illustre mieux qu’un long discours les relations qui existent entre la presse et le pouvoir, et même les pouvoirs. Les choses n’ont guère changé en trente ans, elles ont même empiré. Michel Jobert, personnage atypique mais qui a montré tout au long de sa carrière son attachement à la République dans les fonctions ministérielles et administratives qu’il a occupées, était loin de ces démagogues qui ne supportent la presse que quand elle est à leurs ordres. Mais, en France, l’indépendance de ce que l’on nomme bien abusivement le « cinquième pouvoir » est un des thèmes favoris de la classe politique et des journalistes, sa pratique, d’ailleurs, n’est jamais vraiment rentrée dans les mœurs.

L’indépendance du « cinquième pouvoir » ?

2Les plus intransigeants défenseurs de l’éthique d’un métier dont l’activité, si l’on en croit ses thuriféraires, nécessite un cloisonnement strict entre les acteurs et les observateurs, sont d’ailleurs souvent réalistes. « Mon général, si un jour Le Monde cessait de vous amuser, si vous le considériez comme un obstacle à la politique que vous estimeriez indispensable pour le salut du pays, il vous suffirait de me le dire. Ou plutôt de me l’écrire, j’en tirerais les conséquences », écrivait en 1958 Hubert Beuve-Méry au futur président de la Ve République. Certes, le fondateur et directeur du Monde donnera par la suite de nombreuses preuves de son indépendance de jugement et affrontera, lors du conflit algérien notamment, les foudres du pouvoir. Mais cet extrait montre dans quel état d’esprit, le plus intègre des journalistes français envisageait son rôle.

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Illustration Jean-Pie Robillot

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Illustration Jean-Pie Robillot

4Que dirait-il aujourd’hui alors que Le Monde, fleuron de la presse française, « journal de référence », comme aiment à le dire ses lecteurs et surtout ses journalistes, victime à son tour de la crise économique frappant la presse, a vu son directeur pratiquement « convoqué » par le président de la République qui lui a fait part de ses désirs pour un éventuel rachat. Qu’importe la teneur des discussions qui ont pu avoir lieu, nous n’en étions pas témoins, et l’issue de la transaction, une telle intrusion dans les affaires de la presse ne serait ni possible ni envisageable dans un autre pays démocratique.

5La France constitue à cet égard une exception qui a de fâcheuses conséquences. La sujétion des journaux aux intérêts économiques et politiques est si bien établie que le capitalisme de presse, tel que les groupes Prouvost ou Hersant ont pu l’incarner, a pratiquement disparu de notre pays pour ce qui concerne la presse dite nationale.

6Des industriels, Bernard Arnault, Arnaud Lagardère, Serge Dassault ou autre Edouard de Rothschild, actionnaire principal de Libération, créé par des militants maoïstes, ont investi le champ des médias. Un phénomène qui touche également la presse audiovisuelle, Bouygues s’emparant de TFI ; Bolloré toujours à l’affût. Certes, ces nouveaux amis de la presse n’ont pas pour objectif de perdre de l’argent et leurs investissements pourraient aider au renouveau d’un secteur en perdition dans tous les pays industrialisés. Mais la plupart du temps, ils souhaitent également que la « danseuse » qu’ils ont acquise à grands frais défende également des idées, voire des projets qui leur sont chers. Ainsi Serge Dassault – la presse est un véritable virus dans la famille, son père, Marcel, avait déjà créé un éphémère quotidien – avait-il déclaré aux rédacteurs du Figaro en septembre 2004 lorsqu’il avait acquis la Socpresse qui l’éditait : « Je souhaiterais dans la mesure du possible, que le journal mette plus en valeur nos entreprises. J’estime qu’il y a quelquefois des informations qui nécessitent beaucoup de précautions. Il en est ainsi d’articles qui parlent des contrats en cours de négociation. Il y a des informations qui font plus de mal que de bien. Le risque étant de mettre en péril des intérêts commerciaux ou industriels de notre pays. »

La presse : une industrie légitimée par ses ventes

7Il est difficile d’être plus clair et plus franc. Autant dire que dans un tel contexte, la marge de manœuvre des journalistes est fortement limitée quels que soient leur bonne volonté ou leur désir de faire comme certains aiment à le dire leur travail « d’investigation ».

8La « liberté » de la presse et donc celle des journalistes s’inscrit de toutes façons dans un cadre beaucoup plus étroit que celui communément admis et salué avec lyrisme dans les discours. Le journalisme est un métier protéiforme pratiqué par des individus qui n’ont pas grand-chose en commun. L’humble « localier » qui relate les événements de son département, de l’ouverture de la chasse au bal des pompiers sans oublier les innombrables commémorations qui scandent la vie quotidienne des bourgades, a la même carte de presse que les présentateurs de la télévision. Il n’a en revanche ni leur notoriété, ni leur mode de vie, ni leurs relations, ni leurs décorations même s’il accomplit souvent sa tâche avec autant,sinon plus d’honnêteté.

9La presse est d’abord, n’en déplaise à ceux qui se drapent dans la posture des intraitables défenseurs de la « Vérité », une industrie qui tire ses ressources et sa légitimité de ses ventes. Il n’y a que dans les états totalitaires que l’achat, sinon la lecture, des journaux est obligatoire. L’effondrement de la diffusion de la Pravda et autres Izvestia a accompagné celui du régime soviétique russe. L’image flatteuse et sympathique du courageux reporter indépendant véhiculé par Tintin ou Rouletabille et incarné entre les deux guerres par Albert Londres n’existe guère plus. Seuls quelques journalistes indépendants, tel Pierre Péan, peuvent vivre de leur travail parce que le sérieux de leur recherche leur permet de trouver des lecteurs et donc des éditeurs pour mener à bien leurs enquêtes. Quelques expériences marginales et sympathiques, le trimestriel XXI entre autres, tentent de maintenir la tradition du « grand reportage » en sortant des circuits de distribution classiques, mais l’essentiel de l’activité de la presse s’inscrit dans un cadre industriel et les lois de la concurrence.

10La presse d’opinion qui constituait une autre branche naguère florissante, a quasi disparu. À l’exception du Canard Enchaîné, toujours bien vivant, la presse satirique bat de l’aile. L’absence de publicité pèse lourdement sur les journaux qui refusent ce « partenaire » devenu au fil des ans envahissant au point de représenter la majorité des ressources des médias.

11Dans ce climat de crise qui touche, au-delà de la France, tous les pays à tel point que de nombreux experts en viennent à se poser la question de la viabilité du modèle économique de la presse écrite, l’attrait des jeunes pour le journalisme ne semble pourtant pas faiblir. En France, la profession a triplé ses effectifs entre 1960 et 2000. Le nombre de cartes de presse atteint aujourd’hui près de 30 000. Quelle idée se font ces aspirants du métier et que cherchent-ils ? Comme nous l’avons dit, la diversité des modes d’exercice de la profession ne peut pas constituer un modèle. Lorsqu’il entreprend des études de médecine, quels que soient les concours réussis, le carabin sait confusément que son activité aura comme finalité la santé. L’apprenti journaliste veut-il commenter des matches de football, des émissions littéraires, travailler dans un site Internet, dans un journal professionnel, devenir grand reporter, éditorialiser confortablement installé dans un fauteuil ?

12En France, l’absence d’exigences en matière de diplômes, rend la profession ouverte à tout un chacun. Un avantage : les esprits curieux qui n’ont pas forcément le goût des études, mais possèdent une facilité d’observation et d’expression, se révèlent quelquefois de bons journalistes. Un inconvénient : le népotisme et le « piston » peuvent faire de n’importe quel « fils d’archevêque » un journaliste au bon vouloir des employeurs.

13Les dérapages nombreux que la presse a connus ses dernières années et qu’il serait trop long de citer, de l’affaire d’Outreau, Patrice Allègre, la fausse victime d’agression antisémite pour ne parler que des faits-divers, les « bidonnages », fausses interviews, plus grave encore la condamnation d’un journaliste célèbre pour des faits avérés de corruption qui ne sont suivis d’aucune sanction, ont entraîné la méfiance de l’opinion pour une presse écrite de moins en moins lue.

Le journalisme : responsabilité et démocratie

14Les responsabilités sont multiples. Les responsables éditoriaux dans leur quête de lecteurs ont depuis longtemps jeté aux orties le précepte d’Hubert Beuve-Méry selon lequel « les faits sont sacrés, l’opinion est libre ». Pour complaire à leurs responsables, par gloriole, pour ne pas contrecarrer les désirs des annonceurs, par fainéantise, pour toutes sortes de raisons humaines, certains journalistes abdiquent. « La liberté, cela n ‘existe pas, il n’y a que des hommes libres », a écrit Max Stirner dans une formule qui pourrait s’appliquer à l’exercice du journalisme. Le délicat équilibre entre la liberté irresponsable qui ferait écrire contre son lectorat et le mensonge qui conduit à suivre passivement ses préjugés et a priori, est un exercice délicat. Et ce, d’autant plus que la composition sociologique des « grands », c’est ainsi qu’ils se nomment, journalistes les éloignent de plus en plus de l’opinion. « Les conditions d’existence déterminent, en dernier ressort, la conscience », a écrit Marx. Comment ne pas y penser lorsque l’on entend vitupérer à la télévision ou dans les colonnes des journaux les commentateurs contre ceux qui refusent la « logique économique ». On se souvient, en écho au débat actuel, de la fièvre qui s’était emparée des médias contre la grève des cheminots en 1995 pour protéger leur système de retraite. Un journaliste de TF1 qui se présentait, se présente encore sans doute, comme un homme de gauche s’était exclamé « Juppé a marqué sans doute un point celui du courage politique. Mais il joue à quitte ou double face à un mouvement où les fantasmes et l’irrationnel brouillent souvent les réalités. » Comment un présentateur qui gagnait, sans les « ménages » qu’octroie la notoriété, plus de 450 000 euros par an pouvait-il ressentir la moindre empathie pour ceux qui venaient déranger son confort personnel ? Le débat reste aujourd’hui encore plus d’actualité au milieu des soubresauts d’un système économique en crise.

15Par ailleurs, la course à l’information derrière des sites Internet qui peuvent se libérer de toutes les lois « déontologiques » de la profession, dont l’indispensable vérification des sources, semble perdue d’avance pour ceux qui rêvent encore d’un traitement simplement honnête des faits.

16Pour autant, la presse n’est pas responsable des errements d’une société dont elle n’est que le reflet. Peut-être faudrait-il d’ailleurs qu’elle accepte son rôle modeste mais indispensable d’informateur et quitte celui de redresseur de torts ou de Savonarole qu’elle endosse trop souvent. Le mythe du « journaliste d’investigation » qui, pour n’avoir aucun pouvoir de justice ou de police, est tributaire de celui qui veut bien l’informer, n’est peut-être pas le plus fécond pour rétablir la confiance dans une profession dont certains membres ne peuvent se contenter de leur rôle d’observateur. Une démocratie ne fonctionne que si les pouvoirs s’équilibrent sans abus.

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Illustration Jean-Pie Robillot

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Illustration Jean-Pie Robillot


Date de mise en ligne : 01/02/2021.

https://doi.org/10.3917/huma.289.0041

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